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Le tourisme est-il néfaste pour les sociétés dites isolées?

Temps de lecture : 8 min

L'emphase médiatique et le champ sémantique qui les décrivent participent à fausser la représentation que l'on s'en fait.

Vue sur la plage numéro 3, Havelock Island, aux îles Andaman (Inde) où vivent des sociétés dites isolées. | Sankara Subramanian via Flickr
Vue sur la plage numéro 3, Havelock Island, aux îles Andaman (Inde) où vivent des sociétés dites isolées. | Sankara Subramanian via Flickr

En novembre 2018, John Chau était tué dans les îles Andaman, en voulant accéder à l'île de North Sentinel pour, disait-il, «apporter Jésus» aux personnes qui y vivent.

Dans le même archipel, sur les îles Andaman du Sud et du centre, les Jarawa connaissent une situation quasiment opposée à celle des Sentinelles, un peuple réputé pour vivre en complet isolement.

Là, à l'inverse, les tentatives pour interdire la présence des touristes –dont la curiosité est considérée comme malsaine et l'influence comme néfaste– sont un échec plus ou moins total puisqu'il est possible d'entrer en contact avec les communautés îliennes. Les personnes qui s'y rendent se comportent avec les autochtones comme les populations européennes du XIXe siècle pendant les expositions coloniales, leur jetant même des bananes.

Imaginaires persistants

Le traitement médiatique de la première affaire et les formes de tourisme qui existent parmi les Jarawa nous renseignent notamment à propos de représentations solidement ancrées dans les imaginaires occidentaux sur certains types de sociétés considérées comme «à part» (nous verrons à quel titre) et sur la relation aux autres que toute société entretient.

Les îles Andaman au large de l'Inde. | Michiel1972 via Wikimedia

Ces cas ont, en outre, soulevé des polémiques dont l'objet central est le caractère approprié ou non du comportement des personnes étrangères –en l'occurrence du missionnaires ou des touristes– dans des sociétés où elles n'ont pas été conviées. En réaction à la mort de John Chau, la réalisatrice Aruna HarPrasad s'était exclamée: «Mais qui était-il, ce jeune homme et d'ailleurs qui sommes-nous donc pour nous arroger le droit d'aller déranger ces gens et corrompre ces tribus isolées vivant en harmonie avec une nature dont nous avons désormais oublié l'essence même?»

Comment les équipes de recherche en sciences sociales peuvent-elles répondre à cette question et comment se positionnent-elles vis-à-vis des questions éthiques suscitées par ces contacts et par le développement du tourisme dans des sociétés dîtes isolées?

Des sociétés pas si hors du temps

Le vocabulaire mobilisé dans les médias pour désigner les Sentinelles ou les Jarawa, deux groupes autochtones (au sens de premiè·res habitant·es) des îles Andaman est, à bien des égards, daté: les mots pour qualifier les Sentinelles vont de «peuplade» ou de «peuplade isolée» à «tribu considérée comme la plus isolée de la planète» qui «vit en autarcie depuis des siècles».

Ceux utilisés pour désigner les Jarawa sont du même acabit: «une tribu isolée qui commence tout juste à entrer en contact avec le monde extérieur», dont l'histoire «remonte à la nuit des temps», puisque cette peuplade est issue «des premières migrations d'Afrique» et à ce titre ses membres seraient même des «Pygmées».

Le champ sémantique utilisé n'est pas anodin: placées à l'écart du reste de l'humanité par l'utilisation d'une terminologie spécifique («peuplade» plutôt que «société» par exemple) et la suggestion d'un stade de développement plus «primitif», ces sociétés subissent une forme de différenciation, qui est aussi hiérarchisation. Sans s'arrêter sur cette question, disons simplement que cette vision correspond à des idées remises en cause de longue date puisque ces sociétés sont contemporaines –leur histoire ne remonte ni plus ni moins à la nuit des temps que celle des autres– et ont «évolué» comme les autres.

Un isolement largement exagéré

Il n'est pas besoin d'être spécialiste de cette région pour saisir que si ces personnes qui habitent l'île North Sentinel n'entrent que peu en contact avec celles qui n'y résident pas, donner l'impression que ces sociétés sont restées dans un isolement quasi total jusqu'à ces dernières années est largement exagéré.

En dehors des échanges entre sociétés autochtones au sein des Îles Andaman elles-mêmes, des contacts existent avec d'autres groupes. L'archipel n'a pas échappé à l'emprise coloniale: entre 1858 et 1900, un système pénitentiaire britannico-indien y a été établi.

Les touristes apprécient la visite du pénitencier à Port Blair, dans l'une des îles principales de l'archipel des Andaman-et-Nicobar au large de l'Inde. | Koshy George via Pexels

Les individus qui vivent sur les Andaman, représentés avant même d'être connus comme étant parmi les peuples les plus «primitifs», deviennent à ce moment des objets de photographie, d'étude «scientifique» voire de «désir», qu'il faut «domestiquer»; bref, ils sont largement «contactés». Au XXIe siècle, bien qu’éphémères, les contacts se prolongent.

«Premiers contacts» mis en scène

La surenchère médiatique sur l'isolement des Sentinelles et Jarawa est donc un exemple de plus dans une longue série de mises en scène de soi-disant «premiers contacts» qui semblent se rejouer incessamment en différents points de la planète.

Comme le souligne Pierre Lemonnier en Papouasie-Nouvelle-Guinée ces sociétés sont présentées comme les traces d'un «âge de pierre» révolu, et le périple pour arriver jusqu'à elles comme un voyage dans le temps.

Dans ces différents cas, le fait que certaines sociétés aient eu des contacts ténus avec les personnes qui représentent leur administration nationale et encore plus avec le monde occidental ne font pas d'elles des «tribus perdues» qui ignoreraient le monde extérieur, et encore moins les témoignages vivants d'organisations humaines disparues.

Les malentendus de la rencontre

On ne peut pas se contenter d'expliquer ce qu'il s'est passé avec la mort du jeune Américain et les interactions touristiques avec les Jarawa comme relevant d'un rejet ignorant –mais aussi «hostile», «agressif»– de l'autre dans le premier cas, ou à l'opposé d'une fascination pour «les étrangers et ce qu'ils ont à offrir» dans le second. Au contraire, on devrait l'expliquer dans la continuité d'échanges plus anciens.

Comme l'écrit l'anthropologue Gérard Lenclud dans un article paru dans la revue Gradhiva («Le monde selon Sahlins»), «toute rencontre entre êtres humains appelle d'un coup et de chaque côté la mise en relation entre ce qui est perçu et un système symbolique».

Autrement dit, tout un chacun est amené à rapporter l'inconnu à quelque chose de plus familier pour que cela ait du sens. Ces interprétations, on l'imagine aisément, sont susceptibles de générer des malentendus, lesquels découlent des significations divergentes qui peuvent être données de part et d'autre à une même situation.

Une question d'interprétation

Dans le cas des Sentinelles et des Jarawa, les interprétations de –et face à– l'arrivée de personnes étrangères serait à comprendre en fonction de deux points clés. D'une part, le statut et les représentations des Sentinelles dans la société; d'autre part, les interactions qui ont eu lieu par le passé avec d'autres individus venus de l'étranger.

Toutefois, on ignore à peu près tout du premier point. On ne peut pas comprendre la manière dont les Sentinelles perçurent le jeune missionnaire arrivant sur leur plage ni le malentendu qui a pu se jouer là.

En revanche, on en sait un peu plus sur les représentations qui permettent aux touristes ou au missionnaire de donner un sens à leurs rencontres: pour les personnes qui les visitent, les Jarawa sont une «peuplade isolée», qui plus est relique des sociétés d'Homo sapiens sorties d'Afrique il y a 60.000 ans.

Pour le missionnaire, ce peuple est païen. Il faudrait donc les sortir de l'ignorance et du péché. Les voir ainsi peut expliquer en partie (mais non excuser) que l'on s'autorise à demander à une femme de danser pour soi, à prendre des photos interdites voire jeter de la nourriture par la fenêtre des voitures, ou que l'on puisse poser le pied sur une plage en pensant y être autorisé et protégé par une mission divine.

Tourisme en sociétés autochtones

Soulignons que personne n'échappe aux assignations catégorielles et aux malentendus de la rencontre. La personne étrangère –qu'elle soit missionnaire, touriste, anthropologue ou autre (les nuances que nous faisons entre ces catégories ont parfois peu de sens pour les individus rencontrés)– se voit toujours assigner une identité par la société qu'elle veut étudier, évangéliser ou visiter.

Réciproquement ces personnes pensent l'autre en fonction d'un système de référence qui lui est propre. Bien que les anthropologues n'échappent pas à ces mécanismes, leur attention est portée à la place qui leur est donnée dans une société, avec la conscience que cela ne dépend pas uniquement de leur fait, et que trouver cette place prend du temps.

«Qui sommes-nous donc pour nous arroger le droit d'aller déranger ces gens?»
Aruna HarPrasad, réalisatrice

Ces personnes s'intéressent à la vigilance et aux réactions que leur présence peut susciter à ne travailler que dans ou avec des sociétés lorsque celle-ci est clairement acceptée.

Nombre d'anthropologues reprendraient sans doute à leur compte la première partie de la question d'Aruna HarPrasad: «Qui sommes-nous donc, pour nous arroger le droit d'aller déranger ces gens?»

Beaucoup, probablement, déplorent que d'autres –des touristes notamment– s'arrogent le droit de le faire sans y être autorisé·es.

Être à l'écoute

En revanche, cette question –et c'est là la différence sans doute essentielle entre la posture de l'anthropologue et celle souvent défendue dans les médias autour des cas évoqués précédemment– ne se pose pas au regard d'une nature supposée intacte des sociétés concernées, voire de leur rapport harmonieux avec la nature.

Être à l'écoute des attentes des groupes sociaux avec lesquels on travaille ou que l'on visite s'impose comme un principe éthique –défendu par les institutions, les équipes de recherche et/ou les communautés– que celles-ci soient isolées ou non.

La question de l'acceptation de la personne venue pour faire de la recherche dans la société étudiée se pose par exemple de manière aiguë aujourd'hui dans des sociétés autochtones immergées dans la globalisation technologique et économique, et qui appellent à un renouvellement des pratiques de recherche pour que celles-ci soient plus collaboratives et moins coloniales.

Les membres de la mission Dakar-Djibouti au Musée d'ethnographie du Trocadéro, emblématique de l'ethnographie dite coloniale du début du XXᵉ siècle. De gauche à droite: André Schaeffner, Jean Mouchet, Georges Henri Rivière, Michel Leiris, le baron Outomsky, Marcel Griaule, Éric Lutten, Jean Moufle, Gaston-Louis Roux, Marcel Larget. 1931. | Charles Mallison via Wikimedia

Au cas par cas

Une des difficultés est bien sûr de savoir ce qu'une société dans son ensemble pense et souhaite –toutes les sociétés sont traversées de lignes d'opposition et de points de vue divergents sur ce qui est acceptable ou non, y compris en matière de développement touristique.

Une autre difficulté vient de la réalité des relations de pouvoir qui peuvent rendre compliquée l'expression d'un refus de la fréquentation touristique. C'est en cela peut-être que la situation des Sentinelles et des Jarawa, comme celle d'autres sociétés autochtones, est spécifique.

Ces sociétés ont subi une longue histoire de discrimination et de marginalisation qui peut les rendre vulnérables et peu en capacité de faire entendre leur voix face à l'arrivée de personnes étrangères, alors que dans d'autres cas elles peuvent se saisir du tourisme comme d'une arme politique dans la reconnaissance de leur autochtonie.

On ne peut affirmer une fois pour toutes que le développement touristique est positif ou négatif. Cela dépend largement des situations locales et des relations de pouvoir qui s'y jouent –notamment de la capacité des acteurs locaux à maîtriser les flux touristiques– mais pas, au regard des anthropologues, d'une supposée nature isolée ou primitive des sociétés visitées.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

The Conversation

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