Monde

Lutte des classes chez les pékinois

Temps de lecture : 5 min

Le projet de loi destiné à lutter contre les traitements cruels sur les animaux en Chine divise la population.

Il y a deux ans, alors que je me trouvais à Changsha, capitale poussiéreuse de la province du Hunan, je décidai d'aller me promener dans les rues animées autour de mon hôtel. J'avais déjà parcouru de très nombreux quartiers populaires de ce style et j'y retrouvais avec bonheur des sons familiers: le grésillement de la nourriture en train de frire, le tintement des sonnettes métalliques des vendeurs de bicyclette et les voix fortes et insistantes des habitants de cette province, réputés pour être passablement caractériels.

Mais, au bout de quelques minutes de marche, je perçus une dissonance inquiétante, le hurlement d'un animal qui souffre —un chien, pensai-je. Intrigué, je remontai à la source des plaintes, quelques rues plus loin, pour découvrir un tableau dont mon esprit n'a, depuis, jamais pu se défaire: un chien bâtard de taille moyenne, pendu à une corde par les pattes arrière, battu à mort par deux hommes torse nu armés de matraque. À leurs pieds, les restes épars de plusieurs cadavres de chiens s'étalaient sur le sol.

Je saisis d'instinct l'appareil photo qui m'accompagne toujours en voyage. Mais au moment où j'allais prendre la photo, l'un des deux hommes me remarqua, moi, l'étranger blanc, et pointa sa matraque dans ma direction. Il avait parfaitement compris que je désapprouvais ce spectacle, et il me fit parfaitement comprendre que je n'avais pas intérêt à insister.

À Changsha, on mange du chien depuis des siècles. Qu'on tabasse les animaux pour les abattre n'avait, jusqu'ici, pas soulevé beaucoup de questionnements éthiques (certains aficionados assurent au contraire que cette pratique rend la viande plus savoureuse). Cependant, un projet de loi élaboré l'automne dernier et destiné à lutter contre les traitements cruels infligés aux animaux (une première du genre en Chine) commence à faire bouger les lignes. Selon cette nouvelle législation, les personnes qui vendent ou mangent du chat et du chien pourraient être punies d'une amende de 545 euros (5 270 euros pour les entreprises), ainsi que d'une peine de prison allant jusqu'à quinze jours et d'une obligation de repentir.

Et voilà que les médias et les forums de discussions chinois sont plongés dans les affres d'une véritable guerre culturelle, dont les camps se dessinent au gré des appartenances géographiques et socio-économiques. Car en Chine, où la cuisine constitue un trait identitaire fort, et où les populations urbaines et rurales s'observent, se jugent et se méjugent dans une réciprocité exacerbée, ce projet de loi trouve une résonance singulière et divise la société comme peu de sujets ont pu le faire ces derniers temps.

Selon une étude du pôle vétérinaire de l'Université agronomique de Chine, la possession d'animaux domestiques augmente sensiblement à partir du moment où le PIB annuel par tête atteint dans les 2 000 euros. Le phénomène s'observe ainsi à Shanghai, Pékin et dans d'autres villes phares de l'Empire du milieu, où ce seuil de revenus a été franchi depuis plusieurs années. À Pékin, par exemple, le nombre de chiens domestiques a bondi de 100 000 en 2001 à 1,5 million en 2007. Sur la même période, les boutiques spécialisées sont passées dans la ville de moins de 20 à plus de 500. Dans toute la Chine, les salons consacrés aux animaux de compagnie se multiplient et, d'après ma visite à celui de Canton en 2005, les participants sont principalement des Chinois qui envisagent de commercialiser des jouets à mâcher pour les toutous de la classe moyenne citadine.

Bichons bourgeois

Tous les détenteurs d'animaux de compagnie ne roulent pas forcément sur l'or, malgré l'impression que peut donner Xujiahui Park, dédale de gentils sentiers en bordure sud de l'ancienne concession française de Shanghai, où l'élite de la ville aime promener ses cabots. En hiver, le pedigree des bichons bichonnés —qui exigent chacun le paiement d'un permis d'environ 210 euros, soit 39 % du revenu par habitant en zone rurale en 2009— se devine aisément à leurs manteaux cirés et autres vêtements canins sur mesure dont les affublent leurs maîtres. Ces dernières semaines, j'ai ainsi pu voir un caniche paré de chaussons de soie et un schnauzer revêtu d'une veste de soie bleue à doublure fourrée et à col mandarin. Sensibilisée à la condition animale (et à l'opinion que l'étranger peut se faire des traditions culinaires chinoises), cette population aisée et cosmopolite n'est pas pour rien dans la décision des autorités pékinoises d'interdire aux restaurants de servir du chien, à la veille des Jeux olympiques de 2008. Et quand, au début de l'été 2009, 37 000 chiens ont été abattus lors d'une campagne anti-rage dans la province rurale du Shaanxi, c'est cette même catégorie sociale qui s'est insurgée avec le plus de véhémence, notamment sur la Toile. À cet égard, la loi anti-cruauté, rédigée par Chang Jiwen, chercheur à l'Académie des sciences sociales de Pékin, peut être perçue comme une conséquence directe de l'incident.

Pendant la Révolution culturelle maoïste, la possession d'animaux domestiques avait été prohibée en tant «qu'affectation bourgeoise». Si cette interdiction a été levée depuis longtemps, l'héritage en reste prégnant hors des zones chinoises les plus développées, où les revenus, le mode de vie rural et les goûts culinaires sont souvent restés à l'heure antérieure au boom économique. De fait, tandis que les revenus augmentent dans les villes les plus riches, ils ont tendance à stagner dans les campagnes, ce qui crée une inégalité caractéristique de la Chine d'aujourd'hui. Ainsi, en 2009, le revenu par tête était en moyenne 3,34 fois plus élevé chez les citadins que chez les ruraux, avec respectivement 1 830 et 550 euros. Cette inégalité se retrouve dans le champ social, avec, selon la classe de revenus, un accès différent à l'éducation, aux services publics et même aux droits politiques. D'où un fossé culturel générateur de mépris et de ressentiment. À Shanghai et dans les autres cités prospères, on se régale de la figure caricaturale du bouseux débarqué dans la grande ville; en Chine rurale, on crache sur l'image du Shanghaïen sophistiqué qui snobe les traditions ancestrales.

Le thème de la protection animale focalise toutes ces rancœurs, tant il dresse les Chinois ruraux et traditionnels contre la jeunesse citadine dorée. Cependant, la frontière entre villes et campagnes ne résume pas tout: le jour de l'an, j'ai été réveillé en sursaut par les cris d'une oie que les enfants de mes voisins s'efforçaient de tuer dans le couloir de mon immeuble, à Shanghai. Quand je leur ai fait remarquer que ce n'était peut-être pas l'endroit idéal pour se livrer à cette sinistre tâche, on m'a rétorqué que les étrangers n'avaient pas à se mêler des traditions des autres. Je n'étais pourtant pas le seul à manifester mon mécontentement: nombre de mes voisins, en majorité plus jeunes et plus éduqués que nos amateurs d'oie, étaient tout aussi choqués, voire affolés, que moi.

Les tensions entre classes sociales inquiètent Pékin. S'il y a peu de chances pour que la cause animale provoque des insurrections (bien que cela soit arrivé par le passé, comme en 2006, avec la grande grève du zoo de Pékin), il y en a donc encore moins pour que le pouvoir laisser passer une loi essentiellement symbolique et en grande partie inapplicable qui oppose implicitement ceux qui peuvent s'offrir un chien à ceux qui ne le peuvent ni ne le souhaitent. Tant que ce fossé social ne sera pas comblé, il est conseillé aux chiens errants de continuer à raser les murs.

Adam Minter, écrivain américain basé à Shanghai.

Traduit par Chloé Leleu

[Voir le portfolio de Foreign Policy]

Image de une: Chine, Janvier 2006

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