Fin mars 2019, au lendemain de la suspension du Fidesz de Viktor Orbán par la droite européenne, peu osaient imaginer que le dirigeant illibéral jouerait un rôle crucial dans le sacre de la nouvelle capitaine de la Commission européenne.
Patatras. Sans les treize eurodéputé·es fidèles au condottiere danubien, grand vainqueur des élections continentales du 26 mai en Hongrie malgré les percées de la coalition démocratique de centre-gauche et des libéraux de Momentum, Ursula von der Leyen serait restée ministre de la Défense en Allemagne au lieu de reprendre sur le fil la succession de Jean-Claude Juncker.
Le conservateur bavarois Manfred Weber et le socio-démocrate batave Frans Timmermans étaient aux avant-postes pour exercer la fonction, mais Viktor Orbán ne se satisfaisait d'aucun des deux aspirants.
Le premier séduisait Budapest jusqu'à ce qu'il dise refuser d'être élu avec les suffrages du Fidesz et se fâche avec le reste du groupe de Visegrád dénonçant un mépris de l'Europe Centrale.
Le second labellisé «agent de Soros» symbolisait l'ennemi aux yeux d'un régime fustigeant le milliardaire alors que plusieurs de ses têtes d'affiche dont Viktor Orbán lui-même ont bénéficié des largesses de l'Open Society.
Pusillanimité dommageable
Sortie du chapeau après les défaillances de Weber et Timmermans, incapables de rassembler une majorité suffisante en dépit de leur statut de spitzenkandidat, la meilleure alliée d'Angela Merkel convient autant à Macron pour son côté progressiste qu'à Viktor Orbán, le père croyant de famille nombreuse applaudissant la victoire d'une chrétienne-démocrate mère de sept enfants.
Qu'importe que Ursula von der Leyen ait vivement encouragé le mariage entre couples de même sexe en Allemagne ou critiqué les violences policières hongroises anti-réfugié·es à la frontière serbe au sommet de la crise migratoire de l'été 2015.
«Derrière ses apparences Wilkommenskultur, Ursula von der Leyen plaidait secrètement pour le renforcement des frontières et l'arrêt de l'immigration illégale contre la position d'Angela Merkel», affirme le politologue Dániel Deák, du centre de réflexion XXI Század Intézet, proche de l'exécutif.
«Sa nomination est un bon signal pour la Hongrie et le V4 qu'elle semble vouloir mieux comprendre que Juncker mais Ursula von der Leyen doit se montrer moins influençable et plus ouverte au compromis si elle ne veut pas devenir aussi ridicule que son prédécesseur et diriger l'Union avec succès», poursuit l'analyste.
La présidence Juncker n'a pas empêché Viktor Orbán de faire construire un petit train inutile ainsi qu'un stade démesuré aux airs de cathédrale dans son village d'enfance. D'enrichir considérablement son père Győző enchaînant les contrats miniers et son gendre spéculateur immobilier István Tiborcz s'étant attiré les soupçons du gendarme européen anticorruption autour de contrats surfacturés d'éclairage public. Ou de transformer sur moins d'une décennie son ami d'enfance technicien-chauffagiste Lőrinc Mészáros en personne la plus fortunée de Hongrie. Tout ça avec l'argent et la bénédiction de Bruxelles.
Ursula von der Leyen ne coupera pas les vivres de Viktor Orbán vu l'approche raisonnée qu'elle défend concernant la Hongrie et la quantité d'entreprises allemandes jouissant d'une main d'œuvre magyare bon marché.
L'usine Audi de Győr, le site Mercedes de Kecskemét, les installations Opel de Szentgotthárd, le complexe Bosch de Hatvan et le futur atelier BMW de Debrecen d'où les premières voitures sortiront en 2023-2024 attestent du poids de l'industrie germanique marchant main dans la main avec le Fidesz. Se mettre à dos les cercles d'affaires teutons finançant la CDU de Merkel relèverait du suicide politique.
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«Pas un remède miracle»
Bien qu'il ait envisagé une coalition eurosceptique avec Salvini et Strache plombée par l'Ibiza Gate et frôlé de peu l'exclusion de la droite continentale, Viktor Orbán n'a rien perdu de son entregent au PPE.
Lívia Járóka conserve sans peine sa vice-présidence du Parlement européen. Tamás Deutsch [ami de trente ans de Viktor Orbán et cofondateur du Fidesz, ndlr] s'est vu confier l'une de celles du comité chargé de contrôler le budget européen et la corruption malgré les multiples accusations pesant sur la Hongrie. Kinga Gál occupe un rang similaire au sein de la sous-commission discutant des questions de sécurité.
L'ancien porte-parole du Fidesz Balázs Hidvéghi (justice), Andrea Bocskor (culture-éducation) et l'ex-garde des sceaux magyar László Trocsányi (affaires constitutionnelles) remplacé par la francophone Judit Varga ne connaîtront qu'en septembre le verdict final sur les vice-présidences qu'ils convoîtent.
«Von der Leyen n'est en aucun cas un remède miracle contre le virus de l'orbánisme.»
Viktor Orbán serait encore plus verni qu'aujourd'hui si ses protégé·es raflaient la mise alors que le grignotage de l'indépendance de la magistrature, la concentration des médias et la restriction du champ d'action des ONG défraient très souvent la chronique depuis son retour triomphal aux responsabilités en mai 2010.
«Ursula von der Leyen n'est en aucun cas un remède miracle contre le virus de l'orbánisme se répandant en Europe de l'Est car Viktor Orbán est surtout un problème national au même titre que les gouvernements polonais, tchèque, slovaque et roumain reprenant les recettes hongroises», explique le politologue Gábor Győri du think-tank Policy Solutions.
«Elle dispose d'un mandat pour contrer potentiellement la mise à mal de la démocratie et de l'état de droit mais pourrait bien décevoir soit car elle n'appliquera pas les valeurs sur lesquelles elle a été élue, soit parce qu'elle essaiera et échouera», redoute l'expert.
Souvent critiquée mais jamais concrètement punie, la Hongrie de Viktor Orbán est toujours passée entre les gouttes de la bureaucratie bruxelloise exécrée en surface dont elle utilise l'inertie avec malice.
Depuis le 12 septembre dernier et le vote du rapport de l'écologiste hollandaise Judith Sargentini, Budapest risque le déclenchement du fameux article sept privant de droit de vote un état-membre, procédure ralentie par les européennes et l'épineux Brexit. La Hongrie sera auditionnée en septembre mais risque une fois encore de s'en tirer sauf si l'Europe privilégie l'action claire aux accords de couloir.
Compromis ou compromission?
En rassemblant autour d'elle les eurodéputé·es Fidesz, Coalition Démocratique et Momentum, soit dix-neuf des vingt-et-un mandataires magyars, Ursula von der Leyen réussit un tour de force inconcevable sous le système Orbán.
L'hégémonie du Fidesz en Hongrie le prémunit de tout besoin de convaincre des partis éloignés de ses positions, contrairement à la sexagénaire née en Belgique appuyée par les nationalistes polonais du PiS et le Mouvement 5 étoiles. Elle s'est détachée de ses rêves d'États-Unis d'Europe évoqués en 2011 et réitérés en 2016 pour le plus grand bonheur du souverainiste Orbán.
La nouvelle patronne de la Commission déclinait tout compromis sur l'état de droit dans son discours pré-élection mais mit fissa de l'eau dans son vin en déclarant dès sa première interview de présidente que «personne n'est parfait» lorsque les journalistes l'ont interrogée sur les cas hongrois et polonais.
«Von der Leyen apparaît comme le genre de personnalité susceptible de s'entendre avec le Fidesz.»
La Finlande assumant la direction tournante de l'UE depuis le 1er juillet veut accélérer les instructions en cours ciblant Budapest et Varsovie mais ne serait pas la première à se casser les dents face aux rebelles d'Europe centrale ne comptant plus les homélies enflammées de Guy Verhofstadt et des Verts.
«D'un point de vue magyar, le fait qu'Ursula von der Leyen ne serait pas présidente de la Commission européenne sans le Fidesz est extrêmement important. La nouvelle construction de l'Europe représente un sérieux revers pour Viktor Orbán mais il lui reste de la marge», relève l'éditorialiste politique Zsolt Kerner.
«Même si l'ensemble de son programme se situe à l'opposé de ce que représente le Fidesz, , ajoute la plume du site 24.hu. Ursula von der Leyen apparaît comme le genre de personnalité susceptible de s'entendre avec le Fidesz, du moment qu'elle ne perd pas plus en s'en rapprochant qu'en lâchant les Hongrois.»
Ursula von der Leyen osera-t-elle montrer les muscles face à la stratégie de la tension d'Orbán érodant les fondamentaux de l'UE, rejointe dans l'euphorie par la Hongrie et ses pays voisins en 2004? Aura-t-elle vraiment les moyens de mettre Budapest face à ses contradictions avec une «Orbániste» à la vice-présidence du Parlement et plusieurs autres en mesure de paralyser des commissions-clés? Se laissera-t-elle piéger à l'instar de Manfred Weber n'ayant pas rompu à temps avec son bourreau?
Si le scénario se reproduit, la championne du compromis deviendrait alors celle de la compromission.