La rentrée littéraire 2019 va encore laisser du monde sur le carreau, avec pas moins de 524 titres annoncés. Difficile d'imaginer que les cinq titres suivants passent inaperçus, tant ils sont forts et singuliers. Tous parlent du corps, de la façon dont il se transforme, se déforme, s'apprivoise. Tous émanent de jeunes plumes (33 ans de moyenne d'âge). Tous méritent d'être découverts avec appétit.
Onanisme, l'été en pente dure
Justine Bo | Sarah Balhadère
De par son titre, le cinquième roman de Justine Bo mérite le prix du livre le plus compliqué à lire dans les transports en commun. Ainsi que d'autres bien plus prestigieux. L'autrice de Si nous ne brûlons pas plante son décor à Cerbère, petite ville occitane où vivote Nour, 20 ans. L'univers de Nour se limite à une poignée de décors, dont le McDo où elle travaille à mi-temps et le bunker où, très régulièrement, elle se rend pour se masturber. Onanisme démarre le lendemain de la finale de la Coupe du monde de football masculin 2018, et ce n'est pas un hasard: le livre a des allures de lendemain de fête, avec la gueule de bois qui ne passe pas, les odeurs de tabac froid, et le spleen qui suit immanquablement chaque climax.
Ce jour-là, dans le bunker, Nour trouve un revolver, qu'elle baptise Manurhin. Une relation intime se noue entre l'arme à feu et la jeune femme, convaincue que cette rencontre-là marque pour elle le début d'une nouvelle vie, possiblement placée sous le signe de la violence. L'écriture de Justine Bo est précise, tranchante, irradiée par un soleil de plomb qui nous écrase littéralement. La quatrième de couverture cite L'Étranger de Camus, et pour mille autres livres, cela aurait semblé présomptueux. C'est sans compter sur une autrice au tempérament de feu, qui n'a à rougir d'aucune comparaison, et ne cherche d'ailleurs à ressembler à personne.
Extrait:
«Je ne veux plus qu'advienne la nuit. Je refuse. Nous devons abolir la nuit. Lui interdire de nous entraîner dans sa chute. Il faut, quel qu'en soit le prix, nous prémunir de sombrer avec elle. La nuit ne peut nous emporter. J'ai peur de cette nuit comme de toutes les autres. La nuit m'épouvante parce que je la sais. Je connais trop ses affres pour ne pas redouter son triomphe. Que le jour ne finisse pas. Que les lampadaires ne s'illuminent ni ne s'éteignent. Que le ronronnement des scooters sur le parking ne cesse, que les voix ne se taisent. Que le jour vienne, immédiatement, à l'endroit exact du coup des sept heures, et que l'on ne parle plus de ces nuits qui s'invitent et repartent comme la mort. Je rêve que demain, Saïd reprenne le cours de sa déroute.»
Justine Bo, qu'aimeriez-vous qu'on dise de votre livre?
«Qu'une fois lu, il reste.»
Jolis jolis monstres, une renaissance puis l'autre
Julien Dufresne-Lamy | Photo fournie par l'auteur
Beau bilan pour Julien Dufresne-Lamy, né en 1987: celui qui écrit aussi pour la jeunesse signe avec Jolis jolis monstres son quatrième roman. Sa plume toujours aussi assurée nous fait plonger illico dans le New York contemporain et celui des années 1980, théâtres parallèles de deux éclosions. D'abord celle de James, qui se fit connaître au début des années sida sous le nom de Lady Prudence, l'une des plus fascinantes drag queens de son époque. Ensuite celle de Victor, père de famille hétéro qui finit par se lancer lui aussi dans une carrière drag qui l'attire, le tout sous la férule de James.
Chez Dufresne-Lamy, la langue est rythmée, pleine de percussions et de variations. L'écrivain maîtrise son univers sur le bout des doigts, faisant se matérialiser Nan Goldin, Keith Haring ou encore RuPaul de façon plus que convaincante. En réalité, Jolis jolis monstres pourrait passer sans mal pour la très bonne traduction française d'un grand roman américain. L'auteur, qui écrivait sur les séries télévisées bien avant que ce soit à la mode, a le sens de la fresque et de l'arc narratif. Éxubérant et intime à la fois, le livre décrit à merveille ce tiraillement entre la volonté d'être la personne que l'on est au fond de soi et la peur panique d'être rejeté·e par une société qui n'y comprend rien. Si bien qu'à la fin, les larmes de tristesse se mêlent aux larmes de joie.
Extrait:
«Pour les queens, il existe trois types de performance. Celle qui reproduit l'image hétéronormative. Celle qui la rejette. Et celle qui la déplace. Pour ce soir, je choisis la troisième. Je veux être différente. Briser les conventions. Réunir les hommes et les femmes, les belles pédales et les beaux fils à papa. Dans mon numéro, je vais marier les refoulés, les touristes, les locaux, les malades. Faire des nœuds dans les genres. Les bisexuels, les lesbiennes et les trans. Éclater le binaire. Faire de l'identité une grande fête, avec mes paillettes, mes revendications et ma robe d'homme homosexuel.»
Julien Dufresne-Lamy, qu'aimeriez-vous qu'on dise de votre livre?
«Qu'il fait enfin la lumière sur des héroïnes et des héros dont on ne parle jamais en littérature, et bien sûr, j'aimerais qu'on s'attache à elles, à eux, à toutes ces drag, toutes ces créatures, tous ces hommes, toutes ces femmes qui se battent pour exister comme elles l'entendent, et enfin, surtout, que chaque lecteur, lectrice puisse s'en inspirer pour faire tomber les masques et incarner qui il ou elle souhaite.»
Le Corps d'après, conquêtes et mutations
Virginie Noar | Lana Guillemet
Dans Le Corps d'après, Virginie Noar parle aussi du corps d'avant. Elle montre comment les petites filles sont jetées bien trop tôt dans le grand bain de la sexualisation. Elle écrit la recherche du plaisir, et aussi sa rencontre. Elle raconte la grossesse, le corps qui mute de façon sans doute irréversible, puis le ventre vide, comme inutile, une fois sorti ce petit être dont on a soudain la charge. Elle décrit le long processus que représente sa reconquête, la redéfinition de son rapport au désir, les injonctions qui pleuvent.
Le tout est écrit de façon magistrale: les scènes de sexe font flageoler, les autres glacent souvent le sang, et le refus de respecter la chronologie des événements ne fait que renforcer le contraste entre les différentes phases traversées par cette narratrice sans nom. Travailleuse sociale et mère de deux filles, Virginie Noar effectue une entrée remarquée dans le monde du roman. Il sera difficile de voler au Corps d'après son statut de roman de référence sur le corps des femmes et des mères.
Extrait:
«Corps si souvent éprouvé est tout à coup devenu solaire. Il n'y a pas si longtemps, il n'y avait que l'épreuve de ma silhouette anguleuse et ma peau transpercée, creusée, mélangée aux corps étrangers pour me faire vivante. Désormais, je suis femme pleine, vivant la turgescence des épidermes comme l'avènement de ma féminité, une sorte de quintessence du sexuel féminin. Je me sens corps érotique, alors que jamais je n'ai pu être vraiment comblée de mon état “femelle”. Alors que toujours, j'ai été: genoux écorchés; enfant sage; démarche maladroite; enfant obéissante; peau basanée; fantasmes assassins; désirs refoulés. Corps encombré encombrant. Alors que toujours, j'ai été à l'inverse d'exister.»
Virginie Noar, qu'aimeriez-vous qu'on dise de votre livre?
«J'aimerais que ce livre soit lu à la fois comme le récit intime d'une femme et de son propre cheminement dans le processus de la maternité, et à la fois comme la mise en lumière d'un vécu partagé par d'innombrables femmes. Qu'il puisse toucher là où il y a quelque chose de commun, qu'il soit vu comme un livre qui parle de toutes les femmes. Qu'il puisse révéler l'enjeu d'une véritable émancipation des corps féminins, ou dit plus largement du corps féminin en tant que “corps social”.»
Rien n'est noir, les tempêtes de Frida Kahlo
Claire Berest | Astrid di Crollalanza / Stock
Après avoir évoqué son arrière-grand-mère, Gabriële Buffet-Picabia, dans le superbe Gabriële coécrit avec sa sœur Anne, c'est à Frida Kahlo que Claire Berest a choisi de s'intéresser dans ce nouveau livre qui revient sur l'existence doublement accidentée de l'immense artiste mexicaine. «Tu sais pourquoi je pleure?», demande-t-elle à Diego Rivera, célèbre peintre et amour de sa vie. «Parce que j'ai été victime de deux horribles accidents dans ma vie, Diego, le premier c'est le tramway. L'autre c'est quand je t'ai rencontré.»
Se déroulant entre 1928 et 1954, des 21 ans de Frida Kahlo jusqu'à sa mort, Rien n'est noir est une réflexion remuante sur le double statut des tragédies (carburants et obstacles à la fois), sur la création artistique vue comme une succession de creux et de bosses, et sur la passion amoureuse, ce poison addictif dont il semble impossible de se débarrasser. Le livre s'impose comme le complément idéal du film réalisé par Julie Taymor en 2002, avec Salma Hayek dans le rôle-titre: il offre à l'artiste peintre toute la profondeur qu'elle mérite, elle que l'époque a trop souvent réduite au statut d'icône pop vidée de sa substance.
Extrait:
«Frida les a laissées là-bas à San Ángel. Avec son parfum et son dévouement conjugal.
Elle y a aussi laissé ses cheveux.
Cette longue chevelure adorée par Diego. Qu'il aime toucher, humer, empoigner, tirer et caresser. Et qu'est-ce qu'il tire fort quand il baise. Ça fait mal. Une corde. Qu'elle coiffe pour lui avec toujours plus de rubans et de fleurs. Elle a pris des ciseaux, a saisi fermement les poignées de mèches et elle a tout coupé. Clic-clac-clac, larmes, larmes, larmes, terminé Frida Rivera. En trois coups.
Au feu la femme!»
Claire Berest, qu'aimeriez-vous qu'on dise de votre livre?
«Que, bien que les histoires de Diego et Frida soient souvent assez terribles, on ressent bizarrement de la joie. Et que ça lave.»
J'ai des idées pour détruire ton ego, baiser la vie
Albane Linÿer | Astrid di Crollalanza / NiL
Les accros aux podcasts auront sans doute entendu parler de Primo, podcast produit par Nouvelles Écoutes qui permet de suivre le parcours de trois autrices, de la sélection de leur manuscrit à la parution de leur premier roman. Avant Hélène Vergé (La Vie en confettis) et Alexandra Ughetto (Chloé des loups), Albane Linÿer est la première à plonger dans le grand bain avec le récit d'une fuite en avant: celle de Léonie, qui décide de traverser la France afin d'aller rejoindre Angela, son grand amour de jadis. Sans prévenir personne, Léonie embarque Eulalie, gamine qu'elle garde chaque soir mais dont la mère a soudain tiré sa révérence.
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J'ai des idées pour détruire ton ego passe le test de Bechdel haut la main: qu'elles soient lesbiennes ou hétéros, les femmes qui traversent le roman ont rarement besoin des hommes pour avancer. Tout le livre est à l'image de Léonie, héroïne agaçante mais qu'on suivrait jusqu'au bout du monde, tant sa liberté de ton et sa façon d'exprimer son désir sont grisantes. Albane Linÿer ne néglige ni le cœur, ni le bas-ventre: de ce roman au titre sublime se dégage une chaleur peu commune, qui donne envie d'aimer avec intensité.
Extrait:
«Molly a un faible pour les nanas qui n'ont pas de morale, qui ne font pas semblant de trouver que la vie est un moment sympa. Avec Léonie, tout était allé très vite. Bonne, mais pas assez pour être difficile, foutue comme un fil de fer et prête à négocier. Baiser une fille à piercing lui avait donné un sentiment de puissance nouveau, une libido de feu. Les lendemains de soirée de Léonie lui plaisaient particulièrement: cette agonie excitante, l'envie animale de se faire prendre. Molly s'était plu à imaginer qu'elles partageaient une douleur commune, une expérience de l'existence plus déprimante que celle des autres.»
Albane Linÿer, qu'aimeriez-vous qu'on dise de votre livre?
«J'aimerais qu'on dise qu'on a souligné certaines phrases pour ne pas les oublier. Et qu'on espère une suite.»