«Sainte Russie» au Louvre sera l'exposition-phare de l'année France-Russie 2010. Elle dévoile l'immense patrimoine de l'art russe et son inspiration dans la foi orthodoxe venue de Byzance il y a un millénaire. Icônes, iconostases et trésors de cathédrales s'offriront au regard des visiteurs jusqu'au 24 mai. Il n'existe pas de meilleur témoignage de la vitalité de la foi orthodoxe dans l'histoire et la culture depuis l'évangélisation de la Russie jusqu'à Pierre le Grand au XVIIIe siècle, terme de cette exposition. Une vitalité qui n'a pas disparu. Elle possède au contraire, avec toutes ses ambiguïtés, les traits d'un renouveau inattendu, stupéfiant et inquiétant.
Vingt ans après la chute de l'empire communiste, dans un pays qui a chassé de sa Constitution (1993) toute idéologie officielle, l'orthodoxie est revenue au cœur de l'identité nationale. Après une persécution de soixante-dix ans, sans égal dans l'histoire du christianisme, l'orthodoxie, comme la langue russe, est perçue avec sympathie comme l'élément qui assura la continuité historique d'une nation tourmentée. Elle reste l'un des ferments de cohésion et d'unité dans un pays troublé et divisé.
Les persécutions soviétiques
La «Sainte Russie» a payé un lourd tribut à la folie des hommes. Le programme bolchévique après la Révolution est celui du «dépérissement de la religion»: églises, monastères et séminaires sont fermés. Tout enseignement religieux est interdit. La hiérarchie collabore avec le pouvoir soviétique ou elle est éliminée. On compte les martyrs par dizaines de milliers: procès et exécutions de masse en 1922-1923; destruction du christianisme rural et déportation du clergé en 1928-1934; grandes purges staliniennes en 1937-1938. Une relative normalisation intervient après la Seconde guerre mondiale. Des évêques et des prêtres rentrent de déportation. Mais la persécution reprend sous Khrouchtchev de 1960 à 1964. Nombre d'églises sont de nouveau fermées. Le contrôle du patriarcat de Moscou, autorité suprême de l'Eglise orthodoxe de Russie, passe directement entre les mains d'un organe du gouvernement.
La renaissance s'ébauche dans les années 1980 sous l'effet de la perestroïka. Le millénaire du «baptême de la Russie» est célébré en grandes pompes en 1988. La réorganisation de l'Eglise russe est facilitée par la levée progressive des contrôles politiques. Paroisses et monastères rouvrent en nombre. Les baptêmes se multiplient, comme les associations et les revues orthodoxes. La loi sur la liberté de conscience du 1er octobre 1990 satisfait la plupart des demandes de l'Eglise. Celle-ci se met à investir tous les secteurs de la société civile, crée des écoles, des aumôneries, des services sociaux, récupère ses propriétés, restaure et reconstruit des centaines d'églises et édifices de culte qui, à l'époque communiste, avaient été reconvertis en «musées de l'athéisme».
Orthodoxie sociologique
Vingt ans après, le bilan de cette restauration est impressionnant. Il ne restait que 16 monastères en Russie après la terreur khrouchtchévienne: ils sont 453 aujourd'hui. On est passé de 1.200 moines et moniales à 13.000; de 6.600 prêtres à 22.000; de 3 séminaires à 75, etc. On ne compte pas les académies de théologie, les «écoles du dimanche» (catéchisme), les orphelinats tenus par l'Eglise. Selon les sondages, 90% des Russes se disent orthodoxes. Ils continuent de se faire baptiser et se marient religieusement, mais leur pratique régulière à l'église, le dimanche, est aussi faible qu'en France, en dehors des jours de fêtes religieuses. L'orthodoxie est un marqueur identitaire, une religion d'appartenance plus que de pratique.
Après une rupture brutale, on assiste donc au retour à une «orthodoxie sociologique», comme on disait autrefois que la France était un pays sociologiquement catholique. Mais alors que les sociétés modernes et laïques cantonnent la religion dans l'espace privé de la conscience individuelle ou familiale, en Russie la religion orthodoxe s'affiche partout dans la sphère publique. On ne compte plus les émissions religieuses à la télévision. Dans les manifestations officielles, les représentants de la hiérarchie orthodoxe, notamment le patriarche Cyrille élu il y a un an, et sixième personnage de l'Etat, sont toujours présents. De leur côté, les autorités politiques, de Boris Eltsine à Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev, fréquentent les églises et cathédrales les jours de fête, soit par conviction personnelle, soit pour s'y faire filmer par les caméras.
L'ingérence de l'Eglise dans les affaires de l'Etat
La coopération entre l'Etat et l'Eglise a atteint en Russie un point qu'on peine à imaginer dans un pays de «séparation» comme la France. Selon la Constitution, la Russie est un Etat laïque et pluriconfessionnel. Dans la réalité, l'Eglise orthodoxe est présente à tous les niveaux de l'Etat, au point de lasser une partie de l'opinion et d'animer des courants laïques, qui ne sont pas tous des repaires d'anciens communistes. Ces courants critiquent la cléricalisation de la société russe et l'ingérence de l'Eglise dans les affaires de l'Etat. Le patriarcat de Moscou reste sourd et revendique toujours plus d'avantages dans le domaine fiscal, réclame la restitution complète du patrimoine religieux ancien, l'institution d'aumôneries militaires, l'introduction à l'école publique d'une discipline de culture orthodoxe, etc.
Personnalité d'envergure, réputé ouvert et moderne, le nouveau patriarche Cyrille fait franchir un cap supplémentaire à cette collaboration de l'Eglise et de l'Etat. Dans un discours prononcé le 29 décembre 2009 devant l'Académie russe de la Fonction publique, il a revendiqué pour l'Eglise le droit à «l'expertise morale» de tous les programmes politiques, économiques, culturels et sociaux. Le principe de laïcité n'exclut pas, plaide t-il, un mode de relations entre l'Eglise et l'Etat qui, à la fois, respecte la liberté de conscience et assure une participation active de la religion à la vie sociale.
Cette participation est souhaitée par l'Eglise — autant que par l'Etat — dans des domaines comme l'éducation morale de la jeunesse, la lutte contre la drogue et l'alcoolisme, le sort des détenus, la conservation du patrimoine culturel, etc. Eglise et Etat sont également associés dans le maintien de l'influence russe à l'étranger dans les pays de diaspora: l'Etat vient d'acquérir dans le septième arrondissement de Paris, à l'angle du quai Branly et de l'avenue Rapp, l'ancien siège de Météo-France, appelé à devenir une cathédrale, un séminaire et un centre culturel russes.
Des sommets de confusion entre orthodoxie et nationalisme
Cette situation soulève inquiétude et contestation. Un pays comme la France connaît trop bien les pièges de l'alliance du trône et de l'autel. Il est facile de mesurer les avantages que l'Etat russe peut tirer d'un tel soutien de la part d'une Eglise qui est massive, populaire et s'identifie à ses idéaux patriotiques. En l'absence de toute idéologie officielle, le mouvement Russie Unie, parti majoritaire, souhaite que l'orthodoxie bénéficie d'un statut reconnaissant sa place dans l'histoire, la culture et la société.
Mais on ne peut éviter de s'alarmer sur les risques de manipulation et d'instrumentalisation pour une Eglise qui n'a plus l'indépendance et la liberté de parole qui lui permettraient de remplir sa mission dans un pays où les médias sont verrouillés, où des journalistes et des opposants sont assassinés, où la corruption fait des ravages, où le criminalité bat des records. La confusion entre orthodoxie et nationalisme atteint des sommets dans un pays où la démocratie est encore mal assurée, où les droits de l'homme sont loin d'être tous respectés. Ceux-ci ont besoin de voix indépendantes pour les défendre et les revendiquer.
On peut sourire au fait que le patriarche Cyrille a béni, sous les caméras, les athlètes russes en partance pour les Jeux olympiques de Vancouver. Mais quelques mois auparavant, le même avait fait une visite au quartier général des missiles stratégiques. Son prédécesseur, Alexis II, mort en décembre 2008, avait béni les blindés engagés dans la guerre en Tchétchénie. Dans un autre domaine aujourd'hui très débattu en Russie, l'Eglise fait pression sur l'Etat pour obtenir un enseignement confessionnel de culture religieuse.
Mais des voix laïques se font aussi entendre: elles réclament un enseignement strictement non confessionnel dans une Russie qui est un Etat multiconfessionnel. La religion majoritaire a des droits propres, réplique le patriarche, qui adopte une posture de modestie: «Comment accuser l'Eglise de tentatives de cléricalisation quand elle ne dispose d'aucun levier politique, n'a aucun pouvoir économique, aucune source de financement permanente. Sa seule force, c'est la parole, la foi, la prière, la capacité de convaincre». C'est ce que déclarait le patriarche Cyrille à Moscou fin décembre 2009.
Ainsi va la Sainte Russie orthodoxe en 2010, tentée par le repli nationaliste et et désireuse de renouer avec une histoire de prestige et de pouvoir.
Henri Tincq
Image de une: Célébration de l'Epiphanie à Temnolesskaya, près de Stavropol, en janvier 2008. REUTERS/Eduard Korniyenko