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En Chine, les adeptes du bondage pieds et poings liés par un État policier

Temps de lecture : 9 min

À Shangai, malgré la censure, ces personnes tentent de vivre leur passion.

Les ateliers dédiés à cette pratique ont enregistré une participation record en août 2018: près de 200 personnes étaient au rendez-vous. | NFGphoto via Flickr
Les ateliers dédiés à cette pratique ont enregistré une participation record en août 2018: près de 200 personnes étaient au rendez-vous. | NFGphoto via Flickr

À Shanghai (Chine)

Tête. Épaules. Jambes. Huahua* soutient ses sujets lorsqu'elle les ligote. La corde ne doit pas être trop tendue. En cas d'urgence, ses cisailles sont là, près d'elle, sur le sol. La pose finale ne doit pas être atteinte trop rapidement.

Elle agit avec lenteur et précision pour faire monter l'attente. Les cordes tendues maintiennent l'intensité. Lorsqu'elle suspend une personne à un crochet fixé au plafond, c'est tout son corps qui sert de contrepoids pour élever le sujet dans les airs.

Huahua anime des ateliers de bondage dans l'arrière-salle d'un sex shop, au cinquième étage d'un vieux bâtiment de la concession française de Shanghai. Les murs sont couverts de miroirs, si bien que la personne qui ligote (rigger) et celle qui est ligotée (bunny) s'y réfléchissent à l'infini. Le sol est capitonné de manière à amortir les chutes.

Pimenter la vie sexuelle

Voilà deux ans que la communauté du bondage s'épanouit à Shanghai, portée par des animatrices comme Huahua. Avec son atelier, elle sort prudemment la pratique de la chambre à coucher pour la présenter au grand jour.

La communauté est en plein essor, mais sa taille reste encore modeste –elle doit faire face à la résistance des bonnes mœurs comme à l'omniprésence de la censure. Des conventions ont été annulées par les autorités. Le réseau social WeChat a supprimé des salons de discussion; des sites d'information ont retiré des articles évoquant le sujet.

Une grande partie de la jeunesse chinoise se sent prise au piège. La libération sexuelle ne cesse de gagner du terrain, mais leur gouvernement conservateur et autoritaire voit encore d'un mauvais œil la liberté d'expression sexuelle et les communautés marginales.

Des artistes s'intéressent à l'esthétique de la corde. D'autres pratiquent le BDSM depuis longtemps.

La plupart des personnes qui participent aux ateliers du mercredi sont débutantes. On y trouve des individus étrangers et des gens du cru. Lorsqu'elle enseigne les bases du ligotage, Huahua (qui est chinoise, mais qui a grandi au Royaume-Uni) alterne entre chinois et anglais, avec accent britannique.

Parmi les élèves on trouve des artistes qui s'intéressent à l'esthétique de la corde. D'autres pratiquent le bondage et discipline, domination et soumission, sado-masochisme (BDSM) depuis longtemps. La plupart des personnes qui assistent à ces ateliers viennent simplement à un ou deux cours pour pimenter leur vie sexuelle.

Les adeptes de la corde qui ont plus d'expérience se rassemblent un vendredi sur deux. Huahua estime qu'il est important de mettre en place des rendez-vous réguliers pour entretenir la communauté.

Censure et bonnes mœurs

Avant 2017, la plupart des personnes de la région qui pratiquent le bondage étaient autodidactes. Elles pratiquaient dans l'intimité, en s'inspirant de vidéos YouTube et Vimeo. Cette sous-culture n'est pas la bienvenue sur l'internet chinois. Les articles et vidéos consacrés au sujet sont souvent retirés. Pour tenter d'échapper à ce type de censure, les personnes chargéee de l'organisation présentent souvent cette activité comme une forme d'art plutôt que comme une pratique sexuelle (pour les gens qui le pratiquent, il est les deux à la fois).

Huahua, par précaution, préfère utiliser l'expression «art de la corde» lorsque l'on aborde le sujet en langue chinoise sur le net; elle recommande par ailleurs l'usage de photos conceptuelles, non explicites.

Avant 2017, la communauté limitée autant que morcelée du bondage était presque exclusivement clandestine. Les ateliers étaient organisés en appartements et l'on ne pouvait y participer que sur invitation. Il existait d'autres groupes BDSM, mais aucun n'était exclusivement consacré au bondage –les événements publics et ouvertement érotiques étaient encore rares.

Le projet Tie-Up a vu le jour en août 2017. C'est le premier atelier de bondage récurrent de Shanghai. L'organisateur, Davide*, est Italien et vit à Shanghai depuis près de dix ans. Il avait découvert l'art de la corde plusieurs années auparavant lors d'un passage au festival Burning Man, dans le Nevada. Après avoir suivi un enseignement dispensé par des professionnel·les au Japon (la Chine comptant peu de spécialistes), il a lancé ses propres événements à Shanghai.

Le bondage est un art érotique qui consiste à ligoter autrui à des fins sexuelles et/ou artistiques. Les riggers (personnes qui portent) ligotent leurs bunnies (lapins) en formant des motifs complexes. L'histoire de l'art et de la littérature regorge de ligotages érotiques, mais c'est au Japon que le bondage moderne doit une grande partie de sa popularité et de ses techniques, lesquelles ont été exportées aux quatre coins du monde. Les termes les plus connus, kinbaku (liens serrés) et shibari (ligotage esthétique), font fi de la dualité artistique versus érotique propre à cet exercice. En Asie, on peut trouver des communautés de bondage très actives dans des villes comme Tokyo, Hong Kong ou Séoul.

Les ateliers de Davide ont rencontré un succès immédiat à Shanghai. Les adeptes de cette pratique pouvaient enfin se rassembler, faire des connaissances et approfondir leurs compétences. Une quarantaine de personnes ont répondu présentes le premier soir. Une moitié d'extraction chinoise, l'autre d'origine étrangère. «Les participants chinois ont commencé à partager ces rassemblements sur les réseaux sociaux; d'autres personnes du pays sont venues et elles ont vu que [ce type d'événements] pouvaient avoir lieu au grand jour, raconte-t-il. Pas besoin de se cacher en sous-sol, de porter un masque ou d'appliquer je ne sais quelle technique de dissimulation.»

La Chine comptait déjà plusieurs communautés fétichistes installées à Shanghai (latex, caoutchouc, fouets). En s'associant progressivement aux événements de Davide, la communauté s'est vite agrandie.

C'était la première fois qu'une réunion de ce type était organisé au vu et au su de tout le monde. L'atelier Tie-Up a pris place au Roxie, célèbre bar lesbien du centre-ville de Shanghai. Davide a assuré la promotion de ses ateliers sur WeChat, le plus grand réseau de messagerie de Chine. Leur but déclaré était la pratique de la corde mais les événements servaient de lieu de rassemblement pour de nombreuses communautés fétichistes du pays. Les ateliers ont enregistré une participation record en août 2018, pour la réunion anniversaire du groupe –près de 200 personnes étaient au rendez-vous.

Ce moment de gloire fut de courte durée: deux mois plus tard, le groupe était visé par une enquête de police. Davide pense qu'un membre du groupe WeChat de Tie-Up (qui rassemblait alors près de 400 personnes) l'a dénoncé pour contenu obscène. Son groupe de discussion s'est retrouvé bloqué. La même semaine, les forces de police ont fait une descente au Roxie. Les agents sont repartis sans verbaliser qui que ce soit après que les propriétaires leur ont montré l'enregistrement de l'événement: du bondage consensuel et, surtout, non érotique (selon la section 301 du Code pénal chinois, toute personne reconnue coupable d'avoir «assemblé une foule à fin d'activités obscènes» peut encourir une peine allant jusqu'à cinq ans de prison). Les autorités ont néanmoins fermement conseillé au personnel du bar de ne plus accueillir ce type d'événements.

Davide a décidé de faire profil bas et de ne plus organiser d'atelier pour un temps.

Descentes de police

En février dernier, la police s'est de nouveau manifestée, en frappant cette fois à la porte de Davide. Elle voulait tout savoir sur un événement organisé par ses soins durant le mois de septembre de l'année précédente. Une femme avait posté des photos d'art prises pendant l'atelier et ses clichés laissaient croire qu'il s'agissait d'un événement plus érotique qu'il ne l'était réellement. Lorsque l'organisateur a expliqué l'origine de la méprise, les agents de police lui ont de nouveau laissé entendre qu'il valait mieux s'abstenir d'organiser ce genre de rendez-vous. Un avertissement poli, mais ferme. Davide s'est mis en retrait pour un temps mais il a fini par reprendre ses ateliers mensuels.

Le BDSM et le bondage ne sont pas illégaux à strictement parler. Reste que le droit chinois est assez vague. L'«obscénité publique» est sujette à bien des interprétations. La prudence doit rester de mise dans un pays qui enferme toute personne jugée problématique en invoquant des textes de loi pour le moins évasifs (comme le «trouble à l'ordre public»).

Xiaoqian** est une autre habituée de la communauté du bondage à Shanghai. Née loin de la métropole, elle est aujourd'hui instructrice sportive en ville. «Ils peuvent faire passer de nouvelles lois dans le seul but de vous envoyer en prison, m'a-t-elle expliqué lorsque je lui ai demandé si les événements de bondage non érotique étaient autorisés. C'est comme ça que fonctionne le droit chinois.»

«Aucun Chinois n'oserait monter une telle communauté: on pourrait perdre notre liberté.»
Xiaoqian, membre de la communauté du bondage à Shangai

C'est peut-être la raison pour laquelle personne dans cette communauté (pourtant forte de plusieurs centaines de fidèles) n'a assuré la relève lorsque Davide a interrompu son atelier Tie-Up pendant plusieurs mois. «Je pensais que quelqu'un assurerait la relève si la police m'empêchait de pratiquer. Il est beaucoup plus facile d'organiser ce type d'événement en tant que Chinois: aucun problème de visa, pas de barrière de la langue», détaille-t-il. Mais personne n'a pris le relais.

Pourtant, lorsque Davide a relancé son atelier en avril, toute la communauté est revenue. «Ils m'attendaient pour reprendre, en fait», raconte-t-il. Leur réticence est compréhensible. Pour Xiaoqian, qui est Chinoise, le gouvernement représente une menace bien plus sérieuse que pour des personnes d'origine étrangère comme Huahua ou Davide. «Je pense qu'aucun Chinois n'oserait monter une telle communauté. Les répercussions pourraient être graves. On pourrait perdre notre liberté», assure-t-elle. Davide partage cet avis. En tant qu'étranger, il n'encourt que la révocation de son visa professionnel en organisant des événements de bondage –ce qui ne l'effraie pas particulièrement.

«Au moindre bruit bizarre, je me demande si les flics vont débarquer ou si un riverain va nous dénoncer.»
Xiaoqian, membre de la communauté du bondage à Shangai

Xiaoqian se montre donc très prudente lorsqu'elle parle de sa passion sur les réseaux sociaux. Elle ne poste ses photos que sur Instagram, hors de portée de la censure chinoise (la plateforme est bloquée en Chine, mais de nombreuses personnes y accèdent via VPN). Elle se refuse à poster ce type de contenus sur WeChat, redoutant d'éventuelles répercussions. La population chinoise ne peut se soustraire à la surveillance de l'État. Elle tente de la contourner autant que possible.

Xiaoqian n'est jamais tranquille lorsqu'elle participe à un événement. «Il y a toujours une petite voix dans ma tête, du genre: “S'il y a trop de bruit, si c'est trop voyant, il faut que tu t'éclipses rapidement.” Au moindre bruit bizarre, je me demande si les flics vont débarquer ou si un riverain va nous dénoncer.» Cette inquiétude permanente l'empêche de se détendre et de profiter de la vie.

Certains individus se jettent à l'eau malgré les risques –même loin de Shanghai et du nombres de personnes expatriées qui y sont installées. De petites communautés de bondage ont vu le jour aux quatre coins de la Chine. À Tianjin, petite ville située au sud-est de Pékin, le groupe 815 (qui n'a pas accepté notre demande d'entretien) organise régulièrement des séances publiques. Ce groupe est constitué en entreprise déclarée. Il doit demander un permis à la police avant chaque atelier (en Chine, chaque rassemblement public doit obtenir l'aval des autorités), et les billets qu'il vend sont taxés. L'essentiel de sa communication est axée sur l'aspect artistique du bondage. Le groupe a lui aussi eu maille à partir avec la police, mais Davide estime que 815 est plus ou moins protégé par sa qualité d'entreprise déclarée et ses permis en règle.

Crazy, le «Maître»

Un nom est souvent revenu dans mes interviews avec les passionné·es de corde: Crazy, un vétéran du bondage chinois, considéré par beaucoup comme le premier maître du pays.

Il pratique depuis les années 1990. Crazy vit à Pékin avec une personne soumise, qui l'appelle toujours «Maître». Le vieil homme est des plus sympathique. Il pratique la corde depuis plusieurs dizaines d'années. Le regain de popularité de cette pratique le réjouit profondément mais lui-même n'organise aucune représentation publique. Le maître ne ligote que dans l'intimité.

«La communauté dissimule de nouveau une partie de ses activités.»
Davide, organisateur des événéments Tie-Up

Reste qu'en dehors de quelques cas particuliers (815, Crazy), la majorité de la communauté chinoise est basée à Shanghai. Les gens qui n'y habitent pas (Ben, qui vit dans la province de Jiangxi, ou Will, qui vit à Nankin) font le voyage pour participer aux ateliers de Davide.

Le bondage fait l'objet d'un engouement manifeste. Les cours de Huahua (auxquels j'ai assisté plusieurs fois) affichent toujours complet. Certains des ateliers de Davide ont attiré plusieurs centaines de personnes. Dans la sphère privée, la communauté est en plein essor. Des élèves de Davide ont installé des points de suspension à leur domicile pour attacher leurs partenaires. Les rassemblements publics demeurent plus complexes à organiser. Nombre de fidèles, à l'instar de Xiaoqian, redoutent les descentes des police. J'ai demandé des nouvelles de la communauté à Davide, qui m'a répondu qu'«elle dissimule de nouveau une partie de ses activités».

Il y a des personnes curieuses de tout et amatrices de sexe non conventionnel en Chine, comme dans le reste du monde. La corde les attire, pour son esthétique comme pour sa dimension sexuelle. Mais elles sont maintenues pieds et poings liés par un État policier qui brime toutes les formes d'expression qu'il estime dangereuses.

* Ces personnes ont demandé à ce que seul leur prénom soit cité.

** Le prénom a été changé.

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