Médias / Culture

Le journalisme a besoin d'Hollywood (et inversement)

Temps de lecture : 10 min

En pleine crise existentielle, les journalistes d'investigation de la presse magazine deviennent les chouchous des stars du cinéma et de la télé.

Jennifer Lopez dans Queens, un film adapté de l'article du New York Mag «The Hustlers at Scores» de Jessica Pressler. | Capture d'écran via YouTube
Jennifer Lopez dans Queens, un film adapté de l'article du New York Mag «The Hustlers at Scores» de Jessica Pressler. | Capture d'écran via YouTube

C'est l'histoire de Vincent, un beau jeune homme de 18 ans d'origine italienne vivant à Brooklyn. On est en 1976. Tout ce qui l'intéresse, c'est le disco. Alors, chaque samedi soir, après avoir passé des heures à s'apprêter et à soigner son look, il sort danser.

Cette histoire, elle était racontée par le journaliste anglais Nik Cohn dans le New York Magazine. Il avait intitulé son article «Rites tribaux du nouveau samedi soir». Au fil d'une prose magnifiquement écrite, presque poétique, et de sublimes illustrations de l'artiste James McMullan, le lecteur a l'impression d'y être, à Brooklyn, dans ses clubs, sentant la gomina, le déodorant bon marché et la sueur des corps.

«Vincent était le meilleur danseur de Bay Ridge –le Visage ultime, écrivait-il. Il possédait quatorze chemises à fleur, cinq costumes, huit paires de chaussures, trois manteaux et était apparu dans «American Bandstand». Parfois, des gens de la musique venaient de Manhattan pour le voir. Un homme qui possédait un club dans l'East Side lui avait offert un contrat. Cent dollars par semaine. Juste pour danser.»

De belles histoires à raconter

L'histoire de Vincent racontée par Cohn est si fabuleuse qu'elle inspire à Hollywood un film dès l'année suivante. Renommé Tony Manero et incarné par John Travolta, Vincent devient le héros de La Fièvre du samedi soir, le quatrième film le plus vu de 1977 aux États-Unis dont la musique se vendra à plus de 40 millions d'exemplaires dans le monde. Une année dominée au box-office par Star Wars et Rencontres du troisième type, le film de John Badham apparemment inspiré d'une histoire vraie apporte un vent frais de réalité sur les écrans.

Sauf que l'histoire de Vincent était montée de toutes pièces. C'est ce que révélera Nik Cohn lui-même dix-huit ans plus tard au Guardian: «Mon histoire était une arnaque, avouait-il pour soulager sa conscience. Je venais d'arriver à New York. Loin de tremper dans la vie de Brooklyn, je connaissais à peine l'endroit. Quant à Vincent, le héros de mon histoire, il était largement inspiré d'un mod de Shepherd's Bush que j'avais rencontré dans les années 1960.»

«La vie n'est pas comme dans les films, dit le vieux Alfredo incarné par Philippe Noiret dans Cinema Paradiso. La vie est beaucoup plus dure.» Nik Cohn l'avait appris en débarquant à New York de son Angleterre natale: la vie est complexe, chaotique et se déroule rarement en trois actes avec un happy end pour conclusion.

Pour autant, cela ne voulait pas dire que la vie, en cherchant bien, n'avait pas, comme au cinéma, de belles ou passionnantes histoires à raconter. Ces histoires, c'est le rôle des journalistes de les débusquer et de les raconter, un rôle pris de plus en plus au sérieux par Hollywood qui semble, ces derniers mois, avoir trouvé dans ces conteurs et conteuses d'un genre un peu particulier les nouveaux Stan Lee, Stephen King ou J.K. Rowling.

Son appétit est même vorace et ne semble pas prêt d'être assouvi, entre les sorties récentes de Undercover avec Matthew McConaughey (adapté d'un article non crédité de The Atavist), de The Old Man and the Gun avec Robert Redford (d'après un article du New Yorker), des prochains Dark Waters avec Mark Ruffalo (d'après un article du New York Times) et A Beautiful Day in the Neighborhood avec Tom Hanks (d'après un article d'Esquire), des séries The Act (d'après un article de BuzzFeed) et Unbelievable (d'après un article de ProPublica) et l'actuel énorme succès au box-office américain de Queens avec Jennifer Lopez (adapté d'un article du New York Magazine) qui sortira en France le 16 octobre prochain.

En attendant, peut-être les adaptations de l'enquête de Jodi Kantor et Megan Twohey pour le New York Times sur Harvey Weinstein dont les droits ont été achetés par Brad Pitt ou de celle de Jessica Pressler, déjà à l'origine de Queens, sur Anna Delvey, la fausse mondaine qui a trompé le Tout-New York de l'art et du luxe en s'inventant un passé de richissime héritière, dont les droits ont été achetés par Shonda Rhimes pour une série Netflix.

«J'ai toujours eu cette théorie que le reportage est la grande forme artistique inexplorée, disait Truman Capote à Roy Newquist dans Counterpoint en 1964. J'ai cette théorie qu'un travail factuel pourrait explorer de nouvelles dimensions littéraires qui auraient un double effet que la fiction n'a pas. Le simple fait que ce soit vrai, que chaque mot soit vrai, ajouterait une double contribution en matière de force et d'impact.»

Après avoir expérimenté cette théorie dans les colonnes du New Yorker pour raconter une tournée de Porgy And Bess en Russie et faire un portrait de Marlon Brando, l'auteur publierait De sang-froid deux ans plus tard, un très documenté récit sur le meurtre d'une famille de fermiers au Kansas. L'homme de littérature était devenu journaliste (même s'il s'en est toujours défendu). Ce serait bientôt au tour des journalistes de devenir femmes et hommes de littérature.

Journalistes-scénaristes

Ce que Tom Wolfe appellerait le «nouveau journalisme» s'apprêtait à déferler dans la presse magazine, de Vanity Fair au New York Magazine en passant par Rolling Stone, Playboy, The New Yorker, Esquire ou The Atlantic Monthly. Sous la plume de Truman Capote, Joan Didion, Hunter S. Thompson, Tom Wolfe ou Norman Mailer, la stricte rigueur journalistique ne devait plus empêcher la belle prose et autres techniques littéraires (les dialogues, le storytelling en scènes, la narration à la première ou à la troisième personne) autrefois réservées à la fiction.

C'est dans cet esprit que Nik Cohn avait voulu, sans y parvenir, raconter l'histoire de Vincent, mais aussi que P.F. Kluge a raconté en 1972 dans les colonnes de LIFE l'histoire de John Wojtowicz et sa tentative de hold-up de la banque Chase Manhattan à Brooklyn destiné à financer le changement de sexe de son partenaire. Au plus près de son sujet, «The Boys in the Bank» sera adapté trois ans plus tard au cinéma par Sidney Lumet avec Al Pacino dans un film, Un après-midi de chien, qui remportera l'Oscar du meilleur scénario.

Dans des années 1960 et 1970 marquées par les grands bouleversements économiques, politiques et sociaux, c'est un déluge d'histoires toutes plus fascinantes, introspectives, provocantes qui déferle dans la presse magazine. En 1966, sous la plume de Gay Talese, un simple portrait de Frank Sinatra pour Esquire devient par exemple une épique saga de l'Amérique éternelle face à l'insolente jeunesse du reste du monde.

Couverture et première page de l'article «Frank Sinatra a un rhume» issues du numéro d'avril 1966 d'Esquire. | Captures d'écran via Archive.org

«Sinatra avec un rhume est Picasso sans peinture, Ferrari sans essence –en pire, écrivait-il. Car le simple rhume vole Sinatra de ce joyau inassurable, sa voix, coupant au cœur de sa confiance. Il affecte non seulement sa propre psyché mais semble aussi causer une sorte de coulée nasale psychosomatique chez des dizaines de personnes qui travaillent pour lui, boivent avec lui, dépendent de lui pour leurs propres bien-être et stabilité. Un Sinatra avec un rhume peut envoyer des vibrations à travers toute l'industrie du divertissement et au-delà aussi sûrement que le président des États-Unis, soudainement malade, peut secouer l'économie nationale.»

S'il fallait un jour faire un biopic du chanteur, ce serait probablement sur ce «Frank Sinatra a un rhume» qu'il faudrait se baser. Sans même interviewer la star, Talese parvenait à saisir son essence, son intime, tout ce qui construisait l'homme comme la légende.

Ce talent d'observation, cet œil pour saisir le moindre geste, la moindre mimique et lui donner un sens, mais aussi ce talent de storytelling, ont permis au fil des années à nombre de journalistes d'être au cœur de récits hollywoodiens aussi divers que Fast & Furious (inspiré d'un article de Vibe) ou Coyote Girls (inspiré d'un article de GQ), mais aussi de devenir elles-mêmes et eux-mêmes scénaristes.

Pas meilleur scénario que la vie elle-même

Nora Ephron, par exemple, a travaillé comme reporter au New York Post et comme éditorialiste sur les sujets féministes à Esquire avant de devenir une scénariste trois fois nommée aux Oscars pour Nuits blanches à Seattle ou Quand Harry rencontre Sally. Idem pour Mark Boal qui a beaucoup écrit sur les guerres d'Afghanistan et d'Irak pour Rolling Stone ou Playboy avant de remporter un Oscar pour le scénario de Démineurs et une nomination pour celui de Zero Dark Thirty.

«Regarde-le, il prend des notes avec ses yeux», dit Billy Crudup dans Presque Célèbre au jeune journaliste qui sert d'alter ego à Cameron Crowe, l'auteur du film. Lui aussi était passé du journalisme au cinéma, transformant en film oscarisé sa surréaliste expérience de reporter de seulement quinze ans, dépêché par Rolling Stone pour suivre les plus grandes (et débauchées) rock stars de la planète.

Avec le bon point de vue, il n'y avait peut-être pas meilleur scénario que la vie elle-même.

C'est ce que s'est dit Jessica Pressler après que son mari lui a montré une histoire dans le New York Daily News à propos d'un «réseau criminel de strip-teaseuses» qui «droguaient des hommes pour leur voler leur argent en fauchant leurs cartes de crédit».

Comme la journaliste le racontait à Digboston, «j'étais intéressée par le point de vue [des filles]. Elles avaient été un peu minimisées dans l'article du Daily News, vu qu'il était du point de vue des victimes –ce qui est normal– mais aussi qu'il montrait des photos des femmes en bikini. Les femmes avaient l'air d'être passées sous silence. J'ai donc commencé un long processus pour apprendre à les connaître».

Cette enquête, les longues heures à interviewer Roselyn Keo, incarnée par Constance Wu dans Queens, à comprendre «l'histoire, ses dynamiques, son étrangeté, le microcosme», faisait toute la différence pour Hollywood. Au-delà des faits, au-delà de l'histoire vraie, l'article de Pressler exprimait un point de vue. «Les gens ont répondu à Rosie et à sa voix, expliquait la journaliste. Beaucoup se sont dit que c'était étrange à quel point ils s'étaient pris d'affection pour cette personne malgré ses actions répréhensibles. Le ton et le point de vue du film sont similaires: les gens sont fascinés car ils n'ont jamais entendu une histoire pareille auparavant.»

«Parfois, la vérité est plus étrange que la fiction», disait Todd Phillips, auteur en 2016 de War Dogs, la tout aussi surréaliste histoire, adaptée d'un article de Rolling Stone, de deux vingtenaires remportant un appel d'offre à 300 millions de dollars pour fournir des armes de guerre au Pentagone. Une telle histoire, Hollywood n'aurait même pas été capable de l'inventer. Trop bizarre. Sans l'aval du journaliste, sans ce tampon de l'histoire vraie et de l'enquête, le public n'aurait probablement jamais pu croire à une telle absurdité.

L'été dernier, quand Kevin Hart, Steve Carell, Robert Downey Jr ou Ben Affleck et Matt Damon se sont disputés les droits de la surréaliste histoire d'un ex-flic arnaquant l'opération Monopoly de McDonald's avec l'aide de gangsters, de voyant·es, de propriétaires de strip-clubs, de trafiquant·es de drogues et d'une famille mormone, quelques heures seulement après sa publication sur The Daily Beast, ils ne s'y trompaient pas: aucun·e scénariste n'aurait pu, ou même osé, penser à un tel récit seul·e.

Là était la clé de films comme Pain & Gain, Argo ou The Bling Ring. Comment croire à un trio de bodybuilders kidnappant et torturant un entrepreneur pour lui extorquer sa fortune –sans un article du Miami New Times? Comment croire à un agent de la CIA se faisant passer pour un producteur de films de science-fiction pour faire sortir des otages d'Iran –sans un article de Wired? Comment croire à des ados insouciant·es passant leur temps libre à dévaliser des villas de stars –sans un article de Vanity Fair?

L'empreinte de l'air du temps

À une époque où les exploits les plus spectaculaires peuvent être montrés à l'écran, où un acteur ou une actrice peut rajeunir à volonté comme Will Smith dans Gemini Man ou Sean Young dans Blade Runner 2049, où des super-héros peuvent sauver l'univers avec la précision naturaliste d'un documentaire animalier, il y a dans certains récits journalistiques une rare matière capable de rivaliser avec la plus flamboyante fantaisie, comme si l'absurdité de la vie était aussi fascinante que les pirouettes de Spider-Man.

Une aubaine. À l'heure où des magazines arrêtent leur version papier (LIFE, NME...), où d'autres licencient en masse (Vice, BuzzFeed, SPIN, New York Mag...) quand ils ne ferment pas complètement (MAD Magazine...), la crise de la presse n'est plus une actualité nouvelle: face au numérique gratuit qui a lui-même subi la chute des tarifs publicitaires, les journaux ont fermé, les magazines ont licencié et les journalistes se sont précarisé·es. Lointain est le temps où Esquire pouvait payer 5.000 dollars à Gay Talese pour son article sur Sinatra. En 2019, il aurait fallu en débourser 40.000! Le goût soudainement immodéré d'Hollywood pour les journalistes et leurs longues, approfondies et coûteuses enquêtes ne pouvait donc pas tomber à meilleur moment.

Depuis quelques mois, le marché se structure ainsi autour des journalistes pour faciliter le dialogue avec Hollywood. Conde Nast, la maison de GQ, Wired, The New Yorker ou Vanity Fair, a par exemple lancé Condé Nast Entertainment pour exploiter le potentiel hollywoodien de ses meilleurs articles, produisant ces dernières années des films comme The Old Man and the Gun avec Robert Redford mais aussi Army of One avec Nicolas Cage ou Line of Fire avec Miles Teller et Josh Brolin.

Deux journalistes collaborant avec Wired, Joshuah Berman, auteur de l'article ayant inspiré Argo, et Joshua Davis, auteur de celui ayant inspiré Spare Parts et le prochain King of The Jungle sur la surréaliste histoire de John McAfee, ont quant à eux créé Epic Magazine, une plateforme de curation permettant aux journalistes de mieux négocier les droits d'adaptation de leur travail.

Mark Boal, lui, après son passage réussi du journalisme à Hollywood avec Démineurs et Zero Dark Thirty, a fondé avec un ancien rédacteur en chef du New York Times Magazine Page 1, une compagnie qui associe journalistes et scénaristes dans la phase de développement, fusionnant la newsroom avec la société de production.

«Le journalisme a-t-il un futur?», se demandait The New Yorker en janvier dernier. Si l'on ne se fiait qu'à l'attention récente d'Hollywood et de ses stars, la réponse était probablement oui. À moins que ce soit les stars elles-mêmes qui voient dans le journalisme un futur.

Face aux franchises de super-héros et autres blockbusters à suites et à la disparition de leurs précieux films dit «moyens pour adultes», ceux qui leur permettaient autrefois de gagner des Oscars, d'élargir leur gamme de jeu et leur carrière avec des comédies romantiques, des thrillers, des films de sport ou de guerre, des films comme Jerry Maguire ou Le Silence des Agneaux, comme Will Hunting ou Erin Brockovich, les films inspirés d'articles, avec leur cachet journalistique et leur empreinte de l'air du temps, sont le parfait véhicule, quand on ne s'appelle pas Leonardo DiCaprio, pour échapper aux désormais inévitables super-héros.

Jennifer Lopez, qui connaît actuellement, à 50 ans, le plus gros succès de sa carrière au cinéma et suscite déjà des rumeurs d'Oscar pour son impressionnante performance de strip-teaseuse criminelle dans Queens, ne dira pas le contraire.

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