Il était pas loin de 14h. Je marchais dans les couloirs de mon école pour me rendre à un cours quand un ami me rejoignait en me demandant si je connaissais Napster. «Nap quoi?» Il me racontait alors en chemin que c’était un logiciel qui permettait de télécharger de la musique gratuitement et que tout y était, ce tube de Daft Punk que le BDE n’arrêtait pas de passer en boucle à la cafette comme ce remix rare du Wu-Tang Clan dont on avait entendu parler dans un fanzine déniché un jour chez un disquaire des Halles. Autant dire que j’étais incrédule.
On était en 1999. Cette année-là, l’industrie musicale américaine génèrait 21,5 milliards de dollars de revenus, un record inégalé dans l’histoire du disque et rendu possible par les marges commerciales gigantesques du CD. Cette année-là, les Backstreet Boys dépensaient 2 millions de dollars pour tourner le clip de «Larger Than Life», Mariah Carey et Busta Rhymes 2,5 millions pour ceux de «Heartbreaker» et «What’s It Gonna Be» et Aqua jusqu’à 3,5 millions pour le clip de «Cartoon Heroes».
L’argent coulait à flot parce que, comme moi, nous étions des millions dans le monde à être obligé de dépenser 30 francs (6 euros) pour acheter un CD 2 titres ou entre 50 (10 euros) et 120 francs (24 euros) pour un album entier, seules façons d’écouter en boucle et à volonté ses chansons préférées, celles entendues à la radio, sur MTV ou recommandées par un disquaire, un ami ou un magazine.
«On achetait des CD chez Nuggets ou Rhapsody, me raconte Céline. Ou au Monoprix qui avait un rayon CD que je trouvais tellement bien à l'époque. J’étais une grande consommatrice de CD 2 titres. C’était ce que je pouvais m’acheter avec mon argent de poche. À mes anniversaires et à Noël, on m’offrait des CD, des compilations –pour avoir tous les tubes d’un coup– comme les Dance Machine et autres Plus Grande Discothèque du Monde.»
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«Bibliothèque d'Alexandrie»
Il y avait bien des méthodes alternatives pour échapper à ce racket comme lorsque Nora, alors en fin collège-début lycée, s’adonnait à l’enregistrement de la radio «en courant à ma chaîne hi-fi dès que le présentateur annonçait un titre que j'aimais bien ou que j'entendais les premières notes de la chanson». Mais elle finissait aussi par «acheter [ses] CD via le Club Dial (qui avait une super sélection rock indé et où j'ai découvert Radiohead, Muse et Alanis Morissette) ou à Leclerc, avec mon maigre argent de poche». Idem pour Damien qui m’explique qu’à l'âge de 15 ans, même en empruntant des supports à la médiathèque, «quand j’aimais vraiment un disque, j’allais l’acheter, pour l’avoir en vrai mais surtout pour avoir la vraie pochette et les vraies notes de livret. [...] J’avais en gros 20 euros à dépenser [...] par mois, mon argent de poche du mois. Il fallait donc arbitrer, pour acheter un disque ou deux maximum».
Alors, dans ce couloir, l’idée que la musique, grâce ma connexion internet et mon tout récent ordinateur portable, puisse être gratuite et illimitée me semblait ressembler à de la science-fiction. C’était pourtant une réalité très concrète. Le soir même, j’installais ce fameux Napster et, plusieurs heures plus tard, pouvais, dans le confort de mon studio, écouter le remix en featuring avec Method Man, Redman et Busta Rhymes du «Simon Says» de Pharaohe Monch qui me faisait envie depuis si longtemps.
Ce miracle, il avait été rendu possible par un étudiant comme moi, Shawn Fanning. Rongé par l’ennui de ses cours d’informatique à la Northeastern University de Boston, il avait préféré se consacrer à un projet plus personnel. «Mes colocs étaient des fans de MP3, expliquait-il en 2000 à SPIN. Je les entendais tout le temps se plaindre de la difficulté à trouver des chansons en utilisant des moteurs de recherche comme VlP3.lycos.com et scour.net.» Alors, convaincu que son idée de logiciel permettant d’échanger facilement entre internautes des fichiers musicaux était révolutionnaire et capable de rivaliser avec les plus en vogue des services de l’époque comme Hotmail ou ICQ, il finissait par abandonner les cours et lancer Napster avec l’aide de Sean Parker et Jordan Ritter, des développeurs rencontrés sur le chat IRC.
Le succès avait été de toute façon fulgurant. À son apogée, deux ans seulement après son lancement en juin 1999, le service avait atteint les 80 millions d’inscrit·es (environ 15% des personnes dans le monde connectées au web à cette époque). Les serveurs des universités américaines, où le logiciel avait trouvé sa plus fidèle audience, explosaient. En février 2000, le New York Times rapportait par exemple que Napster pouvait représenter jusqu’à 60% de l’intégralité du trafic web des campus.
«Le logiciel donnait l'impression d'avoir accès à toute la musique de la terre»
«C'était fou cette impression que quoi qu'on tape, il y avait forcément une personne dans le monde qui l'avait, me dit Greg. Les potes qui n'avaient pas forcément internet ou un ordi chez eux venaient chez toi, tu lançais l'ordi et tu leur disais “regarde” et c'était comme si tu leur montrais la bibliothèque d'Alexandrie. Ça donnait presque le vertige de s'imaginer la quantité de milliers de musiques qu'on pouvait potentiellement avoir.»
«C’était l’infini, poursuit Damien. Tu tapais un nom tu découvrais un truc et de fil en aiguille un autre.»
Elle était là la beauté de Napster. Le logiciel donnait «l'impression d'avoir accès à toute la musique de la terre» comme le dit Nora. Il était une porte ouverte sur un monde de découvertes, permettant, comme l’explique Matthieu, d’«enfin assumer des sons qu’on a honte d’aimer et ainsi de découvrir de nouveaux genres». Il était alors capable de transformer n’importe qui, du pré-ado accro à l’eurodance au plus pointu musicophile, en archéologue de la musique pop, à l’image de l’expérience de Damien.
«Je partais d’un nom trouvé sur une pochette d’un vrai CD. Celui d’un bassiste ou d’un arrangeur, d’un chanteur mystérieux et hop! Napster, c’était vraiment pour la découverte. Le vertige de taper le nom d’un mec ou d’un courant musical et d’avoir des centaines de réponses. C’était le même vertige contenu que la première fois ou j’avais utilisé le CD-ROM de l’encyclopédie Encarta. Dans Encarta, tu tapais “James Brown”, il connaissait. Impressionnant! Tu tapais Neil Armstrong, on te sortait une mini vidéo du premier pas sur la lune. Dingue! Tu tapais “Philippe Katerine”: aucune réponse. Tu savais que tu étais allé trop loin, que tu avais abusé. Napster c’était pareil. Tu tapais “Katerine”, tu avais un ou deux morceaux que tu mettais trois jours à récupérer. Mais c’était déjà le paradis des raretés, des bootlegs, etc. J’en ai vraiment profité pour perpétuer mon rapport au hasard. Taper un mot-clé, un courant, télécharger ce qui me faisait envie, sans forcément connaître. Puis effacer les trois-quarts mais garder le reste et faire plein de découvertes comme ça.»
Et l’une de ces découvertes aurait pu être une des trois chansons inédites de Radiohead qui avait trouvé son chemin sur la plateforme trois mois avant la sortie de l’album Kid A où elles auraient dû apparaître pour la première fois. «Nous avons joué à Barcelone et le lendemain le concert entier était sur Napster, expliquait alors Colin Greenwood à la BBC. Trois semaines plus tard, en jouant en Israël, le public connaissait les paroles de toutes les nouvelles chansons. C’était merveilleux.» En octobre 2000, l’album, malgré l’absence de singles, de clips et d’interviews, devenait le premier du groupe à atteindre la première place des charts américains. Un succès que beaucoup ont attribué à Napster –à commencer par le groupe et sa maison de disques.
Chaos technique
Reste que, malgré son apparente facilité d’utilisation, Napster n’était pas d’une simplicité enfantine. «Je ne comprenais pas comment ça marchait, raconte Céline qui avait 12-13 ans à l’époque. Quand je voyais quelqu’un télécharger quelque chose de notre bibliothèque, je l’annulais car je pensais qu’il nous voulait du mal.»
Mais c'était surtout pour des raisons bassement logistiques et techniques (des connexions internet vendues en forfaits horaires et des modems en 56k) que l’expérience Napster pouvait se révéler très compliquée. «L’attente! Il fallait parfois une semaine pour avoir un titre de 3 minutes, poursuit Damien. Plus les titres étaient rares, plus il fallait attendre. On ne pouvait rien écouter avant d’avoir terminé le téléchargement. Sans parler du fait qu’à l’époque, on ne pouvait pas laisser son ordi branché en permanence. Il était sur la même prise que le téléphone fixe.» Il pouvait par conséquent être très frustrant, comme l’explique Nora, de rester «bloquée à 99% quand il te manquait UN fragment pour avoir l'album entier et [devoir attendre] trois jours qu'un mec du Missouri se connecte pour écouter enfin cet enregistrement pirate des Pixies.»
Sans compter que les fichiers MP3 étant mis à disposition par des internautes pas toujours très au fait de la musique elle-même, télécharger une chanson était loin d’être la garantie de télécharger la BONNE chanson. «Les fichiers mal attribués me rendaient hystérique, s’enerve Matthieu. «Horse With No Name» attribué à Neil Young m'a rendu fou, tout comme «Greensleeves» attribué à Mozart ou «Dream On» attribué aux Stones. Le pire, c'était Scorpions, les Guns et Aerosmith: tu pensais choper une reprise cool mais tu chopais l'originale incorrectement attribuée. C'était systématiquement un des trois qui était pris pour un autre de la liste. Ça me foutait dans une colère sans nom.»
Les fameux «Napster Bombs» qui n’étaient en fait pas entièrement le fait de membres indélicats avec la musique mais, comme le révélait un article du New York Times d’août 2000, de chevaliers autoproclamés de la légalité, soucieux de protéger le gagne-pain des musiciens «en criblant l’univers Napster de milliers de fichiers de chansons inutilisables pour en faire un outil moins fiable –et moins attractif– pour ses nombreux fans».
Ils se nommaient les Fix Brothers ou Stop Napster et rendaient volontairement l’expérience peer-to-peer misérable en inondant Napster de soi-disant remixes de rêves du type «Jay-Z–Big Pimpin' Remix featuring Eminem, Dr. Dre, DMX, Nas, Biggie and Tupac», de démos d’artistes inconnu·es dissimulées sous un «Daft Punk–One More Time ALBUM VERSION», d’imaginaires reprises par les Who de «You Really Got Me» ou de parfaites versions de «Butterfly» de Crazy Town si ce n’est pour les dizaines de messages anti-piratages émaillant les couplets et refrains.
«La qualité du son et des encodages, c'était parfois vraiment n’importe quoi», explique Damien. Il n’était également pas rare d’entendre un site web vanter ses services ou un DJ hurler son nom tout au long d’une chanson particulièrement populaire dans les charts. Il m’avait par exemple fallu une vingtaine de téléchargement pour tomber, enfin, sur une version «propre» du remix du «Hot Boyz» de Missy Elliot avec Nas, Q-Tip et Eve. De quoi rendre (un peu) fou.
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Surprises, frustrations et adrénaline
Mais ce chaos créé par des fichiers mal nommés, mal encodés, des remixes, des live ou des versions démo permettait d’éveiller organiquement la curiosité, comme me le raconte Antoine. «Parfois on téléchargeait un truc et le nom du fichier ne correspondait pas à la musique. Mais dans Winamp [lecteur audio très populaire à l’époque, nda], le vrai nom s'affichait grâce aux metadonnées, ça permettait donc de découvrir des trucs nouveaux. Parfois, une musique mal taguée était aussi l'occasion de confondre des artistes... Par exemple, «Please, Please, Please, Let Me Get What I Want» des Smiths a été repris par Deftones ou par Muse dans des versions plus rock. C'est ce genre de petites confusions qui permettaient de créer la surprise. Ensuite, il fallait chercher qui était le bon artiste.»
La décharge d’adrénaline provoquée par la découverte d’une chanson ou de son simple titre suffisait à rendre le service addictif. «Il y avait cette pub pour Vodafone qui était diffusée sur MTV, me raconte Céline. J’adorais la chanson mais impossible de savoir ce que c’était. Impossible! Ça me rendait dingue. Quand internet et Napster sont entrés dans ma vie, cette chanson est la première chose que j’ai cherchée en tapant les mots-clés “pub vodafone, chanson” en français et en anglais. Un jour j’ai fini par obtenir un résultat. J’ai lancé le téléchargement. J’ai attendu et j’ai pu enfin écouter. Et là, la délivrance. Je l’avais! «Bohemian Like You» des Dandy Warhols.»
Mais cette chanson, évidemment, avait été mal acquise. Faute d'avoir été payée. «À 10 ans, les notions de droits d'auteur, de maison de disques et de légalité me passaient complètement au-dessus, me dit Greg. Pour moi, internet c'était ça: tout à portée de main, gratuitement.»
Six mois seulement après son lancement, la Recording Industry Association of America (RIAA), qui défend les intérêts de l'industrie du disque aux États-Unis, attaquait donc Napster pour infraction aux copyrights. Plainte suivie, dès l’année suivante, par celle de la maison de disques A&M Records puis par celles, très médiatiques, du groupe Metallica et du rappeur-producteur Dr Dre. Contraint par la justice d’empêcher l’échange de fichiers protégés par le copyright et à payer une lourde amende de 26 millions de dollars, Napster était obligé de fermer trois mois plus tard, deux ans presque jour pour jour après son lancement.
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Alternatives légales
«Pour moi, c’était indolore, me dit Damien. La concurrence était déjà là, avec e-Mule ou Kazaa.» Napster, en seulement deux ans, avait été le battement d’aile du papillon. «J'ai continué à télécharger, chanson par chanson puis album par album, confesse Matthieu. J'ai volé des CD puis j’ai téléchargé depuis YouTube. Je n'achetais que les artistes que je voulais supporter. Je n’achetais donc plus que deux à trois albums par an.»
Évidemment, à la suite de Napster, des alternatives légales se sont développées, en particulier celle d’Apple qui lance en 2003 l’iTunes Music Store et ses fameuses chansons à 99 centimes, accompagné d’une troisième génération d’iPod, son baladeur numérique désormais disponible sur Mac comme sur Windows. Mais les années 2000, après la porte ouverte par le logiciel peer-to-peer, sont restées très marquées par le développement massif du téléchargement illégal, propulsé par des vitesses de connexions à internet de plus en plus rapides et illimitées et par la démocratisation des graveurs de CD puis de DVD.
«Dès qu'il y a eu des offres légales, j'ai sauté dessus»
«Un jour, mon père est arrivé avec deux DVD, me confie Greg. Il me dit: “Là-dessus, il y a l'intégrale des Rolling Stones et demain je t'en file deux ou trois autres et tu auras tous les Beatles”. [...] Quand arrive Megaupload et consorts, on se rend compte que d'autres tarés comme nous font des énormes archives .rar avec les intégrales d'artistes. À ce moment-là, on peut télécharger des mp3 à partir de n'importe quel site ou presque.»
«Je me souviens que j’allais sur beaucoup de blogs où les albums étaient disponibles en direct download, se souvient également Damien. C’était vraiment des blogs de connaisseurs sur des thématiques hyper précises (le jazz funk, les musiques de films français, le space disco, etc.) Chaque jour, chaque blog ajoutait deux ou trois albums en .rar qui ne restaient pas très longtemps en ligne.»
Il faut attendre la décennie suivante pour que le streaming redonne le goût de la légalité aux apprenti·es-pirates de la musique. «Dès qu'il y a eu des offres légales, j'ai sauté dessus, me raconte Antoine. J'étais un des premiers clients payants de l'offre Deezer, maintenant j'utilise Spotify, ma première source d’écoute, car je préfère la qualité du son et l'interface.»
«Aujourd'hui, j'ai toujours un rapport fusionnel avec la musique, mais je n'en télécharge plus du tout depuis une dizaine d'années, ajoute Diane. Je passe par des plateformes de streaming légales ou j'achète directement les fichiers aux artistes (notamment sur Bandcamp). Il y a moins ce côté débrouille mais je sais que c'est légal et que je n'aurai plus de mauvaises surprises.»
Pourtant, malgré leur facilité d’accès en local comme en mobilité, la propreté de leur rangement, leur catalogue massif à la fois composé des plus grandes stars et des musiciens les plus underground, leurs outils sophistiqués de découverte et, bien sûr, leur prix légers, «tu n’y trouves par définition que des choses “dans le commerce”, comme le conclut Damien. Tu ne trouveras pas le passage de Boogaerts au Pont des Artistes en 1999 ou «De Funès raconte les Aristochats». Tu ne trouveras pas tel remix dont la maison de disque a coulé… pour moi, c’était ça Napster: les fonds de tiroirs de tous les digger de l’époque avec en plus, tout le mainstream. Aujourd’hui, il n’y a plus que le mainstream sur les plateformes.»