Fourrures aux murs, portants alignés, bacs débordant de foulards en soie et légère odeur de renfermé. La clientèle se bouscule à l'entrée de la boutique Guerrisol boulevard Barbès, à Paris, une des friperies les moins chères de France.
Les vêtements sont tirés, scrutés, malmenés. C'est à la personne qui trouvera la pièce la plus originale. «Je veux de l'écossais moi. Je sais exactement ce que je cherche comme motif», s'exclame une jeune femme, imperméable Burberry sur le dos. Les chalands brassent le grand bac de foulards à la recherche de la perle rare. Des pancartes «3 euros», «5 euros», «10 euros» décorent les murs.
Au fond du magasin s'empilent de gros sacs transparents remplis de vêtements qui attendent d'être triés. Personne ne porte attention à ce désordre. Il fait partie du paysage.
«Safari» chez les pauvres
Contrairement à beaucoup de boutiques situées pour la plupart dans le quartier parisien chic du Marais, comme Kilo Shop, Free'P'Star ou Hippy Market, Guerrisol n'a jamais eu vocation à marketer ce style fripe à destination de la clientèle qui peut y mettre le prix. Dans les années 2000, période d'implantation du groupe en France, la chaîne était même exclusivement fréquentée par des pauvres; c'est dorénavant un lointain souvenir.
Devant l'une des dix-sept boutiques de France, à Barbès, Antoine, chemise à fleurs et lunettes monture en écaille sur le nez, regrette la montée des prix, proportionnelle à l'arrivée massive des féru·es de mode comme lui: «Ça devient peut-être moins accessible pour les classes populaires que pour les gens de classes un peu plus aisées comme nous, malheureusement.»
«Quand je viens chez Guerrisol, je cherche à être surprise.»
Aujourd'hui où le brassage social est de rigueur, les cabas Tati côtoient les sacs en toile. Les fashionistas n'hésitent plus à franchir le seuil de ces magasins dont la devanture rouge sang aurait pu en dissuader plus d'un·e. Selon Alice Pfieffer, ancienne rédactrice en chef du magazine de mode Antidote: «C'est un phénomène de safari où les gens veulent, un court moment, vivre une expérience populaire.»
Au milieu de la clientèle, Sarah, 35 ans, assistante styliste, essaye un long kimono zinzolin qui lui arrive aux chevilles. Sac à dos transparent, pantalon cyan fleuri et chaussettes en résilles dernière tendance, elle se tourne devant le miroir, se regarde de haut en bas. «Je fonctionne par envie, je change beaucoup de style», explique-t-elle. Comme beaucoup de parisiennes branchées, Sarah est en quête d'originalité. «J'ai du mal à acheter des choses uniformisées. Dans les grandes enseignes, tout se ressemble. Quand je viens chez Guerrisol, je cherche à être surprise.»
Pour Alice Pfeiffer, cette originalité n'est plus disponible dans les enseignes de fast fashion: «Le bon goût est devenu tellement démocratique. Tout est plutôt joli, H&M fait des collaborations avec de grands couturiers… tout le monde peut avoir l'air un peu bourgeois le temps d'un selfie. En l'occurence, le plus grand luxe c'est de penser “je suis tellement au-dessus de cela que je n'en ai plus besoin, je peux mépriser le peuple qui a accès au bon goût”», analyse la journaliste. C'est pourquoi les friperies Guerrisol ou les boutiques Emmaüs ont tant la cote.
Récupération du néo-pauvre
Le vêtement du pauvre inspire aussi les marques de luxe. Dans les années 2000, John Galliano avait déjà marqué avec son défilé style «homeless chic» pour Dior, en faisant défiler des mannequins aux allures de SDF, petites bouteilles de vin accrochées à la ceinture et vêtements reprisés. Plus récemment, des marques de luxe sont allées puiser leur inspiration chez les classes populaires.
La marque Céline a par exemple intégré le motif tartan cher à Tati sur des manteaux de sa collection automne-hiver 2013-2014. Au-delà des récupérations ponctuelles, d'autres marques plus jeunes font du vêtement de pauvre leur ADN. La marque Vêtements, dont le créateur Demna Gvasalia est aussi directeur artistique de Balenciaga, surfe sur la tendance décrite par le magazine Antidote, du néo-pauvre. Tenues dépareillées, déchirées, mélanges d'imprimés, de tissus… sweats loose à gros logos, mélange de jeans et de matières sportswear.... Le moche devient beau lorsqu'il est transposé sur un podium.
«Vêtements fait du mépris de classe en reprenant des codes. Ce qui aurait un intérêt si les pièces étaient accessibles à tout le monde. Mais ce n'est pas le cas», analyse Alice Pfeiffer. À 795 euros le prix d'un sweat-shirt en coton, porter les signes extérieurs de la pauvreté coûte cher. D'après la journaliste, la rue ne détient plus les codes de la mode. Elle en est même totalement dépossédée: «Ces codes deviennent de la mode précisément au moment où ils sont récupérés. Ils n'existent que par un processus de sublimation qui passe par sa relecture. Ce n'est pas le sac Tati que veut cette clientèle mais la citation ironique et un peu gênante de ce sac.» [En 2007 pour sa collection printemps-été, Louis Vuitton a présenté un cabas fortement inspiré du motif tartan de Tati, ndlr].
Fripe is the new chic
La marque Neith Nyer a quant à elle choisi d'organiser son défilé automne-hiver 2017-2018 dans une boutique Guerrisol à Paris lors de la fashion week. Le directeur de la création et fondateur de la marque, Francisco Terra, est un habitué de la friperie: «Guerrisol a toujours fait partie de mon quotidien à Paris. Plus qu'un lieu d'inspiration, c'est aussi un endroit où je m'habille, où je trouve mes perles, mes vêtements préférés.»
L'intérêt du milieu de la mode pour l'enseigne est grandissant. Hanan Guerrida, du service des ressources humaines de la chaîne de magasins, en témoigne: «Nous sommes de plus en plus sollicités par les créateurs et les personnes qui sont spécialisées dans la mode, que ce soit pour obtenir des pièces particulières, faire des shootings, des tournages, des défilés dans nos magasins…»
Pourtant, la marque dit ne pas s'être adaptée à cette nouvelle clientèle, qui vient justement chercher l'authenticité: «L'offre actuelle semble convenir à ces profils. En effet, l'aspect “chinage”, recherche de la pièce rare, fait partie du charme de nos boutiques.» Selon Francisco Terra, beaucoup d'autres professionnel·les vont chercher l'inspiration dans les rayons de Guerrisol.
«Je suis souvent attiré par les choses “moches”. J'aime rendre ces codes beaux, luxueux.»
Ce que ces spécialistes du look recherchent? «Des nouvelles techniques, des matières inconnues, des applications de design inattendues», explique le jeune créateur. Mais ça peut aller plus loin, comme le raconte Hanan Guerrida: «Certains créateurs nous ont contactés pour demander un accès privilégié à notre centre de tri et ainsi choisir en avant-première les pièces dont ils ont besoin.»
Ce qui intéresse les designers c'est avant tout l'éclectisme des pièces disponibles, leur aspect brut, populaire et attaché à une certaine classe sociale. Francisco Terra en fait son principal terrain de création: «Je suis souvent attiré par le marginal, par le vulgaire, par les choses que le sens commun juge “moches”. J'aime le jeu de rendre ces codes beaux, luxueux quelque part.»
L'entreprise Guerrisol explique pour le moment résister à cet engouement: «Nous refusons cette démarche, même contre rémunération, car cela n'est pas conforme à nos valeurs qui sont, rappelons-le: proposer des vêtements reconditionnés au meilleur rapport qualité-prix à toute notre clientèle, sans distinction.» Pourtant, l'entreprise est bien présente sur les réseaux sociaux comme Instagram et reposte les photos des meilleurs looks composés de pièces trouvées chez Guerrisol par les adeptes de la mode. Signe que la tendance est en train de s'affirmer même au sein de l'entreprise, quitte à populariser un style inspiré du pauvre. Et à déposséder les classes populaires de codes qu'elles n'ont, elles, pas choisis.