Naples, Italie
«Maintenant, Salvini va te jeter dehors!»
Accompagné de ces quelques mots et d'un sucre, le serveur, dans la vingtaine, apporte son café à Youssouf. Le client a deux fois l'âge de l'employé. Habitué du lieu, Youssouf Rampa a vu grandir le garçon depuis vingt ans qu'il habite dans le quartier. Le jeune Italien se marre, ravi de lui avoir rappelé qu'il sera bientôt «renvoyé chez lui», au Burkina Faso.
Youssouf, jusqu'alors en pleine conversation, rit trop fort. Puis se tait. Et se referme. Seule la voix des commentateurs d'un match du championnat italien retentit, crachée par la télévision de ce bar de quartier de Naples. Les passant·es, hypnotisé·es par l'écran accroché sur la devanture, sont indifférent·es à la scène qui vient de se dérouler. Le temps s'étire.
Youssouf finit par rompre le silence. «Des insultes, j'en reçois tous les jours. Psychologiquement, c'est dur.»
Parcours d'intégration, parcours du combattant. | Marie Brière de la Hosseraye
Avec la campagne, puis l'élection, de Matteo Salvini, le regard de la population italienne sur l'immigration a changé. L'attention médiatique s'est focalisée sur les étrangers. «Ça empire ici depuis vingt ans, la référence aujourd'hui c'est Salvini.»
«On voit plus l'immigration maintenant qu'avant, explique Camille Schmoll, sociologue à l'Université Paris Diderot. Naples n'est pourtant pas submergée. Il faut déconstruire cette idée de vague migratoire.» Cette impression de submersion est en train de transformer certains quartiers, comme à la gare où plusieurs centres d'accueil ont été ouverts.
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Rabby Nougtara est un «ancien», un des premiers immigrés d'Afrique de l'Ouest. Installé chez lui, une cigarette à la main, il prépare un thé vert concentré «à la manière de chez nous» qui, promet-il, «vous libérera les intestins». Il arrive dans la ville, à la fin des années 1990, avec son visa de touriste. Youssouf, venu juste avant lui, le «force» à rester en Italie, en cachant sa valise. Rabby n'a d'yeux que pour la France. Naples compte alors peu d'immigré·es. En rencontrant des Africain·es, «les Napolitains voyaient une autre misère, c'était une manière d'oublier la leur».
L'immigration est un phénomène plutôt récent à Naples, selon Salvatore Strozza, démographe au sein du master sur l'immigration de l'Université de Napoli Federico II. Les Érythréens sont les premiers à être arrivés, dans les années 1980, à cause de la guerre civile. Au 1er janvier 2017, un peu plus de 93.000 étrangers non communautaires étaient enregistrés. Ce chiffre inclut les réguliers hors Union européenne. L'Italie en comptait, à la même date, autour de 3.700.000. À Naples, 3,3% des résidents sont des étrangers non européens, bien loin des 11,6% de Milan, qui arrive en tête du classement.
Naples, ville ouverte
Naples se veut ville ouverte et terre d'accueil, comme le rappellent les acteurs de son réseau associatif et la couleur de ses élu·es. À l'image de ses rues étroites et de ses façades tout à la fois décrépites et magnifiques, la ville est anarchique et anarchiste. Les habitant·es ne manquent pas de rappeler qu'en 1943, la ville se libéra, seule, de l'occupant nazi et qu'à l'heure actuelle, elle résiste à la politique du gouvernement central.
Naples, ses rues étroites, ses façades décrépites et magnifiques. | Marie Brière de la Hosseraye
«Aujourd'hui, heureusement que nous avons Luigi de Magistris, un maire progressiste!» commente Claudia, militante d'un mouvement antifasciste local nommé Insurgencia. Ce dernier a été élu avec 66% des voix. Le 5 janvier dernier, Claudia a participé aux manifestations organisées dans la ville pour soutenir le bateau de sauvetage Sea Watch, à qui le maire a ouvert les portes de la ville, déclarant que Naples était un «port ouvert». Matteo Salvini, le ministre de l'Intérieur, interdisait l'accès aux côtes pour les quarante-sept migrant·es qui se trouvaient à bord, tandis que leur errance était relayée par les médias, au rythme des nombreux refus d'accoster.
Naples, comme Palerme ou Florence, a refusé d'appliquer les dispositions du décret Salvini relevant de la compétence des communes, et permet aux demandeurs d'asile de continuer d'y résider légalement. Promulgué en novembre 2018, le texte de loi interdit entre autres aux personnes titulaires d'un permis de séjour d'obtenir le droit de résidence en Italie, nécessaire pour accéder aux service de santé ou aux centres d'emploi. «Certains Napolitains honorent l'idée d'hospitalité, résume Pierre Preira, à la tête de la communauté sénégalaise de la ville. Mais j'ai peur que la majorité ne soit pas encore prête.»
«J'ai tellement duré ici que j'en ai oublié mon âge.»
D'après Salvatore Strozza, les Sri Lankais·es forment la communauté la plus intégrée. C'est la seconde plus importante, après les Ukrainien·nes, avec près de 15.000 personnes comptabilisées par le ministère de l'Intérieur en 2017. Elles s'installent sur le long terme, vivent entre elles, dans le quartier de Savona, «un petit Colombo» –en référence à la capitale du Sri Lanka. Mais les membres de toutes les communautés ne bénéficient pas d'un tel soutien.
Le racisme, fait social
Incapable de donner spontanément son âge («1977… ça fait combien?»), Youssouf se souvient parfaitement de la date de son arrivée en Italie: c'était il y a vingt ans. Le 10 décembre 1998, Bruxelles. Le 24 décembre, Naples. «J'ai tellement duré ici que j'en ai oublié mon âge.»
En 2001, une Italienne qu'il fréquente lui apprend qu'elle est tombée enceinte d'une petite fille. Mais la famille de la maman ne veut pas que l'enfant porte son nom. «Chez nous, si l'enfant ne porte pas le nom du papa, c'est pas ton enfant.» La situation est humiliante. «Quand je l'ai appris, j'ai pleuré. J'ai compris que je ne retournerais jamais vivre au Burkina.» Pour sa fille, il reste.
«Depuis que je suis dans ma maison, aucun Italien n'est rentré boire une bière.»
Youssouf n'est pas un cas isolé. Rabby Nougtaratou se souvient de son mariage, avec Anita. «Aucun membre de sa famille n'est venu à la mairie. Ils viennent d'un village autour de Naples où ils n'ont jamais vu d'immigré.»
Le racisme n'est pas un fait nouveau, mais pour Youssouf, c'est «devenu un fait social». La multiplication des petites et grandes humiliations à l'encontre de la population immigrée a distendu le lien avec les Italien·nes. Les amitiés se font rares. «Depuis que je suis dans ma maison, aucun Italien n'est rentré boire une bière.»
À part celui-ci, qui passe en scooter. La trentaine, il s'arrête et saute sur le trottoir. Le dos raide, il se tient face au Burkinabé, toujours assis. Son bras droit se lève. Il forme un pistolet avec ses doigts et tire. La balle imaginaire vient se loger dans la tête de Youssouf. «J'te fusille.» Youssouf fonce sur lui, l'invective puis l'embrasse. «Lui, c'est mon ami, indique-t-il dans un sourire. Mais en me disant ça, il affirme sa supériorité. Il me rappelle qu'il peut le faire, même si je sais qu'il s'amuse.»
«Le centre était plein d'Africains avant, c'était le seul coin où on savait qu'on était libres.»
Les membres de communautés étrangères ne sortent plus trop des quartiers qui leur semblent autorisés. «La plupart des jeunes Africains de la gare ne viennent plus au centre-ville», confirme Rafaella, qui a créé une association d'aide aux immigré·es à Avellino, une ville de la région de Naples. «Vingt ans plus tôt, il y avait beaucoup plus de contacts avec eux. Les Nigérians faisaient la fête dans les bars du cœur historique et se mêlaient aux étudiants et aux locaux.» C'est comme ça qu'elle a rencontré nombre de ses amis étrangers. Et, sans cesse, elle observe le racisme dont ils sont victimes: «Mes amis noirs doivent toujours prouver qu'ils sont meilleurs.» Youssouf se souvient que «le centre était plein d'Africains avant, c'était le seul coin où on savait qu'on était libres».
Progressivement, des résident·es se sont mis·es «à faire circuler des pétitions pour chasser les étrangers des quartiers, se plaignant de violences» selon Abraham Kouadio, interprète à la préfecture. «Je ne rencontre plus de Français ou d'étudiants maintenant: j'y vais jamais, c'est réservé aux touristes», se résigne Youssouf.
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Terre de passage
Arrivé à Naples pour faire des affaires, Youssouf pensait ne rester que deux à trois ans. «La marginalité de Naples a longtemps poussé à n'y voir qu'une terre de passage», écrit Camille Schmoll, dans sa thèse Dynamiques migratoires et circulations commerciales à Naples. Et non une ville d'intégration.
Il enchaîne les petits boulots, au noir. Avec cet argent, il parvient tout juste à survivre. Pendant ce temps, Rabby commence par attendre à la place centrale au petit matin pour des travaux de maçonnerie avec d'autres précaires, «alignés comme des prostituées», avant de vendre des CD contrefaits sur la Via Roma.
D'autres travaillent pour la Camorra, la mafia napolitaine. «Si tu veux être tranquille, tu choisis de l'intégrer. Mais il est plus simple d'y entrer que d'en sortir», confie Bouyagui Konate, un Malien de 21 ans. «Bien sûr qu'on m'a proposé de vendre de la drogue…», ajoute Youssouf sans préciser s'il est passé à l'acte.
Illégalité chronique
Désormais, Youssouf exporte des pièces de voitures usagées dans son pays d'origine. Cela fait un mois que ses «papiers sont périmés», mais il «compte les faire renouveler».
Tous le disent, pour les étrangers en situation irrégulière, les contrôles de police sont rares. Ce que confirme Chris, un vendeur de beignets arrivé il y a cinq ans du Cameroun. «J'attends que la police passe puis je reviens. Mais ils savent que sans les beignets, je pourrais faire des choses illégales pour survivre. Sans papiers, la porte est ouverte à toute mauvaise option…»
«Comme le gouvernement ne donne pas d'aides aux gens qui sont ici, il faut que chacun trouve des manières de manger. Dans les autres pays, je ne pourrais pas te vendre mes beignets. Il faudrait avoir une licence pour les préparer, pour les vendre… Ici, les policiers voient et détournent les yeux», raconte Chris. | Marie Brière de la Hosseraye
Le gouvernement délivre de moins en moins de titres. 70.000 personnes risquent de basculer dans l'irrégularité d'ici à 2020 à la suite du décret Salvini, qui a supprimé la protection humanitaire –un statut propre à l'Italie– des réfugié·es, selon Matteo Villa, chercheur à l'Institut italien de Science Politique Internationale. Alors que 60% des dossiers sont habituellement rejetés, ce permis représentait un tiers des demandes d'asile. Cela va affecter les 107.500 requêtes en attente actuellement, ainsi que les peronnes en ayant bénéficié auparavant, dont le cas va être évalué.
Les immigré·es, ancien·nes ou récent·es, se retrouvent happé·es par la ville, dans une illégalité chronique de laquelle il est impossible de sortir, ce qui pose problème dans leurs recherches d'emploi. Les «patrons» refusent de produire des contrats de travail pour éviter les taxes. Et sans contrat, pas de papiers. «J'ai dû acheter un contrat 4.000 euros, puis payer moi-même les taxes que le patron était censé payer, s'indigne Youssouf. Cela m'est arrivé plusieurs fois! Vous imaginez?»
Même pour ceux qui parviennent à se régulariser, des obstacles à l'intégration continuent à se dresser sur leur route. Abraham Kouadio arrive en 2009 après avoir été exfiltré de Côte d'Ivoire du jour au lendemain. Il est instituteur et s'implique en politique. Pendant la guerre, trois de ses proches sont tués. «J'ai vu des atrocités, des gens ont été exécutés devant moi.»
Mais sa demande de protection internationale n'est pas acceptée immédiatement après son arrivée en Italie. Il faut parfois jusqu'à trois ans pour que les dossiers soient traités. Après son passage dans un camp d'hébergement, il refuse de taire la violence à laquelle il a assisté de la part de militaires à l'encontre de demandeurs d'asile, et témoigne au tribunal. Après cette affaire, la commission aurait «nié [sa] demande de protection». «L'avocat, raconte-t-il, m'a conseillé de quitter le camp et j'ai dû refaire une demande à Rome.» Il travaille aujourd'hui en tant qu'interprète au sein de la Commission de demandes d'asile.
Depuis Salvini, la légitimation des actes racistes
Abraham a lui aussi constaté l'augmentation en nombre et en intensité des actes racistes dans la ville, au sein de son travail, dans la vie quotidienne. Il s'est fait attaquer pour la première fois fin octobre 2018, dans le quartier populaire de Vasto, près de la gare. «J'avais déjà été agressé, et on m'avait tout pris. Là, on ne m'a rien volé. Preuve que ce n'est pas le but de l'agression.»
Abraham Kouadio se tient sur les lieux de son agression. Il se la remémore: «Quelqu'un s'approche et dit: “Ces étrangers de merde doivent quitter le pays.” Je lui ai répondu: “Si nous les étrangers sommes des merdes, quel genre de personne es-tu?”» | Marie Brière de la Hosseraye
Au moment de l'attaque, Abraham discute avec un demandeur d'asile qu'il accompagne dans ses démarches administratives. «Tout à coup, des jeunes sont venus et m'ont insulté.» Une batte de baseball est sortie. Un troisième arrive sur une moto. «J'ai appelé la police, ils n'ont rien fait. Les agresseurs ont dit que j'avais provoqué.» Sur sa feuille de prise en charge des urgences, le médecin indique: «Trauma thoracique, trauma au genou. Cause: agression physique.» Dix jours de repos lui sont prescrits.
«Avant, le racisme existait mais on le gardait pour soi», confirme Antoniella Zarrilli, de l'association LESS, qui vient en aide aux demandeurs d'asile. Bouyagui Konate, jeune homme de 21 ans arrivé mineur à Naples a lui aussi vécu la recrudescence de la violence. Chef cuisinier, il est l'exemple d'une intégration réussie. Après avoir monté un restaurant nommé Kikana grâce à l'aide de LESS, il a été invité à l'émission «MasterChef Italia». Selon lui, «les choses ont changé depuis Salvini». «Il y a quatre ans, c'était plus facile de s'intégrer dans le pays.»
«Le plus choquant dans ces agressions, c'est quand les Italiens autour ne réagissent pas.»
Le 21 juin 2018, alors qu'il rentre chez lui après le travail, une voiture passe. Il est 00h20, Corso Umberto. Elle ralentit, ses occupants baissent la fenêtre et tirent des plombs avec un fusil. En décrivant la scène, Bouyagui Konate soulève son t-shirt et effleure sa cicatrice du doigt. Les Italiens qui l'ont touché «ont beaucoup ri».
Le 3 août suivant, un vendeur ambulant sénégalais de 22 ans sera atteint par une balle tirée par deux jeunes Italiens à scooter. «Maintenant, je me retourne dans la rue quand j'entends une voiture, reprend Bouyagui. J'ai un peu peur.»
La cicatrice laissée par son attaque est encore visible, Bouyagui la montre furtivement. «Toute la campagne de Salvini était basée sur l'immigration. Depuis, quand je rentre dans le bus, on me regarde bizarrement. Comment cela va-t-il se terminer? Le prochain coup porté contre nous pourrait être d'une balle réelle.» | Marie Brière de la Hosseraye
«Le plus choquant dans ces agressions, c'est que les Italiens autour ne réagissent pas», commente Antoniella Zarrilli. Au lendemain de cette agression, des manifestations de soutien aux immigré·es ont été organisées dans la ville par des associations et des partis politiques. «La semaine dernière, un Béninois s'est fait agresser. Il est resté quinze minutes à terre avant que quelqu'un ne se décide à réagir.»
D'un air las, Abraham confie: «Toutes ces attaques… si c'était en France, le quartier serait déjà en feu. Pour le moment, la communauté étrangère qui est en Italie résiste à la violence. Mais si ça continue comme ça… On va être obligé de commencer à se défendre.»