Le 2 juin dernier, l'homme politique allemand Walter Lübcke a été retrouvé mort devant son domicile, près de Cassel, tué d'une balle dans la tête. Les théories n'ont pas tardé à naître; toutes affirmaient que l'assassin était un terroriste d'extrême droite.
La police a certes lancé un appel à la mesure, demandant à la population de ne pas émettre d'hypothèses quant au mobile du crime –mais elle ne semblait guère convaincue par sa propre requête, car le mobile semblait bel et bien évident. Un proche de la victime fut brièvement suspecté; la piste fut rapidement écartée.
Toute l'Allemagne semblait du même avis. Une position unanime, claire, et donc –en un sens– admirable, mais qui sonnait également comme un aveu de négligence généralisée.
Cible privilégiée de l'extrême droite
Lübcke appartenait à l'Union chrétienne-démocrate allemande (CDU, parti de centre-droit); il était préfet du district de Cassel depuis 2009, et comptait parmi les premiers acteurs de la scène politique locale. La presse régionale a publié plusieurs témoignages rendant hommage au défunt, soulignant qu'il était très apprécié et qu'il entretenait de bons rapports avec ses administré·es.
En 2015, il est toutefois devenu l'une des cibles privilégiées de l'extrême droite allemande. En pleine crise des réfugié·es, lors d'une assemblée publique à Lohfelden, il annonce la construction d'un centre d'accueil pour migrant·es; il rejette en bloc les arguments de ses opposant·es, et leur rappelle que l'Allemagne est un pays fondé sur des valeurs chrétiennes, et notamment la charité: «Celles et ceux qui ne partagent pas ces valeurs sont libres de quitter le pays quand bon leur semble s'ils ne sont pas d'accord. C'est la liberté de chaque Allemand.»
Dès le lendemain de son allocution, Lübcke reçoit plus de 350 mails, parmi lesquels de nombreuses menaces de mort. Il est placé sous protection policière, mais l'ultra-droite continue d'alimenter la controverse.
Lorsque les médias ont révélé que l'assassin présumé avait été condamné pour des violences racistes, personne ne fut surpris.
Quelques jours plus tard, lors d'un rassemblement d'extrême droite, l'auteur allemand d'origine turque Akif Pirinçci remet de l'huile sur le feu. Il déclare que si le préfet s'est contenté de suggérer le simple départ volontaire des Allemand·es de souche, c'est parce que les camps de concentration ne sont plus en service. Sous-entendu: Lübcke ne rêve que d'une chose, mettre à mort tous ses adversaires politiques.
Le discours de Pirinçci renforce la haine anti-Lübcke dans les cercles d'extrême droite. Erika Steinbach, femme politique ayant appartenu à l'aile droite de l'Union chrétienne-démocrate, partage trois fois la vidéo de l'allocution à ses 120.000 abonné·es sur les réseaux sociaux –la dernière fois en février. Les sites de droite, comme PI-News, lui consacrent régulièrement des articles.
Lorsque les médias ont révélé que l'assassin présumé, Stephan Ernst, avait déjà été condamné pour des violences racistes et qu'il était lié à des groupuscules d'extrême droite, personne ne fut surpris.
Aveuglement et apathie
Le crime a soulevé une vague d'indignation contre la montée du terrorisme d'extrême droite en Allemagne. On a même entendu des figures de la droite allemande (comme le ministre de l'Intérieur Horst Seehofer) admettre qu'il était désormais nécessaire de lutter plus efficacement contre l'extrême droite, et promettre d'allouer plus de ressources à la lutte contre cette forme de terrorisme. Certaines voix ont toutefois rétorqué que l'État allemand avait toujours fait l'autruche face à la menace du terrorisme réactionnaire.
Tanjev Schultz est professeur de journalisme à l'Université Johannes Gutenberg de Mayence et auteur d'un livre (primé) consacré au terrorisme d'extrême droite en Allemagne. Il constate que dans l'imaginaire collectif allemand, le terrorisme est généralement associé à la gauche.
La Fraction armée rouge et la série d'assassinats politiques qu'elle a perpétrés sont encore ancrés dans les esprits, mais plus grand-monde ne se souvient des méfaits du terrorisme néofasciste, tel l'attentat de l'Oktoberfest de Munich (1980).
Schultz estime que cet aveuglement face au terrorisme d'extrême droite explique l'apathie des autorités, qui ont tardé à reconnaître que les dix meurtres perpétrés par le SNU à partir de 2000 étaient l'œuvre d'une organisation terroriste.
Comme le relatait récemment Jacob Kushner, les autorités avaient alors essayé de restreindre l'enquête aux trois membres-clés de l'organisation (Uwe Mundlos, Uwe Böhnhardt et Beate Zschäpe), en refusant de prendre en compte les éléments tangibles prouvant que d'autres extrémistes de droite avaient grandement aidé les suspects –ou les éléments indiquant qu'une partie de ce soutien provenait peut-être de membres du gouvernement.
En promettant d'engager plus de ressources dans le combat contre le terrorisme d'extrême droite, Seehofer n'a donc guère convaincu: rares sont ceux qui pensent que ces promesses seront suivies d'effets. Ces doutes ont été renforcés par la publication récente de plusieurs enquêtes indépendantes qui ont mis au jour l'existence de réseaux d'extrême droite au sein des forces de l'ordre allemandes.
Ce n'est pas un événement isolé
En décembre 2018, une enquête révèle que des agents de police de Francfort utilisent fréquemment des symboles nazis sur leur messagerie. Mercredi 26 juin 2019, la police fouille l'appartement d'un utilisateur de cette messagerie. On le suspecte d'avoir envoyé des fax racistes à l'avocate d'une victime du Parti national-socialiste souterrain (NSU); dans l'un de ces messages, il la menaçait d'abattre sa fille de 2 ans. Les fax étaient signés «NSU 2.0».
Dimanche 28 juin, la presse révèle qu'une organisation appelée Nordkreuz avait établi une liste de personnes à abattre à partir de dossiers de police (près de 25.000 hommes et femmes politiques libérales ou de gauche y figuraient); le groupuscule amassait des armes, des housses mortuaires et de la chaux vive.
L'inaction des autorités locales ne sera sans doute pas compensée par l'État fédéral: l'Office fédéral de protection de la Constitution, équivalent allemand de la DGSI, a souvent été accusé de complicité avec l'extrême droite. L'Office n'est même pas parvenu à faire bon usage de ses informateurs dans l'enquête sur le NSU, ce qui constitue sans doute, comme l'expliquait Kushner, l'exemple le plus criant de son inefficacité.
Plus récemment, l'ex-leader de l'organisation, Hans-Georg Maaßen, a déclaré que les vidéos montrant des militants d'extrême droite se livrer à des actes violents lors d'une émeute à Chemnitz, en 2018, avaient été falsifiées –ce qui lui a attiré nombre de critiques.
La mort de Lübcke est un événement certes majeur, mais malheureusement pas isolé: d'autres personnalités allemandes ont été visées de manière similaire ces dernières années.
En 2015 et 2017, respectivement, la maire de Cologne (Henriette Reker) et le maire d'Altena (Andreas Hollstein) ont été victimes d'attaques à l'arme blanche pour des raisons politiques. Reker fut grièvement blessé, tout comme plusieurs des personnes qui l'accompagnaient. Hollstein a eu plus de chance: le personnel du restaurant turc dans lequel il dînait parvint à désarmer l'agresseur, ses blessures furent donc moins importantes.
Le maire de Leipzig, Burkhard Jung, a récemment déclaré que les hommes et femmes politiques allemandes essuyaient trois agressions politiques par jour –et les édiles locaux sont selon lui les plus vulnérables.
Le renforcement des ressources policières ne suffit pas
Reste à savoir pourquoi l'État allemand a tant de mal à prévenir la violence de l'extrême droite et à appréhender les coupables. Comment ne pas en conclure qu'une partie du gouvernement éprouve une sympathie certaine pour les causes néofascistes?
Il faut certes admettre que la situation est des plus complexes: la structure des groupuscules d'extrême droite est souvent diffuse –on comprend donc que les enquêtes peinent à faire la part entre les loups solitaires et les cellules terroristes organisées.
Par ailleurs, la haine est si omniprésente sur les réseaux qu'il est parfois difficile de distinguer les menaces sérieuses des fantasmes stériles. Certain·es militant·es demandent à l'État de sévir à grande échelle contre l'extrême droite; d'autres estiment que des mesures répressives d'une telle ampleur ne feraient que radicaliser un peu plus les ultras.
Tanjev Schultz, le professeur de journalisme, estime qu'une série de programmes de rééducation pourrait s'avérer positive –mais il craindrait de voir ces leçons tomber dans l'oreille des mauvaises personnes.
La lutte contre l'essor de l'extrême droite ne se résume pas à un simple renforcement des ressources policières: voilà ce que doit comprendre le gouvernement d'Angela Merkel –notamment parce qu'il en va de la survie de son parti politique, la CDU, aujourd'hui au bord de l'implosion.
La chancelière a froissé l'aile droite de la CDU en se montrant tolérante pendant la crise des réfugié·es, et voilà que l'aile libérale accuse l'aile plus conservatrice de s'être rendue complice de l'assassinat de Lübcke. Le Parti social-démocrate (l'autre grand formation centriste allemande) a payé dans les urnes sa propension à céder face aux exigences de la CDU au sein de la grande coalition d'Angela Merkel.
Si la CDU ne veut pas subir le même sort, elle ne pourra se contenter de neutraliser les réseaux extrémistes: elle devra apprendre à canaliser, à réorienter l'immense colère de l'extrême droite.
Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.