Sur un quai de gare, une rousse apprêtée guette l'arrivée d'un express en provenance de Budapest près d'un Bzmot démodé carburant au diesel. Ensemble foncé de working girl, maquillage discret et sourcils soigneusement taillés, Blanka Nagy endosse ses habits de campagne.
Depuis le 14 août 2019, cette récente bachelière et future étudiante en droit à l'université de Szeged est officiellement candidate aux élections municipales dans la huitième circonscription de Kiskunfélegyháza, cocon de son enfance. Du cimetière au Penny Market voisin de la cité HLM Petőfi, elle connaît par cœur ce secteur défraîchi.
«Il n'y a eu aucun forum citoyen sur les cinq dernières années, alors que les plaintes se multiplient. Regarde cette route cabossée, par exemple. Comment veux-tu que des voitures, des vélos ou des piétons circulent en sécurité là-dessus?», s'indigne l'aînée de six frères et sœurs près du domicile familial.
La politicienne en herbe insiste: «Les chrétiens-démocrates affiliés au Fidesz d'Orbán tenant la mairie depuis 2014 ont complètement délaissé ce quartier, qui mérite bien mieux que quelques mètres de chemin goudronné pour faire oublier les fissures sur les trottoirs ou une maison de retraite en mauvais état.»
«Je refuse de me laisser démonter»
Blanka Nagy n'est pas une concurrente ordinaire aux élections. Le 20 décembre 2018, sur la place principale de Kecskemét, elle a crevé l'écran en prononçant un discours extrêmement virulent contre le gouvernement de Viktor Orbán, son parti Fidesz, vu comme une «épidémie perfide» et le président János Áder, traité de «bite à moustache».
Huit jours plus tôt, le Parlement hongrois adoptait une loi dite «esclavagiste» permettant aux employeurs d'imposer un maximum de 400 heures supplémentaires par salarié·e, payables jusqu'à trois ans après.
Sa diatribe devenue virale l'a transformée en cible récurrente des éditorialistes et médias pro-pouvoir.
Fille d'ouvriers pointant à l'usine Mercedes de Kecskemét, Blanka est devenue malgré elle la porte-parole d'une génération désenchantée, dont les parents triment contre des faibles salaires ou quittent le pays.
Les failles du système de santé magyar ont coûté la vie à son père biologique, foudroyé par un cancer faute de lit disponible et d'argent pour soudoyer le personnel médical de l'hôpital où il était soigné.
Ses camarades de lycée se sont détourné·es d'elle au fil des mois suivant son coup d'éclat, ponctués d'attaques médiatiques contre ses rondeurs, ses proches ou son supposé penchant pour l'absentéisme.
«Je ne me préoccupe que de ceux que j'aime et qui me le rendent bien. J'ai obtenu mon bac alors que la presse pro-Orbán me prédisait l'échec, et je refuse de me laisser démonter par les obstacles ou les intimidations visant à me faire craquer», balaie cette passionnée de théâtre, refusée dans deux écoles au profit de candidat·es issu·es de milieux sociaux plus aisés.
«Mes parents ont récemment été convoqués par les services sociaux sur dénonciation anonyme, raconte-t-elle, car ils élèveraient mes frères et sœurs dans des conditions déplorables. Quiconque connaît ma famille sait que c'est totalement faux.»
«Elle prend un sacré risque»
«Misérable petite prolétaire» selon le polémiste Zsolt Bayer, «étudiante grossière» aux yeux des tabloïds pro-Fidesz, Nagy sait que ses ennemis ne lui feront aucune fleur d'ici les élections d'octobre.
Ce 26 août, pin's de circonstance à la poitrine, elle choisit de rendre public le soutien des centristes libéraux de Momentum, surprise des européennes de mai dernier. Le parti a mis un stand à sa disposition pour collecter les signatures validant sa candidature.
Posée devant un opticien de l'avenue passante Kossuth menant au centre-ville, Blanka débute difficilement son opération séduction. Le débit est hésitant, ses mains tremblantes.
Plusieurs personnes reconnaissent son visage et tracent leur route sans lui laisser l'opportunité de se présenter. D'autres l'évitent en disant avoir déjà paraphé pour un·e candidat·e, ou déclinent poliment la conversation. Après une dizaine de minutes de galère, un homme d'un âge avancé lui apporte son soutien moral, sans pour autant joindre le stylo à la parole.
Blanka décide de déménager un tantinet plus bas, au coin d'un supermarché à quelques mètres de son ancien lycée, dans l'espoir de mieux garnir son formulaire de signatures –le tout sous l'œil attentif et attentionné de son ami photographe László, qui immortalise les discussions.
«Blanka connaît les problèmes de sa ville et s'intéresse sincèrement
au monde qui l'entoure.»
«Honnêtement, je serais bien incapable d'endurer tout ce qu'elle s'est mangé dans la figure depuis son discours. Blanka prend un sacré risque en se lançant ce défi, mais je sais qu'elle a le courage nécessaire pour aller jusqu'au bout», s'enthousiasme László, remotivant sa complice entre deux approches manquées.
«Blanka est aussi têtue que déterminée. Elle connaît les problèmes de sa ville et s'intéresse sincèrement au monde qui l'entoure, lance son camarade, admiratif. J'ai été parmi les premiers à apprendre qu'elle allait s'aventurer dans la course aux municipales, et cela ne m'a absolument pas surpris de sa part.»
«Ni un symbole, ni un outil»
Sur le nouveau lieu du stand, les passant·es s'arrêtent de plus en plus volontiers et Blanka engrange les signatures.
Une grand-mère l'interpelle sur l'exil massif de la population hongroise vers l'Ouest et parle, au bord des larmes, de sa fille expatriée en Angleterre depuis une quinzaine d'années.
L'épouse hongroise d'un couple londonien en vacances lui dit avoir entendu parler d'elle depuis les bords de la Tamise et l'encourage à se présenter seule face au maire sortant.
Un routier retraité, dont tout un pan de la famille vit aussi outre-Manche, se désole auprès de Blanka de constater que les Magyar·es déjà parti·es ne reviendront vraisemblablement jamais.
Courtisée par les socialistes du MSZP en vue des élections européennes, Blanka Nagy avait posé mi-février avec le postulant malheureux à la présidence de la Commission, Frans Timmermans, à la demande du Néerlandais, en marge d'un congrès extraordinaire à Budapest.
Les sociaux-démocrates de la Coalition démocratique ont aussi voulu séduire Nagy en l'invitant à la tribune lors du lancement de leur campagne, le 10 avril.
La jeune femme s'est finalement laissée amadouer par les appels du pied répétés de Momentum et sa promesse de «renouvellement» d'une politique hongroise vampirisée par l'omnipotent Viktor Orbán.
«Blanka a réalisé que mener campagne sans une équipe et une communauté pour l'épauler serait très tendu. C'est pourquoi je l'ai convaincue d'accepter notre soutien, tout en ne lâchant pas l'association appuyant sa candidature», témoigne Alexandra Bodrozsán, elle-même candidate aux municipales à Kecskemét et cheffe de la section locale de Momentum.
Venue prêter main forte à la nouvelle recrue, l'energique trentenaire tient à préciser: «Compter parmi ses rangs une personnalité connue et appréciée des électeurs potentiels représente évidemment un avantage, mais Blanka n'est ni un symbole, ni un outil.»
«Un exemple pour les jeunes»
Au déjeuner, Blanka poste la nouvelle de l'appui de Momentum à sa candidature sur Facebook. Les hiérarques du parti et nombre de figures anti-Orbán likent en chœur.
Le puissant pure player Index évoque une «bombe», propulse l'article sur la page de home. Il est bientôt imité par le site du quotidien de gauche Népszava et le pendant web de l'hebdomadaire de référence HVG.
La riposte ne se fait pas attendre. Le quotidien Magyar Nemzet ironise sur son inexpérience et le portail 888.hu dévoile les craintes d'un informateur secret sur la «terreur» qu'elle provoquerait à Kiskunfélegyháza.
Pendant ce temps, Blanka, Alexandra et deux militantes se relaient devant les quidams sortant du travail ou de l'école avec leur progéniture. László déboule du supermarché et ravitaille tout ce petit monde en boissons fraîches, indispensables face à la canicule orageuse sévissant en Hongrie ce lundi-là.
Blanka songe au porte-à-porte, mais se ravise au vu du bilan plutôt satisfaisant de la journée. Alexandra grille une blonde en observant l'entrain de la jeune candidate, qui rappele les débuts grisants de Momentum en 2017 et le triomphe de la pétition contre la candidature de Budapest aux Jeux olympiques d'été en 2024.
«Telle que je la connais depuis 2015, Blanka est créative et tenace. Je lui ai demandé de se présenter, car je pense qu'elle peut être un exemple pour des jeunes aujourd'hui très éloignés de la politique», explique Tamás Horváth, conseiller municipal socialiste dont l'épouse était l'une des profs de Blanka au lycée.
«Sa décision de rejoindre Momentum sans nous avoir prévenus à l'avance brouille légèrement notre campagne pour ravir la mairie en octobre, mais elle est vraiment mature et ambitieuse pour son âge», développe-t-il au sujet de sa colistière de l'initiative unitaire d'opposition «Avec toi pour notre ville».
Biberonnée aux discours de Barack Obama, cette petite-fille d'un ancien maire de province ne s'imagine pas forcément une longue carrière politique –bien qu'elle ait déjà assimilé les codes du milieu.
Blanka Nagy souhaite se concentrer en priorité sur ses études de droit; elle sera contente quoi qu'il arrive d'avoir tenté sa chance aux municipales, même si le verdict des urnes lui est finalement défavorable.
László ne cache pas sa fierté et lui propose une soirée cinéma, acceptée avec joie. La plus jeune adversaire d'Orbán ne renversera pas le régime de sitôt, mais elle aimerait secouer le cocotier à sa manière.