Société

Au secours, ma femme ne jette jamais rien

Temps de lecture : 3 min

[BLOG You Will Never Hate Alone] «On ne sait jamais» me dit ma compagne quand j'entends me débarrasser d'un vieux pull ou du reste d'un morceau de fromage.

«Au moins, je n'ai aucun souci à me faire: elle restera toujours à mes côtés.» | Deborah DSC00035 via Flickr
«Au moins, je n'ai aucun souci à me faire: elle restera toujours à mes côtés.» | Deborah DSC00035 via Flickr

Ma femme, qui n'est pas ma femme au sens marital du terme, a beaucoup de qualités. Du moins, c'est ce que prétend sa mère. Moi, je cherche encore –et malgré les évidences– je garde bon espoir d'en trouver une avant de quitter cette vallée de larmes. Elle est bavarde comme une pie, désordonnée au possible, paresseuse à travailler à la Sécurité sociale ou à la Poste. Médisante comme sa mère, elle passe ses journées à dilapider l'argent du foyer en fanfreluches et autres chaussures de marque, m'accablant de reproches quand notre situation financière sombre dans le rouge, ce qui arrive trois fois par semaine.

Mais ceci ne serait rien au regard de son principal défaut, hérité de sa mère laquelle le tenait déjà de sa propre mère, c'est dire le prestige de la lignée. Ce défaut n'a aucune raison particulière d'exister. Il est juste l'expression d'une perversion mentale particulièrement retorse qui consiste à tout garder, absolument tout sans aucune considération logique, dans une sorte d'esprit de conservation qui s'applique à l'ensemble des objets de la maison. Et par objet, j'entends non seulement tout ce qui a trait à l'ordonnancement de notre vie en commun: vêtements, documents, mais aussi produits alimentaires, rebuts ménagers, bouts de tissus, carcasses de bibliothèques ou de lampes, entassées à foison dans les moindres recoins de l'appartement.

Ainsi, quand par mégarde il m'arrive d'ouvrir le frigo, lorsque je fouille ses profondeurs souveraines à la recherche d'un pot de yaourt ou d'un morceau de fromage, immanquablement ma main ramène à la lumière d'étranges boîtes parfaitement hermétiques dont l'identité du contenu –malgré un examen attentif et détaillé– demeure un mystère absolu. Ce n'est pas à proprement parler de la nourriture, sans être tout à fait des cendres de victuailles défuntes; juste des souvenirs de repas passés, des filaments d'un reste de fromage, des flaques d'une sauce aux reflets indéterminés, des zestes de légumes à l'aspect indéfinissable. Tout un opéra de la nostalgie entassé là comme des offrandes à un dieu inconnu.

J'ai cessé de demander leur provenance. D'ailleurs, la plupart du temps elle-même l'ignore. Pourtant quand j'annonce clairement mon intention de m'en débarrasser, je sens dans son regard comme un début de panique et du plus profond de son âme monte un «attends, attends, cela peut sûrement encore servir», suivi d'une reprise en main de la précieuse boîte qu'elle couve alors d'un regard jaloux avant de la replacer à sa place d'origine, au fond du frigo, derrière la motte de beurre, à l'ombre du pot de moutarde d'où je la débusquerai quelques jours plus tard.

Si bien que notre vieux frigidaire est tout le temps plein. Ce qui ne l'empêche nullement d'être parfois dans l'incapacité de nous sustenter. À force, ce n'est plus un garde-manger, mais une brocante dédiée à la recherche de la bouffe perdue. On y trouve de tout. Des souvenirs d'agapes d'antan, des réminiscences de plats dégustés la semaine précédente, des remugles ayant appartenu naguère à des entités vivantes –poissons ou truites– dont personne, à part nous, ne pourrait déterminer l'origine exacte.

Le reste de la maison subit la même emprise. Je ne compte plus les commodes, les armoires, les buffets qui regorgent de vêtements anciens, si anciens qu'en les examinant de près, on se demande si jamais ils ont pu être portés un jour. D'ailleurs la plupart de ces meubles ne s'ouvrent plus. Ils sont emmurés à jamais dans la masse de leurs habits entreposés. L'armoire à chaussures affiche complet depuis des années ce qui n'empêche nullement la propriétaire des lieux de continuer à se pourvoir en escarpins et autres talons aiguilles. Des bouts de lampes colonisent les dessous du lit. Des vestiges d'abat-jour s'entassent au fond du placard à balais. Des centaines de boîtes en carton d'origines diverses, fontaine du chat comme pèse-personne, cohabitent avec une jungle de sacs perdus au fin fond du vestibule. Et mon bureau, supposé abriter les pensées du plus grand intellectuel, de sa génération ressemble à l'arrière-cour d'un antiquaire à la retraite.

«On ne sait jamais», tel est le credo de ma compagne. On peut être jetés à la rue, les Nazis peuvent revenir, un tremblement de terre peut survenir (c'est vrai), l'immeuble peut s'écrouler, le voisin peut nous dénoncer, la banque peut faire faillite, le chauffage peut s'arrêter de fonctionner, la Gestapo peut débarquer, Slate peut te licencier, le frigidaire peut tomber en panne, la Pologne peut nous envahir (c'est vrai aussi), le commerce mondial peut s'écrouler, les supermarchés peuvent être en rupture de stock, Hitler peut ressusciter…

Seul point positif: malgré ma calvitie de plus en plus manifeste, mes crises d'angoisse et mes attaques de panique, mes dettes et mes chutes de tension, je n'ai aucun souci à me faire, elle restera toujours à mes côtés.

«On ne sait jamais», dira-t-elle au moment de me congédier.

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