La lame du couteau pénètre délicatement un bois clair. Les mains concentrées du vieil homme façonnent un masque. Une pirogue arrive au son de chants traditionnels et il interrompt sa tâche. Les vingt premières minutes sont consacrées à dépeindre le quotidien du peuple haïda.
Presque à la façon d'un documentaire, la voix off en moins, on assiste à de longues scènes silencieuses de cueillette d'algues, de confection d'objets, de découpe de poisson, de lecture de la météo, le tout sur une plage collée à une étendue d'épicéas au vert foncé, parcourue par la brume, sous un ciel gris qui se reflète dans l'eau. Un calme empreint de la plus grande simplicité règne sur le sable sombre, jusqu'à ce que le vent se lève et que le drame advienne.
Vérole et serviettes sur les fenêtres
Ces scènes de village sont principalement filmées à Ya'an. «Un des derniers villages vers lequel les Haïdas convergeaient avant de s'installer indéfiniment à Masset, renseigne le réalisateur et scénariste Gwaai Edenshaw. C'est là que le peuple a commencé à mourir.»
L'archipel Haïda Gwaii, renommé îles de la Reine Charlotte par les colons britanniques en 1853, se situe à l'ouest de la province canadienne de Colombie britannique, au sud du golfe de l'Alaska.
C'est à Masset, village de 900 habitant·es au nord d'Haïda Gwaii, sur l'île de Graham, que Gwaai a grandi, descendant d'une lignée dont la présence dans la région remonterait, selon lui, à dix mille années.
«L'île a beaucoup changé depuis mon enfance, reprend-il. Quand j'avais douze ans, je me souviens que j'allais à la rivière et qu'elle était remplie de poissons. Tu avais l'impression que tu pouvais traverser sur le dos des saumons. Les ressources ne sont plus les mêmes. Le tourisme s'est développé et une communauté mennonite s'est installée, risquant de changer le paysage social.»
Avant de faire des films, Gwaai est surtout artiste et tailleur de bois, préservant ainsi certaines traditions de son peuple. Condition quasi invariable de la colonisation, la culture indigène a beaucoup souffert de l'arrivée de l'homme blanc.
Dans leur histoire, les Haïdas auraient été en contact avec des étrangers russes, chinois et japonais. Mais le premier contact avec des Européens a lieu dans les années 1770: d'abord avec l'équipage du conquistador Juan Pérez, en 1774, puis avec celui de James Cook, quatre ans plus tard.
L'époque à laquelle se déroule le film n'est jamais précisée, «pour éviter de le placer dans un cadre référentiel occidental.» Mais au bout de quelques questions, Edenshaw situe l'histoire dans les années 1850.
Selon certains, la maladie aurait volontairement été propagée par les colons .
À cette époque, la nation haïda est encore puissante et domine les îles de la région. Son économie est florissante. «En sous-texte, on trouve des références à l'arrivée des hommes de fer, concède le réalisateur. L'histoire se devait de se passer à ce moment là, dix ans avant l'épidémie de petite vérole qui a ravagé au moins 97% de la population.»
Selon certaines personnes, la maladie aurait volontairement été propagée par les colons à travers des cadeaux empoisonnés, couvertures et écharpes infectées qui auraient décimé la population, la faisant passer de 10.000 à 588 âmes.
Après le nettoyage ethnique dont les Haïdas accusent toujours les Britanniques, l'envahisseur passe à l'étape suivante: celle du gommage de la culture locale. Les enfants sont envoyés travailler dans les champs le matin avant que des cours rudimentaires leur soient dispensés l'après-midi.
«Il y a eu un effort délibéré d'effacer la population indigène, estime Edenshaw. Jusqu'à pas si longtemps, nous n'avions pas le droit de pêcher avec un bateau motorisé. Les enfants étaient enlevés à leurs familles, on les plaçait dans des institutions et on les punissait si ils parlaient ou chantaient leur langue.»
Comme dans d'autres cas, la réaction des locaux est, au bout de quelques générations, celle de parents favorisant la survie de leurs enfants à celle de leur culture. «La génération de mon père? Quand il était enfant, les rassemblements d'indigènes était encore prohibés, surtout pour pratiquer notre culture.»
Les Haïdas vivent alors encore dans un autre temps. La grand-mère d'Edenshaw, ou naanaay, s'inquiéte à sa naissance que son petit-fils puisse voir quoi que ce soit avec les yeux bleus légués par sa mère non-indigène.
«Pour que mon père et ses cousins puissent danser autour du poêle à bois, ma grand-mère posait des serviettes sur les fenêtres, continue l'Haïda au regard clair. On ne leur apprenait plus la langue, pour éviter les problèmes. À force de lavage de cerveaux à l'école, les gens ont eu honte ou peur de parler l'haïda. C'est de l'assimilation d'état qui visait à tuer l'Indien dans l'enfant.»
Ne pas s'éloigner
En 2019, la population d'Haïdas serait remontée à 3.500 personnes. «Mais nous foulons notre langue en parlant la langue de l'occupant», nuance le réalisateur, qui ne se compte pas lui-même parmi la grosse vingtaine de personnes pouvant s'exprimer en haïda.
Son film vise à ce que cette langue mourante renaisse. L'une des ultimes locutrices, Diane Brown, qui joue une ancienne sur la plage, déclarait à la BBC: «Dès le départ, notre rêve était que le film aide nos enfants à apprendre la langue.»
Au niveau de la narration, l'oeuvre montre la confusion de deux communautés se préparant pour l'hiver. L'un des enfants meurt et l'œuvre utilise alors une légende connue de tous les Haïdas, celle du Gaagiixiid, ou homme sauvage, et également une danse entreprise à chaque potlatch. Le Gaagiixiid est un être surnaturel, rendu fou par la faim, comme le narrateur du chef-d'oeuvre de Knut Hamsun.
«Le film fonctionne comme un triptyque, éclaire Edenshaw. L'ensemble constitue une sorte de cérémonie. On a ensuite l'histoire qui se déroule en surface, puis cette allégorie de santé mentale et d'addiction. Si on a un message, c'est celui-ci: quand un proche rencontre une épreuve, on doit se rapprocher de lui, même si la tentation est de s'éloigner.»
Ainsi, plutôt que d'abandonner la langue agonisante, Edenshaw et toute l'équipe du film font tout pour la raviver. L'entendre pour la première fois, à des milliers de kilomètres de là où de rares êtres peuvent encore en émettre les sons, a quelque chose de magique et de touchant.
Une initiative qui rappelle celle de la chanteuse galloise Gwenno Saunders, qui sortait en 2018 un disque chanté en cornique, la langue des Cornouailles, qui ne compte que 3.000 adeptes.
Entendre ces manières de s'exprimer menacées ouvre comme un portail dans l'esprit et sur le chemin de la compréhension de la race humaine. Une piste supplémentaire sur ce que nous sommes et ce dont notre cerveau est capable.
Également actrice dans le film, Erica Jean Ryan n'a commencé à apprendre cette langue qui était «déjà en elle» qu'en 2011. «Le film inspire toutes les générations, ça ouvre les esprits, déclarait-elle à la BBC. Il peut donner espoir à d'autres langues, celles d'autres communautés indigènes.» Un rappel, aussi, que les langues minoritaires font partie du patrimoine de l'humanité.