Dans un récent billet publié dans L'Express, Laurent Alexandre alerte: «Le véganisme détruirait la France.» L'homme signe en tant que chirurgien, énarque, entrepreneur et aujourd'hui business angel: ça en impose et c'est donc en toute humilité que je vais essayer de lui montrer qu'il dit à peu près n'importe quoi, se contentant de dérouler un argumentaire aussi effrayant qu'absurde.
Comme le titre l'indique, son propos est évidemment apocalyptique: «Les conséquences sociales, économiques, culturelles et médicales seraient désastreuses.» Il évoque «une crise économique majeure dans les villes portuaires», des montagnes qui «dépériraient à vive allure», un «exode rural massif», «la fin des ruches (qui) modifierait les écosystèmes végétaux», ou encore «la disparition de l'industrie laitière et fromagère» sans oublier la gastronomie «condamnée à mort» et la mode française «handicapée par l'interdiction du cuir, de la soie et de la laine».
Une sorte de tsunami végétal s'abattrait sur notre beau pays, faisant de nos prairies des «landes disharmonieuses» tandis que «les ravissants ports de pêche avec leurs petits bateaux colorés qui font le charme de Saint-Jean-de-Luz ou de Douarnenez disparaîtraient».
Rassurons d'abord le docteur Alexandre: non seulement, la plupart des personnes vegans ignorent qu'elles ont un tel pouvoir mais elles n'ont pas forcément l'intention ni la force (avec toutes leurs carences, hein...) d'éradiquer les montagnes.
Carte postale de Douarnenez vs chalutiers oubliés
Observons ensuite que les ports de pêche se désertifient depuis pas mal de temps et qu'on y trouve de plus en plus de bateaux de plaisance, de moins en moins de pêcheurs et beaucoup de béton. Si le chroniqueur était honnête, il ne se contenterait pas de cette image d'Épinal et dirait honnêtement que la pêche artisanale souffre davantage aujourd'hui de la concurrence de l'aquaculture (avec antibiotiques et algues invasives) et des chalutiers (qui ramonent sans vergogne les fonds marins, bousillant les écosystèmes, mais ça on s'en fout, j'imagine) que des rares Français·es qui ne mangent pas de poisson. Car, en France, souligne Le Journal de l'environnement, on surconsomme du poisson et donc on en importe, beaucoup, d'autant plus que nos ressources halieutiques diminuent, nous conduisant à pécher des poissons de plus en plus petits. Mais il est vrai que c'est joli, ces bateaux colorés et que le véritable ennemi est ce dangereux «bobo militant».
D'ailleurs, étonnons-nous de cet argument massue régulièrement brandi par les lobbys de l'industrie animale: le grand soir vegan. Du jour au lendemain, tout a changé, tout a disparu, notre civilisation est effacée. Se grandit-on à inventer un tel cyclone en sachant pertinemment que le changement, s'il s'opère, sera long, très long? Que des décennies de mode de vie ne se changent pas en quelques heures? Que rien ne menace aujourd'hui les prairies normandes? Laurent Alexandre est assurément brillant: qu'il fasse semblant de croire à cette vision catastrophiste me navre.
Et m'évoque cette tautologie régulièrement entendue: si on cesse de manger les animaux que l'on élève, ils vont disparaître. Traduisez le sophisme: il faut les tuer pour qu'ils vivent. Je n'ai aucun mal à débattre des vertus ou méfaits de l'élevage, avec quelqu'un qui souligne l'intérêt des bouses dans les prairies ou adore manger de la côte de bœuf mais, par pitié, évitons les argumentaires oiseux. Chacun·e sait qu'il n'y aura pas de grand soir vegan et qu'on n'élève pas des animaux pour leur bien.
Du bon usage du reblochon d'Épinal
Même carte postale s'agissant des fabricant·es de roquefort ou de reblochon qui «devraient quitter leurs montagnes». La défense du fromage passe par celle du fromager de quartier si sympathique qui connaît des tout petits producteurs et productrices si charmantes qui traitent tellement bien leurs animaux –d'ailleurs la vache s'appelle Marguerite– mais elle néglige les variétés les plus industrielles.
Car c'est une AOP Potemkine qu'il nous vend. Pourquoi Laurent Alexandre ne prend-il pas la défense des Apéricube, dont l'aluminium est peut-être le composant le moins dégueulasse? Pourquoi ne pas louer les barquettes de «cordons bleus» de dinde, saturés de fromage minable et de viande de batterie? L'industrie laitière et fromagère est davantage menacée par ses produits de plus en plus transformés que par les rares fabricant·es de faux-mages végétaux (oui, car l'industrie a tellement peur qu'elle interdit l'utilisation du mot...).
It's vegan economy, stupid!
Et, puisqu'il semble s'intéresser à l'innovation et aux emplois, pourquoi ne parle-t-il pas des évolutions de l'industrie de l'alimentation? Danone et Unilever développent une gamme végétale et n'ont pas l'air d'en souffrir (pas au point en tout cas de devoir quitter leurs montagnes). Je prédis le meilleur avenir à Beyond Meat qui produit une fausse viande qui séduit les chaînes de restauration rapide. Et inutile ici de dire que c'est pas bon les KFC, parce que les poulets que l'on y consommait avant étaient au moins aussi infâmes et que le véritable sujet est encore une fois celui de la nourriture industrielle, pas la photo du boucher du coin avec du persil dans les narines pour faire joli.
Bientôt, quand les steaks de Beyond Meat seront présents dans nos supermarchés —et nos boucheries– il sera toujours temps d'imposer une taxe GAFNSEA en gueulant contre l'impérialisme américain. On pourra alors se souvenir qu'il y a eu des Laurent Alexandre pour regarder le passé couleur sépia sans voir qu'un nouveau marché, de niche ou pas, s'ouvrait et qu'il fallait l'encourager plutôt que de le dénigrer.
L'assiette triste est affaire de goût comme d'éthique
En conclusion, dénonçant une «idéologie dangereuse», Laurent Alexandre craint l'émergence d'un «monde étriqué, triste et moche». D'abord, c'est faire beaucoup d'honneur aux vegans que de les rendre responsables de la France moche aujourd'hui et de nos vies étriquées demain. Ensuite, l'adjectif «triste» est affaire de goût comme de point de vue. On peut trouver une asperge et une noix de cajou tristes, parce que pas assez rouges, grasses, saignantes, goûteuses. On peut également estimer qu'un animal mort dans son assiette, un cadavre, est tout aussi triste. Simple question de sensibilité ou d'éthique personnelle.
On peut aussi observer qu'il existe de plus en plus de produits proches de ceux que nous connaissons, qui sont bons (pas toujours, mais de plus en plus), qu'ils soient industriels ou artisanaux. Faites le test, Laurent Alexandre: je vous invite à goûter un Magnum vegan ou un Camemvert et à dire à votre lectorat ce que vous en pensez, à la fois d'un point de vue gustatif et en matière de création de valeur économique. Accessoirement, dites-vous qu'aucun animal n'a été tué ni exploité pour les fabriquer. Ça mérite d'y réfléchir, non?
Et puis, question mode, livre à vous de vous habiller intégralement en cuir et de porter des slips en laine mais, outre qu'il existe des cuirs végétaux (et vous ne ferez pas la diférence), la plupart des vêtement sont en général faits avec des tissus comme le lin ou le coton.
Ce n'est pas la première fois que j'entends ou lis un argumentaire aussi tartufe que celui déroulé dans cette chronique. De fait, astucieux détournement, les mots «intensif», «industriel», «abattoir» n'y figurent pas lorsque certaines des activités actuelles seraient «handicapées», «condamnées à mort». Il n'y manque que le fallacieux bien-être animal. Par sa vision simpliste et mensongère, Laurent Alexandre a l'air aussi ouvert au dialogue que le militant qui casse la vitrine d'une boucherie. Sans oublier qu'il y a sans doute mieux à faire pour défendre l'élevage français que de dire n'importe quoi d'un ton hautain.
PS: je ne traite pas ici du paragraphe relatif aux expérimentations de médicaments sur des animaux, ne m'estimant pas du tout, mais alors pas du tout compétent pour émettre un avis.