Quand on lui demande pourquoi ce procès à son encontre, Canan Kaftancıoğlu répond: «Parce qu'il a perdu et que nous avons gagné.»[1]
«Il», c'est Recep Tayyip Erdoğan, le chef de l'État turc; «nous», c'est le Parti républicain du peuple (CHP), le principal parti d'opposition, qui a remporté la mairie d'Istanbul le 23 juin.
Celle qui est considérée comme l'architecte, la cheville ouvrière de cette victoire ajoute: «Parce que je suis une femme, et que le mâle misogyne a peur des femmes.»
De tous les combats
«Une femme courageuse», disent d'elle toutes les personnes qui l'ont approchée: Canan Kaftancıoğlu est un étrange mélange de réserve et de franc-parler. N'est-ce d'ailleurs pas cette façon d'appeler un chat un chat qui lui vaut de comparaitre le 18 juillet? Poursuivie pour une série de tweets, elle encourt jusqu'à dix-sept ans de prison.
Médecin légiste de son état, Canan Kaftancıoğlu est de tous les combats. On la rencontre tantôt auprès des familles de militant·es disparu·es, tantôt devant le palais de justice, en soutien aux universitaires limogé·es pour leur prise de position en faveur de la paix avec les Kurdes.
On peut aussi l'apercevoir lors d'un meeting de commémoration du journaliste arménien Hrant Dink, assassiné en 2007, ou bien devant les portes d'une usine, en solidarité avec les travailleuses de Flormar-Yves Rocher, licenciées pour s'être syndiquées.
Mais cette fille d'instituteur est surtout connue pour avoir animé pendant plusieurs années la Plateforme de mémoire sociale, demandant la vérité sur les meurtres politiques.
Son nom de famille est bien connu de l'opinion publique: en 1980, le père de son mari, l'intellectuel Ümit Kaftancıoğlu, a lui-même été exécuté en pleine rue par des militants d'extrême droite.
«État serial killer»
Après avoir milité plusieurs années au sein du CHP, Canan Kaftancıoğlu a été élue à la présidence de la branche stambouliote du parti historique du général Mustafa Kemal, fondateur de la Turquie moderne. C'était en janvier 2018, elle était la première femme à occuper ce poste.
Trois jours après son élection, la justice ouvre une enquête pour des tweets qu'elle a rédigés plusieurs années auparavant. «Erdoğan commet un crime constitutionnel, il doit être démis de sa fonction et jugé», écrivait-elle pour dénoncer l'instauration d'un régime autocratique, ou bien «L'État n'est pas un assassin, c'est un serial killer», au moment de la mort de Berkin Elvan, un jeune garçon frappé par un tir de la police.
Les condamnations pour insulte au président se multiplient? La voilà qui émet une proposition iconoclaste: «On devrait fixer une date et insulter tous ensemble Erdoğan au même moment, peut-être que l'on reviendrait à la normale.»
Révoltée par les scènes de violences qui se sont produites pour contrer la tentative de coup d'État de 2016, elle fustige les gens qui, descendus dans la rue, sont présentés comme des héros par le gouvernement islamo-nationaliste: «Ce n'est pas en criant Allahou Akbar et en coupant des gorges qu'on lutte pour la démocratie. Que le dieu auquel vous croyez vous maudisse.»
Bataille idéologique
Mais Canan Kaftancıoğlu est aussi capable de s'attaquer aux tabous de son propre camp, dont la ligne la plus républicaine et nationaliste est peu encline aux concessions.
Ainsi n'hésite-t-elle pas à qualifier de «génocide» arménien les massacres de 1915 et ne cache-t-elle pas sa solidarité envers le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, autonomiste kurde).
Pis: en 2013, elle compatit au sort de Sakine Cansiz, l'une des fondatrices du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), l'aile militaire des autonomistes kurdes, lorsque celle-ci est assassinée à Paris aux côtés de deux autres militantes. Résultat: elle est accusée de soutien au terrorisme.
«Le CHP est le seul à pouvoir résoudre le problème kurde avec sincérité et de façon démocrate, c'est-à-dire à l'opposé de la façon dont l'AKP [le parti d'Erdoğan, ndlr] l'a fait», prétend Canan Kaftancıoğlu.
Représenterait-elle l'aile de gauche de son parti? «On ne peut pas le dire officiellement, car il n'y a ni aile gauche, ni aile droite au sein du parti. Mais ses sensibilités politiques la placent sur la gauche du spectre par rapport à un membre ordinaire du CHP», reconnaît le politologue et ex-président de la Fondation pour la social-démocratie Aydın Cıngı.
Ce qui est sûr, c'est que le parti est loin d'être homogène. Cela s'est encore vu lors du choix des candidat·es aux municipales. Il a par exemple fallu que Kemal Kılıçdaroğlu, l'actuel chef du CHP, tape du poing sur la table pour refreiner ses coreligionnaires alévis, qui réclamaient une candidature de sensibilité non sunnite.
En désaccord avec l'un des noms choisis, Canan a d'ailleurs démissionné –avant de revenir sur sa décision. «Au sein du parti, j'étais sans doute l'une des rares à être apte à organiser la campagne et l'élection qui ont mené à la victoire d'Ekrem İmamoğlu, qui selon les sondages en notre possession présentait le bon profil pour être élu», avance-t-elle.
La politicienne a mis sa patte dans le contenu des discours à la tonalité assez peace and love du candidat. «Bien avant de le choisir, nous avions opté pour un discours conciliant, rassembleur, attachant, affectueux, à l'opposé de celui clivant de l'AKP, raconte-t-elle. C'est ce discours que les Stambouliotes voulaient.»
Le jour du vote, elle fait en sorte que les responsables de son parti ne quittent pas les bureaux avant la clôture et rapportent illico les procès-verbaux au siège. Par le passé, l'annonce précoce de résultats tronqués par l'agence anatolienne de presse avait démobilisé pas mal de militant·es, laissant la voie libre aux manipulations.
Canan réussira-t-elle à ce que le CHP fasse un jour enfin son aggiornamento? La tâche sera rude. Mais son rôle dans la victoire du nouveau maire d'Istanbul lui a donné une nouvelle légitimité pour mener cette bataille idéologique.
Procès politique
Le gouvernement islamo-nationaliste et le président turc ne s'y sont pas trompés. Il n'a pas fallu attendre plus de cinq jours après la victoire de l'opposition à Istanbul lors du scrutin du 23 juin pour que sa principale architecte comparaisse devant un tribunal.
L'audience a été reportée à ce 18 juillet, le même jour que la seconde audience de ce que l'on appelle le «procès de Gezi», en référence aux manifestations de mai-juin 2013, où plusieurs journalistes, artistes, avocat·es et activistes (dont le philantrope Osman Kavala) seront jugé·es pour tentative d'anéantissement du gouvernement.
«Le procès [fait à Canan Kaftancıoğlu] est à 100% politique, assure sans ambages le politologue et conseiller au CHP Aydın Cıngı. Il relève de la volonté du chef de l'État de pénaliser une femme qui tient tête à l'ordre établi par les autocrates de l'AKP.»
Ces derniers jours, Canan Kaftancıoğlu s'est enfermée de longues heures avec son équipe pour préparer sa défense. «Je me sens “blanche”, je n'ai jamais exploité les richesses que la société met à disposition des politiques. Et puis je milite en faveur de la supériorité du droit, conclut-elle. Même si malheureusement, en ce moment, c'est le droit du plus fort qui prévaut.»
1 — L'interview de Canan Kaftancıoğlu a été réalisée par Skype entre Istanbul et Paris le vendredi 12 juillet 2019. Retourner à l'article