Société

Les noms de rues, nouveau terrain du jeu militant

Temps de lecture : 7 min

Baptiser nos rues est un hommage aux figures de l'histoire. Associations et municipalités se disputent ces petits bouts de panneau bleu, vitrines des causes politiques qu'ils défendent.

Rosa Parks, Mark Ashton et Simone Veil, des noms illustres déjà ou bientôt référencés sur votre GPS. | National Archives and Records Administration Records of the U.S. Information Agency Record Group 306, Johnny Orr et Nationaal Archief via Wikimedia
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Rosa Parks, Mark Ashton et Simone Veil, des noms illustres déjà ou bientôt référencés sur votre GPS. | National Archives and Records Administration Records of the U.S. Information Agency Record Group 306Johnny Orr et Nationaal Archief via Wikimedia . 

Soixante-quinze ans après le débarquement des troupes africaines en Provence, Emmanuel Macron appelait jeudi 15 août les maires de France à faire vivre, «par le nom de nos rues et de nos places, par nos monuments et nos cérémonies, la mémoire de ces hommes qui rendent fiers toute l'Afrique et disent de la France ce qu'elle est profondément». Le président de la République voulait rendre hommage aux soldats africains qui ont participé à la Libération. Preuve que les rues sont une incontournable marque de reconnaissance envers les personnes qui ont contribué à écrire l'Histoire du pays.

Jean-Claude Bouvier, spécialiste de la toponymie (science qui étudie le nom des lieux) et auteur du livre Les noms de rue disent la ville, a une explication: «Une mémoire collective s'exprime à travers ces noms. Les Français y sont attachés. Ils ont envie de se souvenir de leur Histoire. Ce sont des patronymes que l'on fréquente constamment, des signes concrets de l'attachement au passé, aux valeurs républicaines.»

S'inscrire dans l'Histoire du pays

À Paris, la fierté des LGBT+ s'est inscrite sur quelques rues en juin 2019. Plusieurs d'entre elles ont été rebaptisées du nom de personnalités disparues qui ont fait le mouvement, comme Claude Cahun, artiste et militante gay, ou Pierre Seel, qui a survécu à sa déportation pour homosexualité pendant la Seconde Guerre mondiale. La capitale accueille désormais une place Harvey Milk –premier homme politique ouvertement gay aux États-Unis, mort assassiné–, ou encore une place en souvenir des émeutes de Stonewall.

Ces noms nouvellement exposés sont le fruit du combat mené par Jean-Luc Romero, conseiller municipal du XIIe arrondissement de Paris et militant de la cause LGBT+. L'histoire de ce mouvement s'inscrit désormais mieux dans celle de la France.

La recherche de reconnaissance à travers les noms de rues est un combat que mènent aussi les mouvements féministes. Dans la nuit du 7 au 8 mars, les membres du collectif #NousToutes collaient 1.400 affiches portant des noms de femmes dans les allées parisiennes.

Au réveil, les personnes qui passaient par là pouvaient traverser une rue provisoirement nommée Chantal Akerman, cinéaste belge, ou encore Malala Yousafzai, prix Nobel de la paix 2014. Selon le collectif, seules 2% de rues de l'Hexagone portent le nom d'une femme.

Rendre justice aux femmes

Leur porte-parole, Camille Bernard, précise que cette inégalité «fait partie de l'invisibilisation des femmes, chose marquante dans l'Histoire. On a l'impression que toutes les grandes choses étaient faites par des hommes». Un travail doit être fait pour de rétablir la situation. «Les rues, ce sont des prolongations du Panthéon partout en France. Les femmes n'y ont pas la place qu'elles méritent», poursuit la militante.

L'opération devait aussi alerter sur les causes que défend le collectif. Certaines affiches portaient le nom de femmes mortes sous les coups de leur compagnon, comme la rue Nadine, tuée par son conjoint en 2019.

«L'idée, c'est de faire une action qui certes ne sera pas inscrite dans les livres d'Histoire mais qui, à force de petits pas, fera avancer les consciences générales sur les questions d'inégalité, donc de violence», conclut Camille Bernard.

200 rues au nom d'Arnaud Beltrame

Partout en France, de nombreuses mairies entendent ce message. Les rues se féminisent. La ville de Paris a déclaré vouloir favoriser les noms de femmes dans l'espace public. De même pour Bondy, Nantes ou encore Strasbourg, où le premier adjoint au maire Alain Fontanel affirme vouloir «donner la priorité à la féminisation des noms».

Dans la capitale alsacienne, 62% de noms de femmes donnés à des espaces publics (rues, allées, pistes, ponts, etc.) l'ont été entre 2011 et 2018. Pour y nommer les rues, «on s'efforce a minima de respecter la parité. Sinon, c'est plutôt deux noms de femmes pour un nom d'homme. Sachant que même à ce rythme, il va nous falloir un siècle pour arriver à la parité effective».

«Arnaud Beltrame, c'est le culte du héros qui a donné sa vie pour d'autres personnes, du martyr contemporain.»
Jean-Claude Bouvier, professeur en sciences du langage

Pour que l'égalité soit rétablie, il faut prendre son mal en patience. «Quand nous avons cherché une avenue pour Simone Veil en 2018, la difficulté était de trouver des espaces publics dignes de cette personnalité. En même temps, débaptiser une autre rue est difficile parce que cela impose un tas de problèmes administratifs. On a finalement choisi de dédoubler le nom de l'avenue de la Paix qui s'appelle désormais avenue de la Paix–Simone Veil», précise l'élu LREM.

Dans des cas exceptionnels, les rues de France peuvent faire de la place. En l'espace d'une année, l'officier de gendarmerie Arnaud Beltrame a donné son nom à environ 200 rues. Autant d'hommages rendus au militaire décédé le 23 mars 2018 à Trèbes, après s'être volontairement substitué à une otage.

Pour Jean-Claude Bouvier, c'est «un événement récent qui paraît légitime. Cela montre une sensibilité assez forte au problème du terrorisme. Les Français sont extrêmement sensibles à cela. Arnaud Beltrame, c'est aussi le culte du héros qui a donné sa vie pour sauver d'autres personnes, celui d'un martyr contemporain».

Une mémoire du passé colonial

L'objectif des militantes de #NousToutes n'est pas uniquement de renommer les rues au nom de nouvelles causes. Dans un premier temps, ils souhaitent nous inciter à nous interroger sur les grands noms qui ornent chaque tournant.

Camille Bernard développe: «On n'espère pas vraiment que les mairies changent les noms de leurs rues. L'objectif est plutôt que les passants voient l'affiche et se demandent pourquoi c'est un nom d'homme. On veut que certaines personnes se demandent qui était telle ou telle femme. Pour que chacun puisse en parler autour de soi. Si certains noms restent dans les mémoires, c'est aussi parce qu'on a l'habitude de les lire sur les plaques.»

La mémoire des rues est aussi celle du passé colonial de la France, encore glorifié par des allées de la capitale et ses alentours, selon Didier Epsztajn et Patrick Silberstein. Ensemble, ils ont co-écrit le Guide du Paris colonial et ses banlieues. On y trouve le nom des «idéologues du colonialisme liés à l'appareil d'État», parmi lesquels Paul Bert, qui fut président d'honneur de la Société pour la protection des colons et l'avenir de l'Algérie, Jean-Baptiste Colbert, qui a initié le Code noir, Louis Faidherbe ou encore Jules Ferry, figures du colonialisme –dont les patronymes parsèment les rues.

«Il n'y a aucune raison qu'on n'ait pas de débats en France»

Didier Epsztajn considère que «dans une ville comme Paris, le système colonial a réussi à imposer cette Histoire dans les rues à un niveau qu'on n'imagine pas». «On retrouve des gens du colonialisme français parmi les dreyfusards, les gaullistes et les antigaullistes», complète Patrick Silberstein, qui «ne dénonce pas tant les hommes que le système de l'époque».

Les deux auteurs proposent d'ajouter aux rues incriminées des «notices explicatives» rappelant leur d'implication dans l'entreprise coloniale. Patrick Silberstein veut penser aux personnes qui, dans la population française, ont des ancêtres issus d'anciennes colonies, et qui empruntent ces rues quotidiennement.

Il conclut que, au fond, «choisir ces noms, c'est une bataille politique, de tout temps et de chaque instant. C'est un long processus qui finira bien par aboutir».

Les auteurs proposent le nom de Fatima Bedar, noyée dans la Seine le soir de la répression du 17 octobre 1961.

S'il garde espoir, c'est qu'il a observé «un mouvement de complément [inaugurée en 2005], comme la place Mehdi Ben Barka».

Plutôt que de réécrire ou lisser l'Histoire, le but des auteurs est avant tout de susciter la discussion. Pour Didier Epsztajn, «il n'y a aucune raison qu'on n'ait pas de débats en France comme il y en a dans d'autres pays». Son souhait est de «reprendre la main sur les lieux d'Histoire sur lesquels on habite et donner leur place à d'autres histoires».

Les auteurs proposent par exemple en remplacement le nom de Fatima Bedar, victime à 15 ans de la répression du 17 octobre 1961 et retrouvée noyée dans la Seine, ou encore celui de Jacques Nestor, qui figure parmi les victimes d'une manifestation réprimée par les forces de l'ordre en Guadeloupe en 1967.

Des causes militantes plus récentes

La question coloniale est tout aussi sensible à Bordeaux. Dans cet ancien carrefour du commerce triangulaire, une rue a failli se parer du nom de Frantz Fanon, militant décolonial décédé en 1961. Face à une levée de boucliers, l'ancien maire de la ville Alain Juppé a décidé de surseoir à cette décision en février 2019.

Des causes militantes plus récentes cherchent à trouver leur place au coin des rues. L'association Peta défend la cause animale en pointant du doigt certains noms de rue depuis quelques années pour que les animaux y trouvent leur place. En hiver 2018, elle proposait au maire du village d'Issigeac (Nouvelle-Aquitaine) de renommer la rue Saucisse du nom de «Soy-cisse», son alternative vegan.

En mai 2018, ses membres proposaient au maire de Sarlat (Dordogne) de renommer une rue «Faux Gras», alternative vegan au foie gras. Auparavant, ce fut «rue aux Fauxmages» en lieu et place de rue aux Fromages à Caen (Calvados), et «rue des Gens bons» à la place de la rue du Jambon à Lille.

Le but de ces sollicitations, volontairement comiques, est de soulever le débat sur la souffrance animale. Ces demandes, souvent relayées dans les médias régionaux et nationaux, sont un moyen simple de diffuser un message à moindre coût.

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