Quel est le point commun entre la ville de Trignac située dans la périphérie de Saint-Nazaire, La Sentinelle aux abords de Valenciennes, la zone commerciale d'Épagny en périphérie d'Annecy en Haute-Savoie, le rond-point de Mably à l'entrée de Roanne mais aussi Avignon Sud, Carcassonne, Périgueux, Forbach, Béthune ou Concarneau?
Tous ces lieux ont été le théâtre d'un blocage ou d'un barrage filtrant organisé par des «gilets jaunes» au plus fort de la mobilisation en novembre et décembre 2018, et chacun d'entre eux accueille un restaurant La Pataterie dans son périmètre.
Cherchez un restaurant La Pataterie sur Google Maps et vous tomberez probablement à quelques kilomètres d'une ancienne place forte ou d'un ancien campement de base de «gilets jaunes». Sur 117 communes qui accueillent un restaurant de l'enseigne La Pataterie en France, 110 ont également été touchées par le mouvement des «gilets jaunes», soit un taux de près de 95% de villes Pataterie touchées.
Les chiffres sont tout aussi impressionnants si on raisonne par aires urbaines, les bassins de vie découpés par l'Insee: sur 96 aires urbaines disposant d'une Pataterie, 93 ont vu fleurir un rond-point, un barrage ou un rassemblement de «gilets jaunes». Sachant que l'Insee découpe la France en près de 800 aires urbaines, dont 241 grandes aires urbaines, un tel recoupement entre les deux situations peut difficilement être attribué au hasard statistique.
Ces rapprochements ont été obtenus à partir du fichier des blocages du 17 novembre 2018, complété par une recherche sur Google Actualités, permettant d'identifier les communes dans le périmètre desquelles des groupes de «gilets jaunes» s'étaient manifestés. Établi à la main, ce décompte est certes approximatif (une mobilisation a pu nous échapper ici ou là), mais il donne un ordre de grandeur. Voyons à présent ce qui peut expliquer une telle corrélation.
La France doublement périphérique
Sur la documentation qu'elle remet aux futurs restaurants franchisés, l'enseigne (dont le réseau a été repris en 2017 par deux fonds d'investissement), revendique «une implantation différente, proche des Français, à la périphérie des petites et moyennes villes» et en particulier dans leurs «périphéries commerciales». De sorte que depuis la première ouverture à Brive-la-Gaillarde au milieu des années 1990, la politique de maillage du territoire de La Pataterie correspond finement à la géographie de la révolte des «gilets jaunes».
On peut dégager le profil type de la ville convoitée par la chaîne de restaurants La Pataterie, qui correspond également fort bien à la définition du bassin de vie de «gilets jaunes» par excellence: une ville-centre moyenne autour de 20 à 50.000 habitant·es, insérée dans un bassin de vie d'environ 150.000 personnes. Un chef-lieu ou une sous-préfecture en marge du mouvement de métropolisation, dont le nom ne vous dira rien si vous n'avez pas grandi dans ses environs immédiats. Car c'est un fait, il est peu probable que vous alliez en vacances à Périgueux, à Alès, à Vesoul, à Dreux, à Avranches, à Romilly-sur-Seine, à Épinal, à Châteauroux, à Pontarlier, à Laon ou à Verdun, autant de villes touchées par le double phénomène des Pataterie et des révoltes des ronds-points. De même aurez-vous du mal à situer ces localités sur une carte de France si vous n'en êtes pas originaire.
Après la taille du bassin de vie, la seconde caractéristique principale des Pataterie est le type d'implantation qu'elles privilégient. Ces restaurants ne fleurissent pas n'importe où dans les bourgades moyennes. La Pataterie est un pure player de zone commerciale. L'implantation d'un restaurant «se décide selon une série de critères éprouvés», lit-on encore dans la documentation destinée aux franchisés: «Les villes de province (30.000 habitants) et tout particulièrement leurs périphéries commerciales sont privilégiées.» L'enseigne ne décline pas, contrairement à certains concurrents de restauration assise, de format de centre-ville plus compact et accessible en zone dense, à pied.
La Pataterie s'installe systématiquement en entrée de ville, en bordure de rocade, de voie rapide ou d'autoroute et à proximité d'un rond-point. C'est pourquoi, au sein des bassins de vie qui accueillent une Pataterie, c'est parfois précisément sur la commune d'implantation qu'un blocage de «gilets jaunes» a eu lieu. Citons notamment Déols près de Châteauroux, Marzy près de Nevers, Le Séquestre à côté d'Albi, la ZAC de la Terrasse de la Sarre à Sarrebourg, Lescar à côté de Pau, Mably près de Roanne, Ibos à côté de Tarbes, La Sentinelle à Valenciennes, Rivesaltes en périphérie de Perpignan, Gond-Pontouvre à proximité d'Angoulême, Jaux près de Compiègne et quelques autres.
Aurait-on obtenu des résultats similiaires en associant, par exemple, les implantations d'hypermarchés Leclerc et les blocages de «gilets jaunes»? Probablement, mais premièrement ces magasins sont trop nombreux et, surtout, ils sont répartis assez uniformément sur le territoire, alors que La Pataterie privilégie une stratégie d'implantation plus sélective. Comme le montre notre graphique ci-dessus, alors que les restaurants sont logiquement plus concentrés là où la population est la plus nombreuse, ce n'est pas le cas de La Pataterie, surreprésentée dans des bassins de vie d'importance moyenne. Le fait que La Pataterie soit mieux implantée dans les petites villes du quart nord-est du pays ne fait que renforcer l'association avec les «gilets jaunes».
On observe donc un double mouvement de périphérisation: une logique périphérique par rapport aux plus grandes agglomérations, dans lesquelles la culture Pataterie est peu représentée. Un second déplacement, ensuite, par rapport au centre commerçant des communes accueillant une Pataterie.
Des villes moyennes, du grand périurbain et l'absence de villes de banlieues de grands ensembles
Dans le détail, la liste établie permet de distinguer au moins deux types de villes Pataterie-«gilets jaunes»:
- Les aires urbaines petites ou moyennes hors influence des métropoles comme Périgueux, Alès, Vesoul, Arles ou Dreux. Elles constituent la majorité des cas.
- Les communes raccordées à une métropole par le jeu des interdépendances domicile-travail: c'est le cas de Tignieu ou Meximieux qui sont rattachées au périurbain lyonnais, et des Pennes-Mirabeau à Aix-Marseille. Or ces villes n'ont, lorsqu'on y passe, pas grand-chose à voir (si l'on considère le paysage ou le style de vie) avec Lyon et Marseille. De même, la première et seule commune de l'aire urbaine de Paris à faire partie du club des villes Pataterie-«gilets jaunes» est Moissy-Cramayel, bourgade périurbaine qu'on imagine a priori assez éloignée de la folie parisienne.
À noter que parmi les sept communes Pataterie non touchées par un blocage de «gilets jaunes», quatre sont des villes de banlieues de grands ensembles: Joué-les-Tours, Vaulx-en-Velin, Massy et Draveil: on retrouve la spécificité de ce mouvement social, dans lequel la population des banlieues a été peu représentée. L'une des pistes avancées pour l'expliquer réside dans la morphologie de ces villes de béton, qui favorisent des modes de vie assez éloignés de ceux de la périphérie plus lointaine: les habitant·es des banlieues ont moins de voitures... et moins de ronds-points.
Les banlieues accueillent également souvent des personnes issues de l'immigration, tandis que les communes abritant des révoltes de «gilets jaunes» accueillent plutôt une population de Blanc·hes, ce que confirme d'ailleurs un ensemble de codes culturels associés à cette révolte périphérique: les motards, Johnny Hallyday et la pop culture télé liée à certains humoristes (Patrick Sébastien, Franck Dubosc…).
À l'inverse, il existe un type de commune qui n'accueille pas de Pataterie, mais qui a vu fleurir les blocages de «gilets jaunes»: les communes rurales. Celles-ci sont trop petites pour être considérées comme des zones de chalandise pertinentes pour une enseigne franchisée implantée sur des zones de flux de client·es, souvent à côté des centres commerciaux. Si les villes Pataterie sont quasiment toutes des villes «gilets jaunes», l'inverse n'est pas vrai: environ 2.000 points de blocage furent recensés le 17 novembre par le ministère de l'Intérieur, répartis sur 700 communes.