On peut les traiter de kidnappeurs, de bons samaritains ou de victimes d'une tragédie politique mise en scène par un gouvernement haïtien aux abois. On peut bien traiter de tous les noms les 10 missionnaires américains inculpés pour avoir emmené 33 petits Haïtiens hors de leur pays ravagé par un séisme, deux faits demeurent indéniables: tous les membres de ce groupe baptiste basé dans l'Idaho (Etat du nord-ouest des Etats-Unis) sont blancs; les 33 enfants haïtiens sont noirs. Noirs, comme les enfants adoptifs de Madonna et du très célèbre couple Brad et Angelina. Noir, comme 1 petit Américain sur 3 en famille d'accueil en attendant d'être adopté. Noire, comme la race (1) la moins privilégiée par les mères nourricières, selon les données du gouvernement américain.
La complexité de l'adoption transraciale
Parler d'adoption et de race scandalise les gens. Les politiques d'adoption foncièrement raciales sont imprégnées de plusieurs siècles de colonialisme, comme le paternalisme blanc exercé sur les communautés minoritaires au niveau national et dans les pays en voie de développement. Résultat: elles ont laissé des cicatrices aussi profondes que celles de l'adoption forcée d'enfants amérindiens dans des familles blanches au milieu du XXe siècle. De même que la récente campagne de conversion des orphelins indonésiens musulmans au christianisme après le tsunami de 2004.
Aujourd'hui, les réalités de l'adoption transraciale (2) demeurent complexes. Il y a d'une part les politiques antinomiques du gouvernement américain qui préconisent à la fois le «race-matching» (correspondance des races) et l'adoption «colorblind» (sans distinction de couleur). D'autre part, certains pays, notamment la Chine, les ex-républiques soviétiques ou encore le Guatemala, n'ont cessé de changer leurs textes de loi dans ce domaine. Ces contradictions sont inconfortables: on reproche aux blancs d'être réticents quant à l'adoption d'enfants noirs, mais on reproche aussi aux parents adoptifs de petits noirs ne pas être capables de préparer leur(s) enfant(s) à faire face à la discrimination ou à s'approprier leur identité. Et voici la plus troublante des incohérences: l'adoption n'est-il pas un acte d'amour? Un acte altruiste? Peut-on décemment dire à des parents adoptifs d'un enfant qui se trouve être d'une race différente que leur lien affectif est teinté de plusieurs générations de racisme?
Mais les attitudes sociétales au sujet de la race et de l'adoption ne tiennent pas à une seule famille, à un incident ou une politique. Et notre manque de volonté d'aborder le sujet au milieu des clameurs à propos des «orphelins d'Haïti» n'est qu'un obstacle de plus à un débat nécessaire. Pour les blancs, les personnes de couleur, les parents adoptifs et les enfants adoptifs. Eluder la question ne fait qu'ouvrir les blessures, et personne n'en sortira gagnant. Ni les parents adoptifs blessés par le regard et le jugement de la société. Ni les enfants qui devront démêler les enchevêtrements complexes de leur identité. Finalement, les victimes sont les personnes de couleur, forcés de voir une mesure de leur valeur dans la façon cavalière dont la société traite l'adoption et la race.
Barbie et sa petite Chinoise adoptive
Selon la culture populaire, l'adoption transraciale est une mode, comme celle de posséder un Jack Russel plutôt qu'un caniche. Sur le site de US Weekly, un commentateur se demande si Angelina Jolie adoptera bientôt un petit Haïtien pour «aller avec la petite Zahara». D'ici là en tout cas, il y a toujours la White Swan Barbie, qui possède un accessoire très pratique: une petite Chinoise adoptive. Il y a aussi Gia, une concurrente de l'émission de téléréalité The Bachelor, dont la profession est «mannequin pour maillots de bain». Blottie auprès d'un feu de camp en compagnie de Jake, le bachelor (célibataire), Gia lui confie qu'elle veut avoir deux enfants et adopter une petite Chinoise. Elle veut «aussi un cochon bedonnant». Ricanements.
Terrance Heath (un noir) discute avec son petit ami sur un blog, The Republic of T, de la possibilité d'élever deux petits Afro-américains. Je lui ai demandé ce qu'il pensait de la ruée vers les «orphelins» haïtiens. Il explique: «Cela reflète le désir d'éviter certains aspects de l'histoire [des Etats-Unis]; ils se disent sans doute que les enfants haïtiens sont en dehors de cette histoire. Cela les éloigne un peu de l'histoire du racisme [en Amérique].» De même que les adoptions d'enfants asiatiques ou latino-américains.
Une hiérarchie inavouée
Il existe une hiérarchie inavouée de l'adoption, selon le révérend Joseph Santos-Lyons, un «enfant adoptif transracial» résidant à Portland (Oregon) qui a œuvré pour l'Unitarian Universalist afin d'éduquer les jeunes de couleur adoptés par des familles blanches. En première position, ce sont des enfants blancs, américains ou venant des ex-pays soviétiques et des pays de l'Est. Quand les législations nationales rendaient l'adoption plus difficile, la Chine et les autres régions d'Asie étaient le deuxième choix. Puis vient l'Amérique latine et enfin l'Afrique et Haïti (sans prendre en compte l'effet multiplicateur du séisme). Dans cette hiérarchie, les enfants métis ou mélangés se situent à des endroits variables, mais plus ils peuvent passer pour les progénitures biologiques des parents, plus ils sont désirables. Les petits noirs américains arrivent en dernière position.
«Cette façon de penser et ces attitudes sont des réalités», regrette Santos-Lyons, ce métis tchèque et chinois de 36 ans qui se définit comme un hapa (métis ayant des origines asiatiques ou pacifiques). Il est bien conscient que beaucoup de gens raisonnent de cette manière: ses propres parents adoptifs, blancs, qui l'ont recueilli directement aux Etats-Unis, lui ont confié qu'on leur avait d'abord proposé un bébé noir. «Ils ont refusé et attendu d'avoir un enfant aux origines mélangées. C'est une vérité dure à entendre», confie-t-il. Quand les enfants adoptifs grandissent et commencent à comprendre l'histoire et les politiques d'adoption, notamment le fait que de nombreuses adoptions internationales sont le produit de la traite d'enfants ou de la contrainte exercée sur les parents biologiques, «cela les bouleverse et les blesse», déplore Joseph Santos-Lyons. Il n'y a qu'à voir le groupe Transracial Abductees (3) (sous-titre: «angry pissed ungrateful little transracially abducted motherfuckerers from hell» (les fils de putes de petits adoptés transraciaux révoltés ingrats), dont le site Web affirme que «l'adoption cache le pouvoir inégal entre les kidnappeurs et les kidnappés, et dans le commerce du kidnapping de manière générale».
Etre armé contre le racisme
Des militants moins extrémistes ont également tenté de décourager l'adoption transraciale, expliquant que les enfants de couleur élevés par des parents blancs perdent une part de leur identité et ne sont pas armés pour vivre dans une société où on les jugera sur la couleur de leur peau. Historiquement, l'Association américaine de travailleurs sociaux noirs a toujours adopté une position virulente à propos de l'adoption de petits noirs par des parents blancs. Terrance Heath se dit favorable à l'adoption interculturelle, sous réserve que les parents veillent bien à ce que l'enfant ne se sente pas culturellement et ethniquement isolé. «J'essaie d'apprendre à mes fils qu'ils ne doivent pas refléter toutes les représentations d'eux (en tant qu'Afro-américains) qu'ont les autres. C'est ce que m'ont enseigné mes parents, poursuit Terrance Heath. Les parents adoptifs de petits Haïtiens devront aussi faire attention à cela.»
Angie Chuang
Traduit par Micha Cziffra
(1) Cet article étant traduit de l'américain, nous conservons le mot «race» qui, en anglais, est employé pour désigner l'origine ethnique, bien qu'en France l'utilisation de ce mot fait débat.
(2) Bien que ce terme soit sujet à débat (doit-on plutôt parler d'adoption «transethnique» ou «interraciale»...?), c'est celui que nous utiliserons ici pour traduire le terme anglais «transracial».
(3) Jeu de mot entre «adoptee» (enfant adoptif) et «abductee» (kidnappeur).