Culture

Le rap français, vivier du cinéma hexagonal

Temps de lecture : 7 min

Leurs qualités d'interprétation leur assurent une place de choix sur grand écran. Ces artistes n'en délaissent-ils pas la musique?

Après avoir adapté le scénario de Banlieusards au théâtre, Kery James sortira le film éponyme, qu'il a réalisé avec Leïla Sy, le 10 octobre prochain sur Netflix. | Capture d'écran du clip «À qui la faute?» en duo avec Orelsan via YouTube
Après avoir adapté le scénario de Banlieusards au théâtre, Kery James sortira le film éponyme, qu'il a réalisé avec Leïla Sy, le 10 octobre prochain sur Netflix. | Capture d'écran du clip «À qui la faute?» en duo avec Orelsan via YouTube

«Je voulais faire un film, je l'ai fait. Je n'ai pas attendu Canal, je n'ai pas attendu le CNC.» Scandées par Kery James dans son morceau «À qui la faute», les paroles de ce grand nom du rap français, devenu aussi comédien et réalisateur, font écho à la vie de Moussa Mansaly.

Sous le nom de Sam's, le Bordelais rappe depuis l'adolescence. Mais pas que: il s'épanouit aussi devant la caméra depuis plus de dix ans. Une carrière d'acteur commencée seul, ou presque. «En 2006, le collectif En attendant demain tournait des courts-métrages qui racontaient la vie de cité avec autodérision. Je faisais partie des acteurs. On diffusait les productions sur Dailymotion à l'époque», se souvient le rappeur, en plein tournage de la série Validé de Franck Gastambide (sortie prévue en 2020). Un film suivra deux ans plus tard, financé par... Canal+.

Une double carrière s'offre à cet autodidacte assumé, qui n'a pas pris un seul cours de comédie. «Mon expérience musicale m'aide beaucoup. J'ai fait des concerts devant des milliers de personnes, des dizaines de clips. Je ne suis pas forcément impressionné par la caméra et l'équipe de tournage», reconnaît le trentenaire, qui campera un surveillant de collège dans La Vie scolaire, le deuxième film de Mehdi Idir et Grand Corps Malade (sortie le 28 août).

Un constat partagé mais nuancé par l'animateur radio Frederic Bis dit «Driver»: «Le charisme que montrent certains rappeurs dans les clips peut attirer les réalisateurs, mais tous n'ont pas cette qualité innée de savoir jouer. Même si tout le monde me répétait que je devais me lancer dans le ciné, j'ai fait des stages pour acquérir les bases», explique celui qui est également l'auteur de plus d'une dizaine de projets musicaux.

Il s'aventure dans l'industrie cinématographique il y a une dizaine d'années, sans «savoir à quelle porte il fallait taper». «Une fille m'a contacté sur MySpace, je ne la connaissais pas. Elle m'a donné le numéro d'un agent, qui m'a fait réviser des textes et passer une audition devant lui. Ça a commencé comme ça», se remémore-t-il. Il parvient notamment à décrocher un rôle aux côtés de Sara Forestier ou Roschdy Zem dans Une nuit (2012), tout en continuant la musique en parallèle.

«On me proposait le rôle du Noir»

Nekfeu, Sofiane, Kaaris, Kool Shen, etc. La liste des rappeurs français au cinéma s'allonge à mesure que les années passent. Il n'est plus rare de voir des noms de MC en haut de l'affiche aux côtés de pointures comme Catherine Deneuve, Gérard Depardieu ou encore Isabelle Huppert.

«Avec des années de retard, on suit la logique des États-Unis, analyse Yérim Sar, journaliste au Mouv' et pour Premiere. Le rap français devient de plus en plus accepté en tant que partie intégrante de la pop culture. Les équipes de tournage sont plus jeunes, les réalisateurs aussi. Ils écoutent du rap, connaissent le travail de certains artistes. Les productions n'hésitent plus à tenter le coup.»

Un rappeur au casting peut représenter une opportunité économique pour les productions.

Driver, auteur et interprète du tube «Aïe Aïe Aïe», raconte une anecdote pour illustrer le décalage de générations entre les professionnel·les du cinéma et les rappeurs à l'époque. «Je me souviens être allé au casting du film Yamakasi. La directrice de casting m'a dit: “Quand j'ai dit à mes enfants que j'allais vous voir, ils sont devenus fous.” Elle ne savait pas qui j'étais, mais ces enfants me connaissaient et me voulaient dans le film. Entre-temps, le scénario a évolué et je n'ai pas pu y jouer.»

Vingt ans plus tard, le rap est devenu la musique la plus écoutée de France. Selon le Syndicat national de l'édition phonographique (Snep), onze albums parmi le top 20 des ventes se classent dans la catégorie rap et R'n'B sur le premier semestre de l'année 2019. Avoir un rappeur au casting peut aussi représenter une opportunité économique pour les productions, en tentant d'attirer le public de l'artiste dans les salles.

Au-delà de l'enjeu financier, les rappeurs sont surtout choisis pour leurs qualités d'interprétation. Certaines de leurs performances sont d'ailleurs saluées par la critique et reconnues par le milieu. Pour sa prestation dans Tour de France, Sadek, qui donnait la réplique à Gérard Depardieu, avait été nommé aux Lumières de la presse étrangère. Pour sa première apparition sur grand écran, l'artiste originaire de Neuilly-Plaisance s'était glissé dans la peau de Far'Hook, un rappeur obligé de quitter Paris quelques temps pour fuir les embrouilles. Le cinéma, oui, mais pour quel rôle? Les rappeurs sont-ils condamnés à jouer des rappeurs, des délinquants ou des voyous?

«Le cinéma est très intéressant pour la notoriété des rappeurs. Il est donc tentant de dire oui. Peu importe le rôle proposé. Certains résistent. Booba, par exemple, a reçu beaucoup de propositions. Il a décliné les rôles proposés, parce qu'il ne voulait pas s'afficher. Il a eu la volonté de dire non. Notamment au rôle qu'on lui a proposé dans Le Mac. L'idée était de former le personnage joué par José Garcia à la fonction de proxénète. Cela n'aurait pas rendu service à son image», décrypte Yérim Sar.

«Quand j'étais petit, je n'imaginais jamais faire du cinéma. Je ne me projette pas.»
Sam's, rappeur et acteur

Des propositions, Sam's en a eu des dizaines, pas toujours satisfaisantes en début de parcours. «On me proposait juste le rôle du Noir. Cela n'arrive plus aujourd'hui. Après dix ans de carrière, on me considère désormais comme un acteur.»

Djibril, un footballeur en bout de course, Toussaint, un jeune homme lourdement handicapé: Moussa Mansaly peut enfin exprimer l'éventail de sa palette de jeu à travers des personnages parfois situés à l'opposé de son image supposée de rappeur. Il a d'ailleurs obtenu le prix d'interprétation du festival de Sarlat en 2016 (au même titre que les autres acteurs du film) pour Patients, le premier long-métrage de Grand Corps Malade et Mehdi Idir.

Avec plusieurs mois de tournage par an, du succès et des rôles qui s'enchaînent, Sam's réunit tous les éléments pour envisager une reconversion totale sur grand et petit écran. L'artiste refuse de délaisser la musique. «Mes deux carrières se nourrissent mutuellement. Quand j'étais petit, je ne m'imaginais jamais pouvoir faire du cinéma. Je ne me projette pas et je continue à tout mener de front.» Avant lui, pourtant, d'autres rappeurs français n'ont pas hésité à délaisser les scènes de spectacle pour se consacrer exclusivement aux tournages.

JoeyStarr, l'exemple

De JoeyStarr le déchainé à Fred le policier, si l'on excepte ses come-back réguliers pour fêter l'anniversaire de son groupe et une apparition récente sur un projet de Sofiane, le rappeur de NTM a définitivement rangé le micro au rayon des souvenirs. Après une vingtaine d'années passées à enflammer toutes les Zénith de France, Didier Morville et sa voix rauque se lancent à l'assaut des salles obscures, avec une passion assumée: le contre-emploi. Rappeur, Joey et son acolyte Kool Shen mettaient la fièvre aux forces de l'ordre, à grands coups de dénonciation des bavures policières et de provocations assumées.

Acteur, l'ancien musicien ne se fait pas prier pour enfiler l'uniforme. D'abord avec humour pour une apparition dans la comédie La Tour Montparnasse infernale (2000) en compagnie de Fred Testot. Avec brio, dix ans plus tard, dans le film Polisse, où il interprète Fred, un policier de la brigade de protection des mineurs. Une prestation qui lui vaudra une nomination au César et l'obtention du prix Patrick Dewaere.

«L'ancien rappeur le plus prolifique au cinéma, c'est Doudou Masta.»
Yérim Sar, journaliste

Depuis, l'ancien rappeur ne quitte plus le haut de l'affiche, multipliant les apparitions et prêtant volontiers sa voix pour doubler des films américains. À l'image de N.W.A.-Straight Outta Compton, un film retraçant l'histoire du groupe de Dr Dre et d'Ice Cube, un biopic sur NTM sera tourné à partir de 2020. Désormais quinquagénaires, JoeyStarr et Kool Shen, reconverti dans le poker, collaborent au scénario.

«Mais l'ancien rappeur le plus prolifique au cinéma, c'est Doudou Masta», note Yérim Sar. En 2006, l'artiste de Vitry-sur-Seine réalise le doublage d'une voix pour le film Arthur et les Minimoys de Luc Besson, aux côtés de pointures du rap français comme Rohff ou Stomy Bugsy, mais aussi de stars de la chanson comme Mylène Farmer ou Alain Bashung. Mamadou Doumbia ne s'arrête pas là et signe plus d'une vingtaine de seconds rôles, cinéma et télévision confondus. Le rôle de proxénète décliné par Booba dans Le Mac? C'est lui qui l'a finalement endossé.

Une actualité toujours plus intense

Les rappeurs n'ont pas attendu le cinéma pour se lancer dans la fiction et la réalisation. Dosseh, auteur du tube «Habitué», avait joué et réalisé un film amateur intitulé Karma, disponible sur YouTube. Le collectif Kourtrajmé, fondé par Toumani Sangaré, Romain Gavras et Kim Chapiron dans les années 1990, a réalisé des dizaines de clip, mais aussi des documentaires et des longs-métrages mettant en scène des rappeurs.

Pour appuyer la sortie de son album studio Force et Honneur, le rappeur Lacrim a sorti une web-série éponyme, réalisée par le studio marseillais Beat Bounce. PNL n'hésite pas à tourner des clips de plusieurs dizaines de minutes pour accompagner certains de leurs morceaux et Nekfeu a présenté son dernier opus, Les Étoiles vagabondes, au cinéma.

Aujourd'hui, la donne a changé. Les rappeurs attirent toujours plus de les productions et les personnes qui réalisent des films. En mal de financement, Kery James sortira finalement le 10 octobre prochain sur Netflix son premier film, Banlieusards, après avoir adapté le scénario au théâtre.

Kaaris est en plein tournage de Bronx, le nouveau film d'Olivier Marchal. Sofiane, lui, jouera un personnage de la série Les Sauvages de Canal, diffusée à la rentrée. Placé en détention en janvier dernier pour homicide volontaire, MHD a fait ses grands débuts au cinéma le 31 juillet dans le film Mon frère. Les deux milieux s'attirent, pour le grand bonheur des fans des deux genres. L'actualité foisonnante ne semble pas décidée à ralentir. Bien au contraire.

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