«Shutter Island», le nouveau Scorsese, se passe sur une île qui a pour fonction d'éloigner le plus possible les malades mentaux de la société civile. Cette version bostonienne de San Clemente (l'asile de Venise qui inspira un beau film à Raymond Depardon) n'admet que les fous criminels. C'est dans cet endroit sympathique - balayé, qui plus est, par une tempête épouvantable - que l'on envoie en mission Teddy Daniels (Leonardo DiCaprio), un policier passablement traumatisé par la mort de sa femme Dolores (Michelle Williams). Son but? Retrouver une patiente qui a disparu de façon inexplicable...
On sait Scorsese cinévore plus encore que cinéphile, et l'on ne s'étonne donc pas qu'il se saisisse du roman de Dennis Lehane pour combiner brillamment deux traditions de représentation de la folie au cinéma. D'une part, les films de dénonciation, qui mettent l'accent sur les dérives de la psychiatrie et la paranoïa qui saisit forcément le sain d'esprit lorsque son entourage est dément. De l'autre, les films noirs construits autour d'une enquête qui masque une vaste introspection psychanalytique.
Commençons par les films de dénonciation dont les échos résonnent dans «Shutter Island». Le plus célèbre est sans doute «Shock Corridor» (1963), de Samuel Fuller qui a traumatisé des générations de spectateurs. Johnny Bennet (Peter Breck) est journaliste. Poussé par l'ambition - il espère décrocher le Pulitzer, il feint un désordre mental et se fait interner dans un asile psychiatrique où il sait qu'a eu lieu un meurtre énigmatique. Son espoir de résoudre le mystère et de connaître la gloire à sa sortie fait long feu. Car la frontière entre raison et folie est bien mince, et Johnny va faire tout le chemin du «shock corridor», qui mène des électrochocs à la lobotomie... Fuller représente l'asile comme un lieu proprement terrifiant: menace de procédures radicales et douloureuses, proximité terrorisante des patients aux faciès hallucinés.
Bras de fer inégal
Cette vision de l'hôpital psychiatrique — un lieu où vous attendent traitements barbares et une humanité échappée d'un tableau de Bosch — est fréquente dans les films de l'époque: on songe à «Soudain l'été dernier» (1959) d'après Tennessee Williams, dans lequel Katharine Hepburn tente de faire lobotomiser sa nièce Elizabeth Taylor. Dans une scène saisissante, imaginée par le réalisateur, Joseph L. Mankiewicz, Elizabeth Taylor se retrouve coincée sur un pont suspendu, au-dessus des autres patients, en butte à leurs regards mobiles et à leurs rires mauvais...
Si les patients sont plus sympathiques, la lobotomie reste la principale menace dans «Vol au-dessus d'un nid de coucou» (1975) de Milos Forman. Adapté d'un roman de Ken Kesey paru en 1962, le film met en scène le bras de fer qui oppose Randy P. McMurphy (Jack Nicholson), le patient libertaire, et la terrifiante infirmière Ratchet (Louise Fletcher). Bras de fer forcément inégal car malgré toute son intelligence, Randy peut difficilement rivaliser avec la force de frappe des médecins...
L'influence des films noirs
De tous ces films, «Shutter Island» retient d'abord l'époque : l'histoire se passe en 1954, c'est-à-dire au moment où l'on pratique généreusement la lobotomie aux Etats-Unis... Ce qui explique la vague de films à charge à la fin de la décennie. Scorsese emprunte l'esthétique baroque des cauchemars de Teddy Daniels (les visions de sa femme couverte d'une pluie de cendres par exemple) à «Shock Corridor» (film en noir et blanc dont seules les hallucinations sont en couleur). Et pendant une bonne partie de «Shutter Island», le bon docteur Cawley (Ben Kingsley) inquiète et fascine autant que l'infirmière Ratchet...
Mais Martin Scorsese l'a dit et répété dans ses entretiens, ce sont surtout des films noirs qu'il a montré à son équipe, notamment «La Griffe du passé» (Jacques Tourneur, 1947), «Le Secret derrière la porte» (Fritz Lang, 1948) ou encore «Laura» (Otto Preminger, 1944). Films qui ne traitent pas ouvertement de la folie, mais nous y font basculer insensiblement, à la suite de leurs personnages.
Exploration du mal
«Shutter Island» reprend de fait le dispositif du film noir classique — un inspecteur de police mène l'enquête sur une femme disparue - dans une atmosphère gothique à souhait : hautes murailles, terreurs nocturnes, musique inquiétante, paranoïa galopante. Cet univers — celui de la nuit, et donc des pulsions les plus obscures — est aussi celui de l'introspection psychanalytique: l'avancée vers la vérité permet toujours, dans les grands films noirs, une véritable mise à jour de l'identité profonde du personnage principal. On songe à la résurrection de la Laura de Preminger ou au retournement spectaculaire de «La Griffe du passé». Ce que l'on voit n'est jamais ce que l'on croit... D'où une spirale vertigineuse qui brouille la frontière entre raison et folie.
Scorsese condense magnifiquement ce motif dans la scène de «Shutter Island» qui montre Teddy arpenter une section particulièrement dangereuse de l'asile sous la lumière vacillante... «Où est l'ombre? Où est la lumière?», interrogeait un personnage du «Corbeau» (Henri-Georges Clouzot, 1943). La question hante aussi Scorsese, ce grand explorateur du mal. La plongée dans les ténèbres de l'inconscient, à la recherche de ce que chacun porte en lui de folie destructrice, est bien sûr le vrai sujet du nouveau Scorsese, comme de «Taxi Driver» (1976) ou d'«Aviator» (2004)... Avec «Shutter Island», il vient d'apporter un nouveau chapitre à cette réflexion.
Jonathan Schel
Les critiques ciné de Slate.com n'ont pas aimé le dernier Scorsese: au point de voir dans le cinéaste un vieux cheval sur le retour pour l'un, un acteur et un réalisateur perdus dans l'île pour l'autre.
Image de une: Leo Di Caprio et Mark Ruffalo. DR