Cette année encore, le Tour de France passera par les Hautes-Alpes et le mythique col d'Izoard, à 2.360 mètres d'altitude. Qui choisira de passer son 25 juillet devant France Télévisions pour suivre cette étape de haute montagne apercevra peut-être le camping-car de Rita et Fernand, ou bien celui de Simone et André.
Les personnages principaux de La Grand-messe, ce sont ces couples de personnes âgées s'installant en bord de route des semaines avant le passage du Tour, afin d'être à coup sûr aux premières loges. Une partie est là par amour du cyclisme et de la Grande Boucle, l'autre parce que ça lui donne le sentiment d'appartenir à un groupe.
C'est en 2017 que les réalisateurs belges Valéry Rosier et Méryl Fortunat-Rossi ont posé leurs caméras dans cet univers insolite. Leur film pose un regard tendre et décalé sur ces fans venu·es chercher du rêve au ras du bitume.
Train-train quotidien
Démarrant douze jours avant le passage des coureurs, au moment où les habitué·es ont déjà installé leur campement aux endroits les plus stratégiques, La Grand-messe est pensé comme un crescendo, montrant d'abord un quotidien routinier pour monter petit à petit vers des sommets d'intensité. L'utilisation récurrente du Boléro de Maurice Ravel comme intermède musical est évidemment loin d'être innocente.
Si le film ne se concentre que sur des personnes d'un certain âge venues de France, il ne s'agit en rien d'un parti pris. «Le premier jour de tournage, quand nous avons toqué aux portes de tous les camping-cars, nous pensions trouver des personnes de tous les âges et de toutes les nationalités, racontent les réalisateurs, qui furent finalement surpris de constater que les occupant·es des véhicules avaient des profils similaires. Les autres gens sont arrivés plus tard.»
Cette absence de variété joue en fait en faveur du film, qui se mue en portrait d'une France du troisième âge, avec son train-train, ses obsessions et ses incompréhensions.
La France de La Grand-messe, c'est celle des tapettes à mouche, des couscous en boîte, des fauteuils en toile et des téléviseurs qui déconnent. C'est celle où les hommes disent «j'ai faim» vers midi moins dix, pour faire comprendre à leurs épouses qu'elles devraient sans doute commencer à se préoccuper du repas. C'est une France consciente de faire déjà un peu partie du passé, mais qui compte bien continuer à exister tant qu'elle en a encore l'énergie et la possibilité.
On aime y échanger sur des souvenirs communs et des valeurs partagées. On se raconte, aussi, quitte à créer le malaise –formidable scène dans laquelle l'un des héros filmés raconte le rapt de sa fille par un pervers.
Pour Parasol, réalisé en solo et sorti en 2016, Valéry Rosier avait planté sa caméra dans l'été majorquin, suivant trois protagonistes –un jeune Anglais, un père célibataire et une septuagénaire– aux aspirations très différentes pour leur séjour dans l'île des Baléares. Méryl Fortunat-Rossi avait quant à lui exploré l'univers de la corrida dans un film tourné uniquement vers son public, Esperando. La Grand-messe trouve sa place à l'embranchement de leurs deux univers.
Entre Tati, Rabaté et «Strip Tease»
«Cela fait plusieurs films que je m'intéresse à notre rapport aux vacances, et plus particulièrement à comment nous les remplissons, explique Valéry Rosier. J'y vois un lien avec l'existence, le sens et l'absurdité de nos vies. C'est un peu du “dis-moi ce que tu fais en vacances, je te dirai qui tu es”.»
Les réalisateurs se réclament de Jacques Tati, mais leur trait rappelle également le monde de Pascal Rabaté, auteur de BD dont les deux premiers films (Les petits ruisseaux et Ni à vendre, ni à louer) avaient peu ou prou les mêmes ambitions: montrer une France authentique et truculente, sans jamais sombrer dans le mépris de classe ou la moquerie de bas étage.
La nationalité des réalisateurs et le sujet choisi font également penser à la légendaire émission Strip Tease, série documentaire au long cours qui a souvent atteint des sommets, mais a parfois fini par tomber dans certains travers.
«Nous avons été éduqués en Belgique à la sauce Strip Tease. Même si les réalisateurs sont de temps en temps allés trop loin, on les a adorés. Ils ont amené leur caméra dans des lieux où elle n'allait jamais. Mais surtout, ils ont osé amener du rire dans le documentaire. C'est cet aspect-là qui nous a le plus intéressés. Oser rire dans le réel, cela fait aussi partie de notre regard à tous les deux sur le monde, et on espère le retranscrire dans nos films. Notre volonté est de rire le plus possible AVEC nos personnages plutôt que DE nos personnages.»
Reste que le dispositif mis en place est plus cinématographique que celui du programme télévisé. Les deux réalisateurs, qui ont souvent filmé séparément avant de réunir le matériau obtenu au montage, ont un véritable sens du cadre. L'ajout de somptueux plans fixes tournés à l'aide d'un drône permet de mieux cerner cette France vue du ciel, dont Yann Arthus-Bertrand n'a pas l'exclusivité.
Cohabitation intergénérationnelle
Rosier et Fortunat-Rossi se défendent d'avoir réalisé un film sur le désœuvrement: «Nous n'aurions pas utilisé ce mot, qui décrit l'état d'une personne oisive, qui ne sait pas quoi faire. Malgré cette vie simple le long d'une route, les gens que nous filmons parviennent paradoxalement à avoir des journées bien chargées. Ils sont heureux d'être là, de sortir de chez eux, de rencontrer des gens, de nouveaux voisins qu'ils n'auraient sans doute jamais rencontrés. Ils forment une communauté, en quelque sorte. Dans un monde qui nous isole de plus en plus, il nous apparaissait important de montrer ce besoin intrinsèque d'être ensemble.»
La Grand-messe est en tout cas un film sur une France désireuse de prendre son temps, qui aspire à une vie paisible tout en essayant de gérer des rapports complexes avec les nouvelles générations.
Dans plusieurs scènes, pendant que leurs femmes font la popote (dans une répartition on ne peut plus genrée des tâches), ces messieurs tentent de dompter téléphones portables ou antennes satellites comme s'il s'agissait d'animaux sauvages. On sent une volonté assez poignante de rester au contact, de ne pas se laisser décrocher par son époque.
Les relations avec les jeunes gens ne sont pas toujours un long fleuve tranquille. Des échanges téléphoniques avec leurs enfants jusqu'à leur cohabitation parfois houleuse avec le public moins âgé du Tour, les personnages de La Grand-messe ne cachent pas leur incompréhension face à une jeunesse qui tend de plus en plus à les ignorer.
Au moment du passage des coureurs, la jeune génération prend de plus en plus de place, fait de plus en plus de bruit, et la métaphore devient alors limpide: vieillir, c'est attendre sur le bas-côté en tentant de ne pas tomber dans le ravin.
La Grand-messe
de Méryl Fortunat-Rossi et Valéry Rosier
Durée: 1h10. Sortie: 3 juillet 2019.