Les semaines se suivent et se ressemblent moins qu'il n'y paraît. Porter aujourd'hui attention à un film philippin après avoir souligné l'intérêt d'un film thaïlandais parmi les sorties du mercredi précédent, c'est réagir à ce que proposent les œuvres une par une, et ne pas se soucier de catégories extérieures.
Qu'ils viennent l'un et l'autre d'Asie du Sud-Est n'en dit au fond pas grand-chose. Outre qu'il y a plus de distance entre Bangkok et Manille qu'entre Rome et Copenhague, les différences sont bien plus significatives que la supposée proximité géographique entre la singularité délicate d'un premier film comme Manta Ray et la splendeur fastueuse de la nouvelle réalisation d'un grand maître du cinéma contemporain comme Lav Diaz.
Confirmant sa place éminente dans le cinéma contemporain après ces deux merveilles qu'étaient La femme qui est partie et La Saison du diable, le seizième long métrage du visionnaire philippin est un cauchemar lyrique et farceur, directement inspiré par la situation de son pays sous la dictature de Rodrigo Dutertre, même si cette évocation pamphlétaire est costumée en fable de science-fiction.
La totalité de Halte se passe dans la nuit, cette nuit permanente qui se serait abattue sur la région à la suite d'une catastrophe environnementale. Cette nuit est à la fois bien réelle et porteuse de toutes les métaphores qui s'y attachent.
Réelle, cette obscurité offre des nouvelles possibilités d'utilisation des ressources d'un noir et blanc si souvent employé par Diaz, qui est aussi le chef opérateur de ses films, mais de manière chaque fois différente.
Ici, avec le concours des pluies diluviennes devenues l'ordinaire de la météo locale, il mobilise une profusion de reflets et d'éclats, une palette contrastée, noirs de gouffre zébrés de lueurs coupantes, composition visuelle à la fois envoûtante et inquiétante.
Les unités de répression en action. | Via ARP sélection
Métaphorique, cette disparition de la lumière naturelle installe la fiction aux confins de la nuit politique et de la nuit environnementale, dystopie réputée située en 2034 mais caricaturant à peine les délires autoritaires et mégalomaniaques de nos actuels Ubu, dont le Philippin Dutertre n'est qu'une des incarnations.
Robots, rocker et crocodiles
Il y aura donc un président dictateur aux phobies meurtrières et aux manies infantiles. Et il y aura des résistants menant des coups de main audacieux.
Il y aura une unité d'élite de la répression dirigée par deux femmes très amoureuses. Il y aura une épidémie qui légitime le contrôle intrusif et un héros atteint d'une étrange pathologie, l'anosognosie. Mais c'est la collectivité des êtres humains toute entière qui souffre de ne plus savoir qui elle est.
«Modèle 37» (Shaina Magdayao) est vendue aux hommes pour satisfaires leurs lubies de petits dictateurs. | Via ARP Sélection
Il y aura une prostituée entrainée à être plus performante que les robots sexuels, un rocker prophète intraitable, un prêtre de combat, et des crocodiles. Il y aura un carnaval mystique et des drones omniprésents.
Le dictateur trame un plan machiavélique, les rebelles ourdissent des attentats, aux rafles brutales succèdent des étreintes passionnées. Une jeune femme à l'incertaine identité suit un plan mystérieux à travers les épreuves.
La bande dessinée et le collage surréaliste aussi contribuent à cette invention permanente, dont les composants se relient souvent (pas toujours) longtemps après être apparus.
Dans cet univers sans soleil où règnent l'arbitraire et la peur, le sens si original de Lav Diaz dramaturge fait jaillir des scènes burlesques comme des moments de tendresse infinie, des éclats tranchants de violence et des plages méditatives.
Le président Navarra (Joel Lamangan), tyran puéril, et l'impitayable colonelle Officio (Hazel Orencio) qui le protège. | Via ARP Sélection
Halte est assurément une fiction, ou plutôt un immense édifice sensoriel construit avec des éléments fictionnels empruntés à de multiples sources. Ce n'est pas à proprement parler un récit, avec un fil narratif, mais plutôt un voyage, un trip.
Davantage poème ou chant que roman, ce voyage emporte dans les réalités et les imaginaires de la terreur, circulation bourrée de chausse-trapes dans les rêves de pouvoir et de liberté, de désir et d'angoisse.
Lâcher prise
Inspirée, proche d'une transe, l'évocation par Lav Diaz des mécanismes bien réels de domination et des élans de rébellion demande au public de lâcher prise sur la logique des enchaînements narratifs.
Elle requiert d'être davantage dans la position de qui écouterait une grande œuvre musicale que dans celle de l'auditeur d'un discours. Également compositeur et instrumentiste, Diaz ne cesse pas d'être musicien quand il filme.
À qui se laissera aller à une telle proposition, qui par les images et les sons, les rythmes et les ellipses sollicite autant l'inconscient, la mémoire, les pulsions que les sens et l'esprit, ce film comme un fleuve sombre aux multiples courants offrira un raz-de-marée d'émotions.
Stimulantes émotions: impitoyable envers les délires oppresseurs, le film ne se résume nullement à une opposition simpliste. Les méthodes de résistance, les manières de recourir à la violence et leurs limites, la complexité des motivations des unes et des autres alimentent la fable incantatoire de nuances d'autant plus riches qu'elles s'exhalent comme des effluves dans cette traversée de la nuit aux dimensions irréelles.