En 2017, Bruno Dumont réalisait une expérimentation intrigante, même si pas vraiment convaincante, Jeannette, l'enfance de Jeanne d'Arc. Cette évocation, sur des chansons pop d'aujourd'hui, de l'enfance puis de l'adolescence de la Pucelle était une sorte de musical historico-légendaire, incarné par des habitants de cette région du Nord de la France d'où est originaire l'auteur de La Vie de Jésus et du P'tit Quinquin et où il tourne la plupart de ses films.
Entreprenant de raconter la suite de l'histoire, on se serait attendu à ce que le cinéaste retrouve l'actrice qui jouait Jeanne adolescente (Jeanne Voisin) mais il fait un autre choix, bien plus audacieux, et incroyablement juste. Il confie ce rôle écrasant, chargé d'histoire et de références, à la plus jeune interprète de sa Jeanne d'il y a deux ans, la très étonnante Lise Leplat Prudhomme, désormais âgée de 10 ans.
Elle incarne cette fois la Jeanne des batailles et des prisons, comme l'aurait dit Jacques Rivette, jusqu'au procès de Rouen et au bûcher. Entourée d'adultes, et souvent d'adultes au physique imposants et aux apparences chargées de signes du pouvoir, sa présence réinvente l'extraordinaire de ce qu'incarne la Pucelle.
Ce récit, fidèle dans ses grandes étapes à l'historiographie, est tourné dans les dunes des Hauts-de-France et dans la cathédrale d'Amiens, et à nouveau scandé par des chants, mais cette fois écrits et admirablement interprétés par Christophe.
Archifaux, et complètement vrai
L'artifice est évident, revendiqué, l'écart entre la stylisation du jeu des interprètes, rehaussé par la présence des chansons, le réalisme contemporain des lieux, et la fidélité à la véritable histoire, y compris les armures et les oriflames, ouvre un gouffre d'où surgit la plus émouvante des évocations.
Tout est archifaux, et tout est complètement vrai. De cette tension émerge une manière entièrement nouvelle de raconter, encore une fois, l'une des histoires les plus souvent et les mieux filmées –La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Dreyer, Procès de Jeanne d'Arc de Robert Bresson et Rivette bien sûr, mais aussi Marco de Gastyne, Cecil B. De Mille, Roberto Rossellini, Otto Preminger, Luc Besson, etc.
Un miracle, à nouveau
Il y a bien un miracle cinématographique de Jeanne. C'est-à-dire qu'elle –elle le personnage historique, elle la jeune fille, elle la figure légendaire, mystique, nationale, résistante, délirante, sincère– concentre autour de son être et de son parcours des puissances inépuisables d'imaginaire.
Le cinéma n'est certes pas seul à pouvoir s'en emparer, mais avec la bergère de Domremy, la suppliciée de Rouen, se mettent en mouvement des rapports entre visible et invisible, entre réel et imaginaire où l'art de l'écran peut s'épanouir mieux qu'aucun autre. Ce que Bruno Dumont décrit, dans une interview, comme «cette manœuvre inouïe et fulgurante de ravissement et de connaissance».
Encore faut-il inventer à nouveau, aujourd'hui, les manières de faire advenir ce possible miracle. Séquence après séquence, avec cette rugosité des matières, ces phrasés inhabituels, ces lumières où pourrait passer quelque chose des anges, cette architecture somptueuse, cette attention aux objets et aux visages, Dumont active ces puissances d'invocation.
Il associe dans le même élan simplicité enfantine des expressions et des gestes d'une héroïne de 10 ans, exigence éthique d'un discours qu'elle affirme avec une justesse implacable et splendeurs géométriques des organisations dans l'espace des rencontres et des confrontations, des batailles et des audiences. Les hommes, les pierres, les chevaux composent des sortes de chorégraphies nécessaires, riches de sens malgré leur évident irréalisme.
Jeanne au centre du labyrinthe de la cathédrale. | Les Films du Losange
Au centre du si beau labyrinthe blanc et noir de la cathédrale, la petite Jeanne connaît l'issue des pièges retors tramés par ses roués ennemis. Elle, ses mots sont limpides, ses gestes irréfutables. Ce n'est pas une affaire pour le XVe siècle. Il est question de volonté de résistance et de sens de la croyance, d'utilisation inique des lois et d'usage légalisé de la torture, de travail, de pitié et de droit.
Si le cinéaste s'inspire principalement des écrits de Charles Peguy, c'est que pour lui comme pour l'auteur de la pièce de théâtre Jeanne d'Arc et du Mystère de la charité de Jeanne, elle est une héroïne pour le temps présent. À regarder cette gamine tenir tête à la brochette de juges, de prélats, de militaires et de savants dans l'immense nef de la cathédrale, nul ne doute qu'il ait raison.
Jeanne, c'est Greta
Ces paysages étaient, ces paysages sont les plages de la baie de Somme, dunes de sable d'aujourd'hui et de toujours, espace abstrait des affrontements, des trahisons et des dilemmes.
La prison des Anglais s'y trouve naturellement sous l'apparence d'un blockhaus d'une autre dernière guerre. Fer, pierre ou béton, chaînes d'acier et rhétoriques du pouvoir qui écrase ou compromet, de la vulgarité des mâles, ce qui opprime traverse les siècles. Le roi matois et les soudards casqués.
La brochette de juges, de prélats, de militaires et de savants qui ont jugé la Pucelle. | Les Films du Losange
Une héroïne pour le temps présent, cela était vrai lorsque Peguy écrivait il y a plus d'un siècle, cela était vrai lorsque Dumont faisait son film. Ça l'est plus encore à présent.
Les images ne mentent pas. La petite Jeanne devant les plus hautes autorités politiques, religieuses et militaires, c'est aussi, c'est déjà Greta Thunberg face à ceux qui, faute de bûcher disponible, la lapide sur les réseaux sociaux.
C'est une petite fille, et c'est une idée, ensemble.
NB: Cette critique reprend des éléments du texte publié sur Slate.fr à l'occasion de la présentation du film au dernier festival de Cannes.
Jeanne
de Bruno Dumont, avec Lise Leplat Prudhomme, Benoît Robail, Alain Desjacques, Annick Lavieville.
Durée: 2h18.
Sortie le 11 septembre 2019