De Margaret Atwood (La Servante écarlate) à Virginie Noar (Le Corps d'après), la fiction littéraire n'en finit plus de dépeindre les mille injonctions adressées aux femmes et à leur corps, dont elles sont dépossédées à des fins de sexualisation ou de reproduction.
Tant mieux: en cette époque charnière où les combats féministes gagnent doucement en visibilité, il est souhaitable que les autrices de romans et de nouvelles emboîtent le pas des essayistes comme Camille Froidevaux-Metterie, dont on ne recommandera jamais assez le passionnant Le Corps des femmes - La bataille de l'intime.
Ce qu'il y a de stupéfiant dans Son corps et autres célébrations, qui vient de paraître en français aux éditions de l'Olivier après avoir été publié en 2017 aux États-Unis, c'est la façon dont Carmen Maria Machado parvient à offrir un regard complètement neuf sur le sujet.
L'écrivaine américaine née en 1986 n'a peur d'aucun genre littéraire: elle brille dans tous les registres, fait cohabiter les incompatibles et livre huit nouvelles impossibles à cataloguer.
Dans une interview accordée en 2016, l'autrice évoquait l'influence des nouvelles de Ray Bradbury, lues dès l'enfance. Pêle-mêle, elle citait également Gabriel García Márquez (Cent ans de solitude), Yōko Ogawa (L'Annulaire) ou encore Helen Oyeyemi (Le Blanc va aux sorcières). Un éclectisme qui n'étonne guère, tant Son corps et autres célébrations se distingue par son aptitude à créer des univers en quelques lignes, puis à emprunter des virages en épingle de manière toujours plus déconcertante.
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Injonctions et inconforts
Dans «Le point du mari», la première nouvelle du livre, la narratrice raconte comment, à 17 ans, elle a rencontré celui qui allait devenir son époux. Premier contact, découverte du sexe, étapes-clés de la vie de couple: Machado déroule un menu qui pourrait sembler ordinaire, mais dont le déroulé est proprement ahurissant.
Il y a ces didascalies, d'abord anodines puis de moins en moins, pour le cas où quiconque aurait envie de lire la nouvelle à voix haute. Et puis il y a ces digressions inconfortables, nouvelles au sein de la nouvelle, qui renforcent un sentiment fait à la fois d'inquiétude et d'étouffement.
Mais c'est loin d'être tout. L'héroïne du «Point du mari» porte un ruban vert au niveau du cou. On n'en saura pas vraiment davantage, si ce n'est qu'elle l'arbore en permanence et qu'elle refuse que qui que ce soit le touche, y compris son (futur) mari. Entre les lignes s'opère une réflexion imparable sur l'obsession masculine pour l'interdit, le défendu, ce qui ne doit pas être touché. Vous pensiez avoir tout lu sur le consentement? Lisez tout de même Machado, et vous réaliserez que quelque chose vous manquait.
Parfois, les injonctions sont décrites plus frontalement, comme dans «Huit bouchées», dont la narratrice s'apprête à subir une intervention chirurgicale destinée à lui ôter l'appétit. Elle y explique qu'avant elle, ses sœurs aînées sont également passées sur le billard pour des opérations similaires.
«Qui sait d'où ils nous venaient, ces corps nécessitant une opération. Pas de notre mère, qui avait toujours été normale, pas plantureuse ou ronde, avec des formes typiques d'un Rubens du Middle West, ni voluptueuse, seulement normale, raconte la jeune femme, qui mentionne que celle-ci se contentait de huit coups de fourchette à chaque repas. Elle ne plaisantait pas, ma mère. Elle ne faisait pas d'histoires avec la nourriture, ni semblant. Une volonté de fer, une taille fine. Huit bouchées étaient assez pour féliciter l'hôtesse. Huit bouchées lui garnissaient l'estomac comme un isolant tapisse les murs d'une maison. J'aurais aimé qu'elle soit encore en vie pour voir quelles femmes étaient devenues ses filles.»
«Huit bouchées» n'en reste pas là. Il ne faut que quelques dizaines de pages pour comprendre que ce n'est pas le genre de l'autrice. La nouvelle tourne au cauchemar éveillé lorsque la narratrice réalise qu'une créature vit sous son plancher –«Un corps dépourvu de l'essentiel: ni estomac, ni os, ni bouche. Rien que des rondeurs molles.»
Qu'incarne exactement cet être étrange, qui semble s'être matérialisé après l'opération? C'est à chacun·e de se faire sa propre idée, au gré d'une dernière partie que ne renierait pas le David Cronenberg de la grande époque.
«New York unité spéciale» sauce «Too Many Cooks»
En son cœur, Son corps et autres célébrations abrite le texte le plus long du recueil, et aussi le plus inattendu de tous. Intitulé «Particulièrement monstrueux», il consiste en un résumé, épisode après épisode, des douze saisons de la série New York, unité spéciale.
Les premiers synopsis, relativement normaux, laissent progressivement la place à des résumés de moins en moins classiques, qui finissent par ne plus ressembler du tout à ce que l'on peut imaginer de la série lorsque, comme l'auteur de cet article, on n'en a jamais vu le moindre épisode.
L'impression laissée par «Particulièrement monstrueux» rappelle «Too Many Cooks», vidéo apparue sur YouTube en 2014 et consistant en un faux générique de série TV familiale, qui finissait par se gorger de malaise et d'hémoglobine.
Une simple recherche permet en outre de réaliser que New York, unité spéciale n'a pas douze saisons mais vingt, qu'aucun titre d'épisode donné par Machado n'est réel, et qu'hormis les noms des personnages principaux (Stabler, Benson et compagnie), tout semble inventé.
«Particulièrement monstrueux» a des allures d'entracte fantaisiste, mais un entracte aussi désarçonnant que volumineux (il occupe près d'un quart de l'ouvrage). Le texte évoque un monde malade, instable, où le sentiment d'insécurité est permanent –comme un bad trip sans produits stupéfiants.
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Bisexualité ordinaire
On en sait peu sur la vie personnelle de Carmen Maria Machado, si ce n'est qu'elle vit à Philadelphie avec sa femme –information glanée sur son site personnel. Son corps et autres célébrations est en tout cas une œuvre puissamment bisexuelle, qui démonte toutes les idées reçues sans en faire toute une histoire.
Dans la deuxième nouvelle, «Inventaire», la narratrice énumère ses relations successives, sans oublier quelques détails toujours criants de vérité.
Chaque paragraphe commence par préciser le genre des personnes rencontrées. Un homme. Une femme. Deux garçons, une fille. Est-ce à dire que la bisexualité consiste à explorer toutes les configurations imaginables? Absolument pas. Ce sont les envies d'explorer qui portent le personnage, pas son orientation sexuelle.
Preuve en est dans certaines des nouvelles suivantes, qui décrivent des relations exclusives, montrant par la même occasion que les personnes bisexuelles ne doivent pas être réduites à un statut de girouettes.
Carmen Maria Machado lit sa nouvelle «Inventaire».
Dans l'écriture de Machado, chaque mot est pesé, soupesé, choisi comme s'il valait de l'or. C'est le genre de livre qui donne envie de se mettre à écrire de la fiction pour la millième fois de sa vie, avant de se rendre compte qu'atteindre ce degré d'épure et d'efficacité nécessite un talent prodigieux.
En effaçant une énième phrase balourde et en se promettant de ne plus jamais recommencer, on réalise que la dernière fois que des nouvelles avaient touché aussi juste, c'était sans doute chez la Canadienne Alice Munro, prix Nobel de littérature en 2013. On souhaite à Carmen Maria Machado de rencontrer le même destin, tant ses écrits modifient radicalement le regard de celles et ceux qui la lisent.
Son corps et autres célébrations
de Carmen Maria Machado
Traduit de l'anglais par Hélène Papot
Éditions de l'Olivier
Paru le 19 septembre 2019
320 pages. Prix: 22 euros.