Dans les rayons de la Fnac d'un centre commercial de Paris, le seul DVD d'un concert de rap disponible est à chercher du côté de la «variété française».
C'est entre la collection Salut les Copains et deux concerts de Michel Sardou que se trouve la captation du show donné par Soprano au stade Vélodrome en octobre 2017, un concert à guichet fermé devant 53.000 personnes et retransmis en direct sur TMC avant d'être distribué dans le commerce. «Nous n'avons vraiment presque rien en live de rap, s'excuse presque le vendeur quand nous lui demandons ce qu'il peut nous proposer d'autre. On distribuait le dernier live de Suprême NTM, mais je pense que nous ne l'avons plus.» Le constat se poursuit au rayon des disques et vinyles. Nombreux sont les artistes dont la discographie à trou présentée dans les bacs contient au moins un album live. Les grands noms du rock, dont la carrière s'étend sur plusieurs décennies, sont sans surprise ceux pour lesquels ce type de produit est le plus proposé.
La captation de concerts et leur distribution sous la forme de vinyles, CD ou DVD ont contribué à façonner le patrimoine du genre, qui continue de se transmettre aujourd'hui à la faveur de quelques moments de grâce figés sur bande devenus mythiques, que les amateurs invoquent régulièrement dans leurs discussions au même titre que les productions studios, si ce n'est davantage. La scène de la chanson française, comme celle des musiques électroniques ou du jazz, regorge de captations de concerts allant de Johnny Hallyday à Thomas Dutronc en passant par Christophe Maé. Le rayon dédié au rap, genre musical le plus streamé de France, mais également le plus vendu en physique, ne contient, lui, toujours pas de concert enregistré.
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Investir n'est pas d'actualité
«Le concert de Soprano au Vélodrome était un événement majeur, et c'était important pour nous de le fixer, nous explique William Edorh, directeur général et fondateur de Rec. 118, label de musique urbaine de la Warner sur lequel le rappeur marseillais est signé. C'est la raison pour laquelle nous avons fait une captation, que l'on a diffusée également en direct sur TMC. Quand on voit le marché du DVD aujourd'hui, ça n'a plus d'intérêt commercial de faire la captation d'un live pour la sortir sur un support physique.»
Le chiffre d'affaires du marché du DVD subit la même baisse que celui du CD, alors que le steaming représente plus de la moitié des ventes de musique en France. Les disques live n'ont pas disparu pour autant avec cette transformation du marché. Des artistes aussi variés que Juliette Armanet, Patrick Bruel, Carpenter Brut, Vianney, ou Coldplay ont récemment diffusé un album live aussi bien en magasin que sur les plateformes de streaming.
«Capter un concert a un certain coût.»
Au regard des classements de vente des enregistrements live sur CD, le succès commercial de ce type d'œuvre semble néanmoins réservé à un petit nombre de concerts réputés et régulièrement réédités pour faire vivre un catalogue, comme le montre le récent exemple du Live and Loud de Nirvana, enregistrement d'un concert donné par le groupe en 1993 et capté à l'époque pour MTV. La captation, commercialisée pour la première fois en 2013, à l'occasion du vingtième anniversaire de l'album In Utero, a reparu début septembre dans une nouvelle version disponible sur les plateformes de streaming, mais aussi sur YouTube et en magasin.
Chaque vidéo du concert cumulera une semaine plus tard entre 50 et 350 milliers de vues sur la plateforme de partage de vidéos, et l'album se classe cinquième des charts britanniques dans la catégorie rock-métal en première semaine.
D'autres raisons économiques expliquent en revanche la frilosité du milieu du rap vis-à-vis des captations de concert. «Capter un concert a un certain coût, nous explique Rémy Corduant, directeur adjoint chez Yuma-Production, où il produit les spectacles d'artistes comme 13 Block, Damso, Hamza ou Ninho. À partir du moment où il y a une exploitation commerciale, nous devons verser un double cachet aux techniciens. Il faut ajouter à cela ce que va demander la salle. Il y a beaucoup de petits arrangements.»
Pour lui, cet investissement n'entre pas dans la logique qui anime le monde du rap français en ce moment: «Aujourd'hui, dans l'urbain, il y a beaucoup d'argent. En dépenser pour en gagner plus tard n'est pas dans la mentalité des rappeurs du moment. Il faut prendre tout de suite, et investir n'est pas encore une logique très répandue dans le milieu.»
Une logique qui serait donc nouvelle si on la met en perspective avec l'histoire du rap en France. Les années 2000 furent rythmées par les nombreux albums live des membres de la première génération du rap français qui se sont faits un nom, d'IAM, à NTM, en passant par Kery James, MC Solaar ou Oxmo Puccino. Le plus grand classique du genre, la captation du concert du Secteur Ä à l'Olympia, remonte même à 1998. «YouTube n'existait pas, nous rappelle William Edorh. Commercialiser sur un support était le seul moyen de garder une trace.»
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Arte, principal diffuseur du rap live
Aujourd'hui, YouTube existe et les vidéos sont partout. Les rappeurs ont été les artistes les plus prompts à s'emparer du pouvoir de l'image pour la mettre au service de leurs créations, débordant d'inventivité dans leurs clips, utilisant les réseaux sociaux comme canal privilégié et créant en ligne des contenus originaux quand les médias traditionnels les ignoraient.
La diffusion de lives de rap reste un phénomène plutôt récent sur une plateforme comme YouTube qui héberge pourtant de nombreuses captations de concerts. «Nous étions assez timides sur le rap jusqu'à il y a un an et demi ou deux ans, je dirais. Nous considérions que le genre ne rentrait pas dans notre ligne et que c'était compliqué.» Stéphanie Poncelet est la responsable éditoriale d'Arte Concert, principal diffuseur de prestation en direct à la télévision et sur le web. «Quand nous avons constaté que nous n'avions pas beaucoup d'offres au niveau du rap, nous avons cherché une solution.»
Cette solution, c'est Dans le Club. Un programme spécialement conçu par la chaîne pour accueillir les artistes urbains. «Nous sommes heureux de pouvoir représenter aujourd'hui une certaine scène du rap sur la chaîne», se réjouit-elle. Une scène du rap que Stéphanie Poncelet nous décrit à la croisée de Radio Nova et France Inter. «Aujourd'hui, on fait face à une profusion de groupes qu'il n'y avait pas il y a quelques années. Ce que nous recherchons, c'est avant tout une proposition artistique. Nous avons par exemple reçu 13 Block, Koba laD, Youssoupha. Le panel est assez large.» Pour elle, ce qui importe, c'est avant tout le rapport entre l'artiste et les personnes qui viennent assister à sa performance. «Nous souhaitons surtout que le public ait une vraie proximité avec l'artiste. La disposition de la scène, centrale, à la manière d'une arène au niveau du public, est pensée dans ce sens.»
Le rap sur scène aujourd'hui
Pour William Edorh, c'est précisément ce rapport entre le rappeur et ses fans que les captations traditionnelles ne permettaient pas de rendre. «J'ai tendance à penser que les concerts de rap aujourd'hui se passent beaucoup dans l'énergie du moment. Le public vient pour vivre une expérience, qui n'est pas reproductible derrière un écran.» Ce rapport particulier du public au spectacle qui lui est proposé tient aussi à la façon dont le rap se compose en ce moment. «L'intérêt purement audio est moindre, comparé à d'autres secteurs musicaux où, en live, des arrangements de morceaux sont spécifiques, pointe William Edorh. Dans le rap, les instrus sont fixées, donc moins modulables.»
Rémy Corduant abonde en ce sens. «La musique a évolué. À une époque, il y avait des musiciens sur scène et le rap était un peu plus élaboré. Aujourd'hui, au niveau des beats et des paroles, c'est beaucoup plus léger. Est-ce que ça aurait un sens de sortir en live un mec qui fait de la trap, seul sur scène? Je ne suis pas sûr.»
Les deux protagonistes de l'industrie musicale s'accordent sur le fait que cette situation n'a rien de problématique pour la scène rap actuelle. Pour l'un comme pour l'autre, les prestations live des rappeurs pourraient tendre dans les années à venir vers quelque chose de plus organique en ce qui concerne l'instrumentation. «De plus en plus, on essaie de ramener sur scène autre chose qu'un DJ avec des platines, raconte Rémy Corduant. Aya Nakamura a par exemple deux multi-instrumentistes. Siboy se produit sur scène avec un batteur. Nous travaillons avec des artistes qui ont cette envie croissante de collaborer avec des musiciens professionnels.» William Edorh tempère: «Si un rappeur veut proposer des versions remaniées de ses morceaux, ça a un intérêt. Mais refaire avec des instruments le morceau qui existe déjà sur l'album, je trouve cela limité.»
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Difficile de reproduire acoustiquement l'impact et l'intensité des basses et percussions utilisés dans les productions actuelles. Pour lui, la plus jeune génération de rappeurs n'a pas systématiquement le fantasme de travailler avec des instrumentistes. «Les musiciens n'ont pas forcément envie de jouer avec de la musique programmée. Après, le mélange existe. Les Américains le font de plus en plus. Je pense que l'intérêt se trouve surtout dans le mélange des deux façons de faire.»
Logiquement, ce sont les artistes urbains dont les compositions se rapprochent de la pop qui peuvent aujourd'hui envisager un remaniement de leurs morceaux pour des sets plus intimistes en acoustiques, ou orchestraux comme le propose France Inter dans son amphithéâtre. Reste encore au rap tout un horizon de configurations live à explorer pour parvenir à sublimer sur scène la musique la plus populaire de France.