«Aussi longtemps qu'une femme reste à ce qu'ils appellent sa place, elle ne subit aucune vexation. Mais qu'elle assume les prérogatives généralement accordées à ses frères, on la regarde aussitôt de travers», déclarait Alice Guy à la fin du XIXe siècle. Au XXIe siècle, ce constat dans l'industrie du cinéma reste toujours pertinent.
«Alice Guy était une réalisatrice exceptionnelle, d'une sensibilité rare, au regard incroyablement poétique et à l'instinct formidable. Elle a écrit, dirigé et produit plus de mille films. Pourtant, elle a été oubliée par l'industrie qu'elle a contribué à créer.» Ces mots forts sont ceux de Martin Scorsese en 2011 lors de la remise du prix Lifetime Achievement Award honorant l'ensemble de la carrière d'Alice Guy.
Nulle n'est prophète en son pays
Quel paradoxe de voir la première réalisatrice de films de fiction de l'histoire du cinéma plus célèbre aux États-Unis que dans son propre pays. En 2018, le Festival de Cannes lui rend hommage avec la diffusion du documentaire Be Natural: The Untold Story of Alice Guy-Blaché [Être naturelle: l'histoire indédite d'Alice Guy-Blaché] réalisé par Pamela B. Green et produit par Robert Redford et Jodie Foster. Un documentaire qui ne connaîtra vraisemblablement pas de sortie en salle en France, faute de trouver un distributeur, malgré la réapparition récente du nom d'Alice Guy dans la presse française.
Dans les années 1950, la réalisatrice reçoit pourtant certains honneurs. En 1954, Louis Gaumont, le fils de Léon, lui rend un premier hommage. En 1955, elle reçoit même la Légion d'honneur. Deux ans plus tard, Henri Langlois lui consacre une rétrospective à la Cinémathèque française.
Dans les années 1980, Caroline Huppert réalise un téléfilm, Elle voulait faire du cinéma (1983). Emmanuelle Gaume lui consacre un roman en 2014, Alice Guy, la première femme cinéaste de l'histoire, puis un court-métrage (Elle s'appelle Alice Guy) l'année suivante.
Deuxième édition du prix Alice Guy
Le 1er mars 2018, Véronique Le Bris, journaliste et autrice de 50 femmes de cinéma lance, avec la complicité de l'Agence CLE dirigée par Hélène Mazzella, le prix Alice Guy, qui récompense une réalisatrice française et francophone.
Pour la journaliste la création de ce palmarès répond à une impérieuse nécessité face à un constat édifiant: en quarante-quatre éditions, seule une femme –Tonie Marshall pour Vénus Beauté (institut)– a reçu le César du meilleur «réalisateur».
Véronique Le Bris conclut: «Il est temps de réhabiliter l'apport considérable d'Alice Guy à l'histoire du cinéma, de faire connaître son nom et son œuvre et de mettre en lumière les réalisatrices contemporaines.»
Le prix récompense ainsi depuis 2018 les films réalisés par des femmes. Chaque année au mois de décembre, les internautes sont appelé·es à voter sur le site pour choisir leurs cinq films préférés dirigés par des femmes parmi ceux sortis en salle dans l'année. En février, un jury paritaire composé de professionnel·les du milieu du cinéma (cette année Samuel Douhaire, Anne Flamant, Jean-Marie Larrieu, Louis-Do de Lencquesaing, Solenn Rousseau et Lidia Terki) se réunit pour élire la gagnante.
Ce prix permet de réhabiliter Alice Guy en tant que grande réalisatrice effacée de l'histoire du cinéma.
Les deux premières éditions ont déjà récompensé Lidia Terki et Catherine Corsini pour leurs films Paris la blanche et Un amour impossible. Une centaine de films étaient en lice en 2018 et 2.243 internautes ont participé au vote, selon le site.
Ce qu'il faut retenir de cette deuxième édition, c'est l'implication de deux acteurs importants de l'industrie du cinéma: la SACD, qui dote désormais le prix pour encourager les réalisatrices et le CNC, qui soutient financièrement l'initiative, lui permettant de se pérenniser.
Ce palmarès permet de célébrer et réhabiliter Alice Guy en tant que grande réalisatrice effacée de l'histoire du cinéma et de pointer dans le même temps la faiblesse des statistiques concernant les réalisatrices d'aujourd'hui. Lors de la cérémonie de remise des récompenses, ouverte au public, la projection du film primé est précédée de trois courts-métrages de la cinéaste diffusés pour la première fois sur grand écran.
En France, 6% des femmes récompensées
Aux États-Unis, on parle du challenge 4% (ou #4percentchallenge): sur les 1.200 films les plus performants sortis entre 2007 et 2018, seuls 4% ont été réalisés par de femmes. En France, les réalisatrices représentent 24% de la profession mais, comme le constate un récent rapport du Haut Conseil de l'égalité entre les femmes et les hommes, seules 6% des récompenses sont attribuées à des femmes.
Cette année, à l'annonce de l'ouverture du Festival de Cannes 2019, le directeur délégué Thierry Frémeaux s'est félicité de la sélection officielle de la 72e édition qui comptait treize femmes réalisatrices: «Le cinéma ouvre de plus en plus grand ses portes aux réalisatrices.» Un progrès sensible par rapport aux très récentes éditions, mais un chiffre identique à celui de l'édition 2011.
La journaliste Anaïs Bordages l'analysait justement pour Slate: «À Cannes, les femmes de la compétition n'ont souvent que des lots de consolation.» En soixante-douze ans, Jane Campion est la seule femme réalisatrice à avoir remporté la Palme d'Or, pour La leçon de piano en 1993. Cette Palme, Jane Campion dut la partager avec un homme, le réalisateur Chen Kaige pour son film Adieu ma concubine.
Comme le remarque Catherine Corsini dans une interview accordée à cine-woman, les réalisatrices courent toujours après la légitimité. La réalisatrice confie: «J'ai cru l'avoir l'an dernier en pensant qu'Un amour impossible serait sélectionné au Festival de Cannes… J'ai toujours l'impression de courir après. Je sais que d'autres, des hommes aussi, ont ce sentiment-là. Mais il est sans doute plus fort chez les femmes. C'est difficile à supporter. Je dis souvent que le film que je suis en train de faire sera le dernier!»
Pour équilibrer les différents palmarès en France, il est nécessaire d'encourager les réalisatrices à créer de nouveaux projets. Il faut aussi assurer la diffusion de leurs films pour qu'elles ne soient pas effacées de l'histoire du cinéma –comme une certaine Alice Guy avant elles.
Les initiatives se multiplient: l'année dernière, quatre-vingt-deux femmes (réalisatrices, actrices, productrices) ont monté les marches du Festival de Cannes pour réclamer une meilleure inclusion dans la programmation.
«Je dis souvent que le film que je suis en train de faire sera le dernier!»
Cette année, la presse française et internationale a encensé Céline Sciamma pour son film Portrait de la jeune fille en feu, et les films de Justine Triet (Sibyl) et Mati Diop (Atlantique) ont également été largement relayés.
Cette dernière s'est d'ailleurs vue décerner le très prestigieux Grand Prix par le jury cannois pour son premier film. La déception de voir Céline Sciamma récompensée du maigre prix du scénario fut quelque peu adoucie par la Queer Palm décernée par un jury présidé par l'actrice Virginie Ledoyen. En 2019, les femmes ne semblent toujours pas pouvoir accéder à la récompense suprême.
Titiou Lecoq écrivait ici même qu'«aucune femme n'a reçu de César et ça ne choque personne». Eh bien, si: nombre d'entre nous sommes choqué·es par l'absence criante de femmes aux différents palmarès français. Heureusement, des initiatives se créent qui mettent en avant la présence des femmes dans le cinéma, devant ou/et derrière la caméra, pour souligner cette inégalité.
Le prix Alice Guy et le collectif 50/50 en font partie. Récemment, un nouveau festival international de films de réalisatrices a vu le jour à Lyon, Et pourtant elles tournent! Oui. Pourtant elles tournent… elles créent, elles innovent, elles existent. Il suffit maintenant de ne pas les oublier, de ne pas les effacer de notre histoire contemporaine.