«Johnny Marr est un dieu.» Cette phrase extraite d'une interview donnée en l'an 2000 par Ed O'Brien, guitariste de Radiohead, au magazine Total Guitar, aurait pu être prononcée par à peu près n'importe quel·le musicien·ne indé britannique. Et pour cause, Marr, né Johnny Martin Maher en 1963 à Manchester est considéré comme un trésor national.
O'Brien s'explique: «En réécoutant récemment mes albums des Smiths, je me suis rendu compte qu'il est d'entre tous les guitaristes le moins égocentrique. [...] La première fois que j'ai entendu les Smiths, les guitares m'ont soufflé: tout ce qu'il jouait était si beau, si discret et techniquement incroyable. Il n'a jamais fait de solo et j'adore ça [...]. J'aime aussi son jeu très texturé. Inconsciemment, j'ai toujours imité Johnny Marr sans jamais m'approcher de son niveau. Il est le Parrain. Il a influencé toute ma génération», peut-on lire (en anglais dans le texte) sur le site radiohead.fr.
Au moment de la formation des Smiths (1982-1987), en pleine vague post-punk, exit les solistes virtuoses Jimmy Page (Led Zeppelin), Eric Clapton ou Jeff Beck. Welcome les artisans sonores plus humbles au service des chansons: Will Sergeant (Echo and the Bunnymen), Peter Buck (R.E.M.) ou Johnny Marr. Les deux derniers incarnent la jangle pop, sous-genre de l'indie rock dans lequel la distorsion et les riffs gonflés de testostérone sont remplacés par des arpèges carillonnants, ouverts et rapides empruntés aux Byrds, sur des lignes mélodiques donnant l'impression –parfois pénible– de changer de direction tous les trois accords.
Cinq années fulgurantes passées en tant que guitariste, compositeur et arrangeur des Smiths, aux côtés du chanteur décomplexé Morrissey, quatre albums et des caisses de singles auraient pu suffir à forger sa légende. En 1982, cet autodidacte obsédé par la guitare bien avant d'en posséder une est âgé d'à peine 19 ans. Pourtant, il a déjà assimilé une somme impressionnante d'influences listées dans un épisode de l'émission Very Good Trip diffusé sur France Inter en 2018: le versant mélodieux du Velvet Underground; le surf rock américain; le disco-funk de Chic; le highlife, courant musical apparu dans les années 1900 à Accra (actuel Ghana); les techniques de John McGeoch («le Jimmy Page de la new wave») pour faire sonner la six cordes comme un autre instrument; les accordages ouverts du prince écossais du folk Bert Jansch, etc.
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Au service des autres
Marr impose son style tout en richesse mélodique et rythmique. D'Oasis à Coldplay, de Jeff Buckley à Radiohead, des Strokes aux Babyshambles en passant par Artic Monkeys, nombre de poids lourds des années 1990 et 2000 s'en réclameront. Le Mancunien leur rendra souvent la pareille, s'affichant sur scène avec Oasis ou The Last Shadow Puppets pour reprendre ses propres morceaux ou ceux des autres.
Le 16 juillet 2016, à Londres, avec ces derniers il ouvre leur concert sur une reprise du dernier single des Smiths sorti en 1987, «The Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me».
Se mettre au service de ses pairs, le musicien en a l'habitude. Après la séparation douloureuse des Smiths, en 1987, Morrissey se lance dans une carrière solo remarquée. Orphelin, son complice guitariste restera une quinzaine d'années dans le creux de la vague, jusqu'à la parution en 2003 d'un premier album sous le nom de Johnny Marr and The Healers.
Longtemps incapable d'incarner le rôle de leader, il reste pourtant créatif, multipliant les collaborations avec The The et les Pretenders, avant de former le duo Electronic avec le guitariste et claviériste de Joy Division puis New Order Bernard Sumner. On apercevra aussi sa coiffure à la Paul Weller chez Talking Heads, Pet Shop Boys, Jane Birkin, Modest Mouse, John Frusciante, etc. La cinquantaine entamée, Marr assume (enfin) ses talents de chanteur. À partir de 2014, il publie trois albums solos dont le dernier, Call the Comet, l'an passé, reste le plus convainquant malgré des chansons pas toujours mémorables.
Le cadeau de Noel
Toujours prompt à prêter mains fortes, ce «charming man» n'hésite pas non plus à confier ses propres guitares à des amis. Quitte à risquer de ne plus en revoir la couleur. Johnny Marr révèle comment une Gibson Les Paul Sunburst 1960, un cadeau de Pete Townshend des Who, était tombée dans les mains de Noel Gallagher, en 1994. Après avoir assisté à un concert de ses compatriotes d'Oasis, il propose à un Noel alors fauché d'emprunter une guitare pro de sa collection pour éviter de «passer des plombes à se réaccorder entre chaque morceau».
Cette Gibson devient très vite l'instrument de prédilection de Gallagher qui compose notamment dessus le single «Live Forever» –l'instrument est visible dans le clip. «J'aurais passé la guitare à Noel comme si c'était Excalibur et prononcé les mots suivants: “Prends la Les Paul [...], dresse-toi roi Noel et que la foule tombe à tes pieds”, puis nous aurions bu le sang d'une groupie, raconte Johnny Marr, amusé. En fait, ce n'est pas exactement ce qui s'est produit. J'ai juste dit: “Tu peux emprunter cette guitare le temps de te faire un peu d'argent.”»
Après avoir omis de rendre «Excalibur» à son propriétaire, Gallagher a sans doute oublié de quel instrument inestimable il s'agissait lorsqu'il l'a fracassé sur la tête d'un spectateur au cours d'une bagarre entre le groupe et une partie du public lors d'un concert donné à Newcastle en 1994. Tout ça pour une histoire de rivalité entre supporters des équipes de foot de Manchester et Newcastle.
Grand seigneur, Marr remplacera Excalibur par Durendal: une Gibson Les Paul plus solide sur laquelle il avait notamment composé «Bigmouth Strikes Again», figurant sur The Queen is Dead des Smiths, classé meilleur album de tous les temps par le NME en 2013. Le généreux prêteur retrouvera sa Gibson en rendant visite à Oasis pendant les sessions d'enregistrement de Heathen Chemestry. L'occasion pour lui de graver un solo sur le morceau «(Probably) All In The Mind».
L'hommage de Radiohead
Avoir conçu avec Fender son propre modèle de guitare commercialisé en quantité industrielle, la Johnny Marr Jaguar Signature, a accessoirement permis au musicien de ne pas réitérer le genre de mésaventure de Noel Gallagher avec d'autres. En 2012, Marr offre deux exemplaires de sa Jaguar à O'Brien, étrennés au long de la tournée mondiale de Radiohead avant d'être remisés au placard. Une manière de sceller une longue amitié?
Les deux hommes s'étaient rencontrés grâce au songwriter néo-zélandais Neil Finn, en participant à son projet caritatif 7 Worlds Collide, série de concerts d'abord organisés en avril 2001, rassemblant O'Brien et Phil Selway de Radiohead, Johnny Marr, Lisa Germano, Eddie Vedder, etc. C'est au cours de cette tournée néo-zélandaise que O'Brien fait écouter à son idole le single «Knives Out» sorti deux mois plus tard sur le disque de Radiohead Amnesiac, comme le rappelle radiohead.fr.
Un hommage aux Smiths que l'on entend notamment à l'entrelacs d'arpèges joués sur de multiples guitares électriques en son clair: «Ce fut une expérience incroyable, confie Marr à Mojo en juin 2004. J'étais plus que flatté et j'en suis resté sans voix –il faut le faire. [Ed] m'avait alors expliqué qu'avec cette chanson, ils avaient tenté de réaliser un instantané de la manière dont je travaillais au sein des Smiths –je crois que ça s'entend.»
Malgré l'insistance d'O'Brien qui désirait revenir à des chansons pop de trois minutes façon The Smiths après OK Computer, Radiohead avait emprunté une direction plus aventureuse. Les Oxoniens n'en avaient pas fini avec leur groupe fétiche pour autant. À l'automne 2007, à l'occasion d'un webcast diffusé pour fêter la sortie de leur album In Rainbows, ils se lancent dans une reprise live en studio de «The Headmaster Ritual», morceau d'ouverture du disque des Smiths Meat Is Murder (1985).
Dans les crédits d'In Rainbows, le musicien est même remercié pour «les guitares et les conseils». Il avait en effet confié une véritable pièce de collection à Ed O'Brien: une Gibson Les Paul gold top de 1957. Nul ne sait s'il l'a rendue à son propriétaire depuis mais connaissant O'Brien, la bête a dû rester en un seul morceau.
de Johnny Marr (autobiographie)
Le Serpent à Plumes
Paru le 18 octobre 2018
Prix: 23 €