Pourquoi la bande dessinée devrait se cantonner au linéaire et à la 2D? Ça fait déjà quelques années que les blogs BD et Scott McCloud dans Réinventer la Bande Dessinée (Vertige Graphic, 2000) donnait à imaginer ce qu'on pourrait lire si on arrivait enfin à se dire que le terme «BD» ne désigne pas seulement un objet rectangle composé d'une cinquantaine de pages, mais une séquence d'images et/ou de texte. Une définition qui permet d'exploser les limites du medium, plutôt restrictives jusqu'à présents.
Le numérique est bien la prochaine révolution qui secouera la bande dessinée: une révolution formelle, qui aura aussi des conséquences sur le contenu. Cette vision enthousiaste est bien peu partagée— au contraire! Mais voilà l'Ipad qui débarque, et étant données les réactions, dans les médias et au sein de la profession, sa vertu principale sera de permettre à ceux qui ne voyaient que les désavantages d'une conversion massive au numérique de concevoir aussi tout ce que cela apportera de bénéfique.
Imaginons...
- Des zooms dans les cases: pourquoi pas des plongées à la Google Map dans des grandes cases panoramiques de décor à la Gilles Chaillet!
- Des histoires à tiroirs: le concept des histoires alternatives, ou des histoires «dont vous êtes le héros» prendraient une toute autre mesure si le lecteur pouvait naviguer de façon ergonomique entre les possibles, avec des liens hypertextes qui pourraient intervenir à tous moments! À la fin d'une histoire pour en proposer des suites alternatives, en spin-off quand on clique sur un personnage...
- L' «infinite canvas» (terme de McCloud, «toile infinie»): on arrêterait de contraindre le fond à la forme et de croire qu'une BD ça se fait nécessairement sur une page en 2D rectangle et en 54 pages, et on se mettrait à faire des séquences de toutes les formes, dans tous les sens, de toutes les tailles.
- La création d'un univers graphique autour d'un album: on craint beaucoup de la disparition de l'objet livre qui matérialise un univers qu'on aime, et qui par conséquent devient une passerelle visible vers cet univers invisible. Passerelle qu'on aime mettre dans sa bibliothèque par exemple, ou dont la couverture peut être une extension graphique. En réalité, on peut étendre l'univers d'un livre considérablement plus avec le numérique. Autour de la bande dessinée, pourquoi pas de la musique d'ambiance, des illustrations, des jeux vidéos... De quoi continuer à baigner dans l'imaginaire créé par l'artiste.
L'iPad peut même séduire ceux qui disent «moi lire sur écran je pourrais pas». En tout cas, vue la médiatisation, ils ne peuvent pas ignorer l'existence de cet objet de qualité et à prix abordable. Ceux qui refusaient le numérique et se voyaient en garants du livre sacré vont enfin peut-être changer d'avis.
Bien sûr l'Ipad n'est pas parfait; d'autres ont déjà débattu des qualités et défauts de l'objet. Il semblerait que le rétroéclairage, l'absence de «multitasking» et d'interopérabilité soient des freins que l'Ipad doive vite surmonter pour convaincre! Mais cette tablette qui ne devra pas devenir l'unique diffuseur de livres a suffisamment de crédibilité, de sexy power, de puissance de tir, et l'Ipad est suffisamment proche de l'idéal d'un reader, pour que les éditeurs ne puissent plus traîner la patte et ignorer la vague à venir.
L'iPad doit lancer la machine
Tout ça c'était le point de vue «artistique»: ce que la BD comme art a à tirer du numérique. Mais beaucoup d'éditeurs, même si ce qu'ils lisent est révolutionnaire, ne mettent pas la main à la poche s'ils pensent qu'il n'y a pas de marché. Pas tous bien sûr, car une maison d'édition n'est pas une entreprise comme les autres. Les choix ne peuvent pas être guidés uniquement par l'intelligence mercatique, au risque de voir petit à petit la maison mourir...
Comme tout le monde, les maisons d'édition de BD ont assisté au naufrage des maisons de disques. Et toutes se sont contentées de se regarder en chien de faïence, espérant trouver LA formule magique qui ferait que les lecteurs accepteraient de mettre la main au portefeuille. Le public, les auteurs, la technologie sont eux arrivés à leur maturité maximale. Il aurait fallu que des projets soient publiés pour qu'il y ait une sorte de «feedback» des lecteurs et des auteurs, pour que la technologie et la chaîne du livre s'ajuste aux pratiques.
Maintenant que l'iPad a donné une forme sexy et à forte visibilité aux développements possibles, les éditeurs vont peut-être dépasser leur trouille et (s')investir sérieusement. Les initiatives ont déjà commencé en 2009, mais sans grande audace, surtout avec de l'adaptation en numérique de ce qui existait déjà sur papier. Les créations intéressantes et payantes en numérique comme Bludzee ou le futur et prometteur Les Autres Gens sont encore rares.
Car il y a des choses que les éditeurs savent bien faire depuis quelques décennies: suivre un projet, encourager l'auteur, le cadrer pour l'aider à suivre les contraintes extérieures à leur art, lui donner une visibilité par la promotion et... le payer en avance pour qu'il ait le loisir de travailler sereinement sur un projet avant qu'il ne rapporte de l'argent. Il faut appliquer ce savoir-faire éditorial à la BD numérique. Prendre des risques financiers et lancer des projets dignes d'intérêt! Que les lecteurs comprennent l'intérêt qu'il peut y avoir. On ne touchera d'abord que des bédéphiles technophiles, mais comme il en a toujours été, les «first users» deviendront influenceurs et le grand public pourra à son tour découvrir la BD numérique de qualité...
Surmonter les obstacles
Les acteurs de la chaîne du livre n'ont pas tort d'avoir peur! Il y aura de nouveaux intervenants, d'autres métiers seront obsolètes, ou moins sollicités, car le livre papier n'est pas appelé à disparaître entièrement. Il n'est pas comme le CD, un véhicule dont on peut se passer: le dessin et le texte ont besoin d'un support physique.
Voici donc les pièges à éviter :
- se perdre dans la gadgétisation: la BD, ce n'est pas le jeu vidéo, ce n'est pas le dessin animé. C'est une séquence d'images et/ou de textes, aller au-delà pour séduire le public serait s'aventurer hors des frontières de la BD. Pourquoi pas? Mais il faudra le faire en toute conscience. Toujours pour ne pas dénaturer l'essence de la BD, idéalement il ne faudrait pas imposer la vitesse de lecture, éviter le case par case... C'est ce qui risque d'arriver si on confie les yeux fermés l'adaptation numérique à des sociétés dont ce n'est pas le cœur de métier.
- ne pas manquer de donner un cadre légal à la création numérique. Pour l'instant, on tend à vouloir faire rentrer la BD numérique dans la définition des droits audiovisuels, ce qui me semble être une hérésie. Un cadre légal correctement défini permettra des relations auteur/éditeur plus saines. Et tant qu'à faire, comme les cartes sont redistribuées, il faudra sans doute penser à réviser la distribution des bénéfices...
- ouvrir les frontières de notre imagination, travailler en 360° (une œuvre et tout l'univers disponible sur plusieurs media).
Le numérique ne tuera pas la BD, au contraire, il peut la faire revivre et la rendre plus populaire. Au moins aussi populaire que l'Ipad...
Image de une: Reuters/Kimberly White