Depuis l'élection d'Emmanuel Macron à l'Élysée il y a deux ans, le temps de l'analyse politique semble avoir toujours un temps de retard sur les événements –la crise des «gilets jaunes» ayant éclaté à peine dix-huit mois après sa prise de pouvoir, sans bénéficier d'un état de grâce d'une année pleine.
Le commentaire politique, qui sature les colonnes des journaux et les antennes radio et télévisuelles, continue sa rengaine trop bien connue mais ne semble plus tellement écouté ni particulièrement légitime. Par paresse ou par conformisme (et parfois les deux «en même temps»), aucun·e éditorialiste n'a véritablement vu venir le «séisme politique» (pour reprendre leurs expressions par trop spectaculaires) des élections présidentielles et législatives de 2017…
Or, en cette année 2019, outre des pamphlétaires en début de carrière –le téméraire Juan Branco semble l'embrasser avec envie…–, de premières analyses politiques de fond se font (enfin?) jour, de la part de commentateurs prenant un peu de recul sur la situation de la gouvernance du pays, ce mot semblant plus pertinent pour analyser le macronisme au pouvoir, tant les seules réalités institutionnelles et gouvernementales ne sauraient suffire à la compréhension des enjeux.
Tout d'abord, sous la direction de Bernard Dolez, de Julien Fretel et de Rémi Lefebvre, une équipe de politistes plutôt critiques s'est penchée sur L'entreprise Macron dans un ouvrage collectif qui, par ses enquêtes et ses analyses, entre dans le fond des enjeux à la fois électoraux et partisans mais également sociologiques et économiques.
De manière moins attendue, l'historien de la Révolution française Pierre Serna nous offre un essai saisissant sur la généalogie de L'extrême centre ou le poison français. 1789-2019 –dont il considère que Macron est le dernier avatar, voire le précipité le plus chimiquement pur–, cette idéologie dont il a déjà retracé les origines dans son livre (remarqué et remarquable) La République des girouettes. 1795-1815 et au-delà. Une anomalie politique: la France de l'extrême centre. Il s'agit donc du prolongement d'une grille de lecture de l'histoire politique française appliquée au temps présent.
Enfin, de manière plus attendue mais non moins pertinente, le journaliste Edwy Plenel, fondateur de Mediapart –et qui a fini par devenir, à ce titre et faute de combattants (notamment de la part de partis politiques dits traditionnels, laminés), peut-être le principal opposant à la politique menée par le président de la République– lance un nouveau pavé dans la mare avec la publication de son dernier essai La victoire des vaincus à propos de la désormais célèbre crise des «gilets jaunes». Dans l'esprit de l'ancien enquêteur puis rédacteur en chef du Monde, cette situation politique de révolte apparaît clairement comme une conséquence logique de la gouvernance macronienne et de son rejet des corps intermédiaires, ce que Plenel assimile à une politique de classe.
Les ressorts socio-économiques d'une entreprise politique
Concernant l'ouvrage collectif L'entreprise Macron, ses différents auteurs, en autant de chapitres, reviennent avec justesse sur «la victoire improbable d'un candidat surdoté» (de capital d'ailleurs plus économique que politique, en particulier par le biais d'importantes levées de fonds auprès de grands patrons), puis sur la sociologie de l'électorat d'Emmanuel Macron et, enfin, sur les élites, les cadres et les militant·es qui ont constitué les forces vives d'En Marche! pendant la campagne présidentielle puis au Parlement.
Sans offrir d'éclairages radicalement nouveaux sur le «phénomène» et l'objet politique Macron, cet ouvrage sérieux et documenté permet d'approfondir la compréhension d'une forme d'énigme à propos d'une personnalité et d'un mouvement politiques dont le surgissement est inédit dans l'histoire contemporaine du pays.
Les auteurs proposent ainsi des perspectives utiles à la fois pour mieux saisir le bouleversement de 2017, mais aussi pour déterminer si ce nouvel ordre partisan et électoral (confirmé, semble-t-il, par les élections européennes de 2019) peut durer ou s'avérer au contraire fragile.
C'est clairement la seconde option que privilégie L'entreprise Macron, en démontrant que la start-up politique qu'est En Marche! est trop dépendante de l'aventure d'un homme, dont les intrigues au sein du PS et du gouvernement socialiste (belle analyse d'Éric Treille à ce sujet) et les réseaux patronaux (article lumineux de Michel Offerlé) ont permis de construire un capital entièrement dédié à son ambition personnelle.
Or, dans son exercice du pouvoir, les politistes considèrent qu'Emmanuel Macron, qui a bénéficié d'une forme de concours de circonstances favorables, pâtit d'une instabilité de plus en plus grande de ses soutiens populaires –l'ouvrage a été coordonné avant la crise des «gilets jaunes»–, ce que démontrent avec conviction Patrick Lehingue (parlant d'un «vote de classe»), Sébastien Michon (à propos des député·es LREM) et Jean-Michel Eymeri-Douzans (au sujet de la technocratie macronienne).
«L'extrême centre» de la Révolution à nos jours
L'historien Pierre Serna, quant à lui, dans son essai incisif L'extrême centre ou le poison français. 1789-2019, nous apporte un regard diachronique, d'abord éloigné dans le temps (depuis les années décisives de la Révolution, qu'il connaît par cœur) mais dont la profondeur historique est finalement très utile à la compréhension du présent, sans simplisme ni anachronisme.
En usant parfois d'arguments et de références étonnantes pour un universitaire –mais qui a toujours cultivé son originalité, ne serait-ce qu'en étudiant «l'animal en Révolution»–, l'historien s'attarde sur la manière de gouverner d'Emmanuel Macron qui s'inscrit selon lui parfaitement dans ce qu'il appelle un «poison», celui de «l'extrême centre»: «Flexible, prétendu modéré mais implacable qui vide de sa substance démocratique la République en la faisant irrémédiablement basculer vers la république autoritaire.»
Le macronisme, pour Pierre Serna, n'est donc pas une Révolution (titre de l'ouvrage de campagne du candidat à la présidentielle, qui n'a pas échappé à l'ancien directeur du vénérable Institut d'histoire de la Révolution française de la Sorbonne), mais une «vieille histoire» puisant sa source dans une tradition politique éprouvée depuis le premier épisode révolutionnaire de 1789-1793, puis lors de chaque crise politique grave, en 1795 (Thermidor), 1799 (coup d'État de Bonaparte), 1815 (chute de Napoléon), 1851 (coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte), 1958 (retour de De Gaulle) et, finalement, 2017-2019… Si la démonstration ne convaincra sans doute pas la totalité du lectorat, il faut saluer néanmoins l'effort de mise en perspective.
Dans ses considérations plus contemporaines, Pierre Serna se demande in fine si «le macronisme est un extrême centre comme les autres». Et, là encore, les analogies avec l'histoire offrent un matériau intéressant pour tenter de comprendre pourquoi l'art de gouverner de Macron est passé en moins de deux ans de «l'héroïsme» électoral triomphant (une forme de bonapartisme par les urnes) à un «État d'exception permanent» au sein duquel «la fuite vers l'ordre sécuritaire» (En marche forcée?) semble rattraper la «bienveillance» des premiers mois.
Bien entendu, l'historien de la Révolution ne peut s'empêcher de trouver des échos au grand débat national (les fameux cahiers de doléances de 1789) et à la révolte populaire qui le précède… Nous voilà, d'une certaine manière, «en marche à reculons de l'histoire», selon l'expression malicieuse de l'auteur, jouant de la même manière que Marx avec la «farce» hégélienne, à propos du coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte.
Défense des «gilets jaunes» par un opposant du macronisme
Enfin, Edwy Plenel apporte sa pierre à l'édifice de la froide analyse de la situation politique avec la publication de son essai La victoire des vaincus. À propos des gilets jaunes. Très sévère à l'égard de la pratique du pouvoir d'Emmanuel Macron, dont le journaliste considère qu'il est «le président de trop» (ce qu'il disait déjà de Sarkozy et, de manière moins explicite, de François Hollande, dont il fustigeait les renoncements à ses engagements de campagne), ce pamphlet particulièrement concis et chirurgical cible en particulier sa politique fiscale, à l'origine de la révolte des «gilets jaunes».
Avec beaucoup d'empathie pour ce mouvement social «inédit, inventif et incontrôlable» (ce qui ne surprendra personne), Plenel célèbre «la bataille de l'égalité» menée selon lui par ce «surgissement du peuple qui déborde les organisations, bouscule les commentateurs et affole les gouvernements».
Nul doute que l'ancien militant révolutionnaire se reconnaît dans une forme de lutte collective qui s'auto-organise mais, plus largement, il assimile de manière intéressante cette mobilisation populaire à une volonté de prendre le contrepied de «la morgue de classe qui s'est déchaînée face à un peuple rabaissé au rang de foule», critiquant fortement la forme et le fond de la politique d'Emmanuel Macron.
Fervent opposant, Edwy Plenel fourbit ses armes en dénonçant la répression policière, qu'il juge (peut-être imprudemment) comme «sans équivalent», de la part d'une «République décadente», dont le journaliste d'investigation se complaît à rappeler les dernières péripéties de l'affaire Benalla, depuis l'été 2018, sur laquelle Mediapart a largement écrit et révélé des informations.
Selon le fondateur du journal en ligne, ce retour d'une répression policière contre les insurgé·es trouve sa motivation dans la volonté présidentielle de «faire payer» aux «gilets jaunes» –ou en tout cas à certain·es d'entre eux, tant le mouvement paraît protéiforme – leur «audace républicaine», celle d'une double exigence sociale d'égalité et politique de démocratie (le référendum d'initiative populaire étant devenu un totem du mouvement), s'affirmant contre le «pouvoir présidentiel qui confisque la volonté de tous».
Bien entendu, nul n'est obligé d'être en accord total avec la critique au vitriol d'Edwy Plenel à propos de la gouvernance Macron, mais il reste que la qualité de son analyse de fond dépasse de loin les commentaires faciles qui caractérisent la plume de la plupart des éditorialistes mondain·es.
De manière générale, c'est tout le pari de Mediapart et de son fondateur que de se placer du côté de la recherche d'informations et de la pertinence des révélations. L'essayiste termine d'ailleurs son propos par la défense (et l'autopromotion) d'un journalisme de vérité préférant «la froideur de la précision» et s'affirmant contre un «journalisme de gouvernement», vulgate volontiers conformiste et dénoncée à ce titre par les «gilets jaunes», qui y voient une alliée déclarée du président, dont les tenants semblent quêter l'approbation plutôt que de «rechercher la confiance du public».
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Au total, ces trois ouvrages, aux auteurs et aux intentions forts différentes, se rejoignent dans leur commune approche critique d'un phénomène politique encore récent et donc difficile à saisir dans toute sa complexité. Gageons que la suite des événements politiques saura alimenter de nouveaux essais aussi approfondis, qui viendront compléter –ou contredire– ces analyses.