Engagée le 4 mars, la campagne 2019 de dératisation de la capitale court jusqu'au 28 juin, soit sur une durée deux fois plus longue que les années précédentes. En cause: «La visibilité de plus en plus grande des rats dans Paris», indiquait alors à nos confrères du Parisien Bruno Lassalle, adjoint à la direction de protection des populations de la préfecture de police, dont dépend l'unité de prévention des nuisances animales. Si en 2016 les agents de cette unité avaient aperçu des rongeurs dans 14% des immeubles visités, le pourcentage avait grimpé à 21% l'année suivante et à 24% en 2018.
La population de ces petits mammifères croît, ce qui nécessite par exemple la mise en place de poubelles spéciales, pour éviter que la nourriture leur soit trop accessible et contribuer ainsi à leur croissance. Reste que cette lutte acharnée et constante pour «contenir ce peuplement souterrain» et «éviter qu'il ne remonte à la surface», écrit la Ville de Paris sur son site, est bien plus une question d'image que de gestion d'un potentiel risque sanitaire.
Surmulot urbain
Celui-ci est en effet «minime». Certes, dans l'esprit collectif, le rat est associé à la peste. Et pas n'importe laquelle: la peste noire, qui a décimé des millions d'Européens au Moyen Âge en quelques années. Mais il faut raison garder: «À Paris, on n'a pas trouvé pour l'instant le rat porteur de la peste, c'est à dire le rat noir ou rat des champs», affirme Benoît Pisanu, qui étudie le portage de parasites chez les petits vertébrés en milieu urbain. Le rat que l'on trouve dans nos villes appartient à une autre espèce, avec laquelle il a du mal à cohabiter: c'est un surmulot ou rat brun.
«Pour des personnes bien portantes, le risque est peu élevé»
Le premier, celui qui a transmis le bacille Yersinia pestis à l'être humain par le biais de ses puces à l'époque médiévale, est un rat sylvestre; «plutôt arboricole, il fait même son nid dans les arbres». Le rat des villes, lui, grimpe facilement sur les murs et les petits arbustes, vous l'avez peut-être vous-même constaté, mais il ne vit ni ne se nourrit sur des arbres ou des canopées. C'est pour cela que «les rats bruns sont bien adaptés au milieu urbain, car ils y trouvent beaucoup de nourriture au sol», glisse le chercheur. S'ils ont élu domicile dans les égouts, c'est parce que, bons nageurs, ils apprécient le milieu aquatique.
Urine contaminante
S'ils ne transmettent pas la peste, en revanche, il faut admettre qu'ils sont un réservoir de la leptospirose, aussi appelée «maladie des égoutiers». «La bactérie est présente chez beaucoup d'autres espèces mais on l'associe particulièrement aux rongeurs», précise Benoît Pisanu, également chargé de mission «Espèces exotiques et envahissantes» à l'Agence française pour la biodiversité (AFB). La contamination se fait par le biais des urines, qui peuvent infecter l'eau mais aussi des stocks de denrées alimentaires lorsque les rats se baladent dans les entrepôts. C'est de là que provient l'intox récurrente de la canette de soda mortelle, vectrice de leptospirose car souillée d'urine de rat.
En réalité, tempère le chercheur associé au Centre d'écologie et des sciences de la conservation (Cesco) du Muséum national d'histoire naturelle (MNHN), il faut vraiment des contacts répétés (c'est pourquoi il s'agit d'une maladie professionnelle) et avec une plaie ou une muqueuse pour qu'il y ait contamination: «Pour des personnes bien portantes, le risque est peu élevé.» Il l'est davantage pour des personnes fragiles, des enfants, des personnes âgées et surtout des personnes en situation sanitaire et sociale déficiente (sans domicile fixe, habitat insalubre). Le rat et la bactérie pathogène contenue dans son urine viennent alors surtout mettre en lumière un problème de pauvreté.
Image nuisible
C'est ce que relève Jean Estebanez, maître de conférences en géographie à l'Université Paris-Est Créteil (UPEC), dont les travaux portent sur l'animalité. Bien sûr, mettre le rat dans la catégorie des nuisibles «dépend en partie de données éthologiques», avec cette question de la transmission de maladie. Mais, «indépendamment de ses propriétés génétiques et pensées comme naturelles, l'animal sera saisi dans des rapports sociaux. Les animaux ne sont pas juste des êtres de nature». La preuve, à Marseille, «les goélands, ces oiseaux qu'on peut imaginer comme libres, purs et marins dans d'autres contextes, deviennent des indésirables», parce qu'ils viennent y fouiller les poubelles; de même, à Montréal, les écureuils ne sont en rien perçus comme «un animal délicat et gracieux qui renvoie à la nature pure» mais bien comme une nuisance. Question de contexte. C'est ainsi que l'imaginaire fluctue.
«Le rat se trouve dans la catégorie des vermines, qui grouillent, comme s'ils n'avaient pas de subjectivité»
Le rat, outre le fait d'avoir été associé à un événement historique catastrophique de grande ampleur, est surtout pensé comme «un vecteur de trouble social»: «Il va à l'encontre de ce qui est pensé comme moderne depuis l'hygiénisme, ce mouvement de la fin du XIXe siècle qui essaye de purifier la ville des corps indésirables, humains mais aussi animaux, ces êtres liés à la saleté et la souillure.» C'est un animal qui «est alors pensé comme disqualifiant et dégradant l'image de la ville», résume Jean Estebanez, comme on pouvait le comprendre en parcourant attentivement le site de la Mairie de Paris, où le rat d'égout est décrit comme «source d'inconfort visuel, de crainte, voire de phobie».
«Dans certains quartiers, la prolifération des rongeurs est devenue intenable, notamment autour des parcs et squares où viennent souvent se promener les familles», lit-on également dans un article du Point. Pas besoin d'une longue analyse de texte pour noter que la sortie familiale au parc ne peut s'accorder avec la multiplication rapide et le plus souvent anarchique (c'est la définition du terme «prolifération») de ces bestioles. D'un côté, le cadre rangé, paisible et bourgeois de la famille; de l'autre, le chaos, qui plus est en provenance des égouts, du lieu caché et odorant où terminent nos déjections.
Défense incisive
«Le rat se trouve dans la catégorie des vermines, qui grouillent, comme s'ils n'avaient pas de subjectivité», poursuit le chercheur, auteur de l'article «Pour une ville vivante? Les animaux dans la fabrique de la ville, histoire d'une requalification partagée» (Histoire urbaine, 2015). En fait, il y a bel et bien «une part comportementale» chez les rats, insiste Benoît Pisanu: «Il y a des individus plus hargneux que les autres.» Lui qui en a attrapés beaucoup pour les étudier parvient désormais à repérer de loin dans les pièges grillagés ceux qui vont lui faire passer un sale quart d'heure: «Certains, je sais que je n'aurai aucun problème à les sortir et à les mesurer. D'autres, je sais au regard qu'ils ne vont pas se laisser faire.» C'est donc une question de «personnalité individuelle». Mais, globalement assure-t-il, «les rats sont des animaux relativement cool».
Certes, des cas –rares– de morsure sont répertoriés (leurs incisives, très aiguisées, peuvent faire des dégâts) car, «comme n'importe quel animal, les rats vont être agressifs quand ils sont acculés ou surpris». Les vidéos de chats se faisant poursuivre par de gros rongeurs s'expliquent: «C'est une stratégie pour lutter contre un prédateur.» Mais cela ne signifie en rien que l'agressivité est le lot de tous les surmulots et que l'on risque de se faire attaquer par ces habitants des égouts lorsqu'on les croise sur le trottoir.
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Si un rat brun vous fonce dessus, c'est probablement parce que vous lui barrez la route et l'acculez dans un endroit où il s'estime en danger. Et ce, même si vous avez l'impression que l'animal aurait pu emprunter une autre direction. Car, détaille Benoît Pisanu, pour éviter de se perdre, ces rongeurs marquent de leur urine (à l'odeur infecte et potentiellement infectée) leurs axes de passage. De quoi faire persister la répugnante image qu'ils traînent en ville et le combat renouvelé des autorités pour en limiter la densité et le risque de nuisance –le rat qui se mord la queue.