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Et si l'on parlait pour une fois des migrations internes à l'Europe?

Temps de lecture : 5 min

Alors que les flux migratoires en provenance du Moyen-Orient ou d'Afrique dominent le débat politique, un autre mouvement, intérieur à l'Union européenne celui-ci, est passé sous silence.

Les jeunes de l'Est et du Sud de l'Europe partent de plus en plus faire leur vie dans les pays riches du continent. | Jakob Braun via Unsplash
Les jeunes de l'Est et du Sud de l'Europe partent de plus en plus faire leur vie dans les pays riches du continent. | Jakob Braun via Unsplash

L'écrivain hongrois György Dragomán a fait une curieuse découverte en s'installant cette année pour un an à Berlin. Quand ses enfants sont revenus de leur première journée d'école allemande, il les a interrogés sur les principales différences avec leur ancienne école hongroise. «La première chose qu'ils ont mentionnée, se souvient-il, est qu'à Berlin, tous les enseignants étaient jeunes. Il fallait venir ici pour réaliser à quel point la force de travail a vieilli en Hongrie.»

En Hongrie, le corps enseignant a pris un coup de vieux: nombre de jeunes profs sont parti·es, notamment vers l'Allemagne. Sur la période 2013-2017, le pays a perdu 62.000 personnes de 20 à 34 ans dans ses échanges de population à l'intérieur de l'Union européenne. Dans le même temps, l'Allemagne en a gagné 492.000, constate une étude de l'institut Bruegel publiée en avril 2019.

Hémorragie à l'Est et au Sud

C'est l'autre migration qui menace l'Europe. Pas la migration des populations syriennes, afghanes ou éthiopiennes qui domine le débat politique depuis des années. Non, une migration interne à l'Europe, un mouvement silencieux qui voit les jeunes diplômé·es des pays du Sud et de l'Est de l'Union européenne partir faire leur vie dans les pays de l'Ouest et du Nord.

La liberté de mouvement est, certes, une conquête de l'Union européenne qui offre à tout le monde le droit de choisir où étudier et travailler. Mais où est la liberté quand la migration devient une nécessité pour les personnes? Et où est la conquête partagée quand cette migration fonctionne à sens unique?

«Ces jeunes représentent une perte pour les pays d'origine, qui ont dépensé de l'argent public pour leur éducation et leur formation. De l'autre côté, ils représentent un gain pour les pays d'accueil, où ils paient des cotisations sociales et des impôts, et comblent les pénuries du marché du travail», analyse l'Institut Bruegel.

Les perdants de cette hémorragie se trouvent d'abord à l'Est. Les anciens pays communistes, dont les économies ont durement souffert à cause des changements de systèmes, ont vu leur jeunesse partir à l'Ouest dès la chute du mur de Berlin. Depuis, la saignée ne s'est plus arrêtée. La Pologne a encore perdu 268.000 de ses jeunes de 20 à 34 ans sur la période 2013-2017. La Lituanie, quant à elle, en a perdu 85.000 sur la même période, alors qu'elle enregistre à peine 30.000 naissances par an.

Les pays du Sud sont les autres perdants de ce phénomène. L'éclatement en 2010 de la crise de l'euro a marqué une rupture pour ces pays qui, depuis leur entrée dans l'Europe, étaient parvenus à inverser les flux migratoires. L'Espagne a ainsi perdu 136.000 jeunes de 2013 à 2017. En Grèce, où les statistiques par âge ne sont pas disponibles, le solde migratoire total a été négatif de 183.000 sur la période.

La situation économique de l'Europe a beau s'améliorer, le flux ne tarit pas, demeurant toujours plus important en provenance de l'Est que du Sud. Les retours sont rares, souvent synonymes d'échec: le profil type du migrant qui revient en Europe centrale est «un homme de moins de 45 ans, titulaire d'un diplôme de niveau universitaire, mais qui occupait un emploi peu qualifié», résume une autre étude de l'institut Bruegel publiée en janvier 2018.

Vers l'Allemagne et le Royaume-Uni

Les gagnants de cette autre migration, ce sont les pays riches du nord de l'Union européenne. L'Allemagne, mais aussi le Benelux, la Suède ou encore l'Autriche –ce pays accueille plus de 360.000 citoyen·nes d'Europe centrale, pour une population inférieure à neuf millions d'habitant·es.

Tous ces États ont également en commun d'avoir une balance des paiements positive. En clair, ils gagnent sur tous les tableaux –humain et financier.

Le Royaume-Uni, comme toujours, occupe une place particulière. Il a ouvert son marché du travail dès le premier jour de l'élargissement, le 1er mai 2004, et était alors le seul pays à le faire avec l'Irlande et la Suède, quand la France a maintenu des restrictions jusqu'en 2008.

Avec l'Allemagne, il est aujourd'hui le premier bénéficiaire des migrations venues de l'Est: 1,74 million de personnes issues d'Europe centrale vivent au Royaume-Uni, dont 930.000 venues de Pologne.

Cette réalité a sans doute facilité la campagne du Brexit et sa promesse de reprendre le contrôle sur l'immigration, qui ciblait pourtant les migrant·es d'Afrique et du Moyen-Orient.

Exception française

La France est également à part. Sur les dernières années, le solde de ses échanges migratoires au sien de l'Union est négatif. La situation de son marché de l'emploi, bien moins bonne que celle du Royaume-Uni ou de l'Allemagne, joue à l'évidence un rôle.

Sur une période plus longue, elle est pourtant le premier pays de destination de la population espagnole ou portugaise. Mais la relation avec l'Est fait sa différence: elle accueille seulement 210.000 personnes d'Europe centrale, moins que l'Irlande ou l'Autriche et dix fois moins que l'Allemagne. Comme si la réticence de ses gouvernements face à l'élargissement –absolument pas partagée par ses entreprises– avait construit pour longtemps une sorte de mur imaginaire.

La France a une autre différence avec les pays riches de l'Union, contribuant à expliquer sa moindre ouverture: sa démographie, qui reste dynamique. Car les migrations internes à l'Europe s'effectuent sur fond de crise démographique quasi générale. Cette crise sévit en Allemagne, où l'on compte chaque année 150.000 à 200.000 naissances de moins que de décès, ce qui justifie l'ouverture des portes du pays.

La crise ne frappe pas que les pays d'accueil, mais également les pays d'origine. La population a commencé à diminuer en Espagne, elle a chuté de 5% en Grèce en moins de dix ans, la Pologne suit le mouvement avec une récente mais forte baisse de la natalité, la Hongrie est tombée sous la barre des dix millions d'habitant·es.

Pour le dire brutalement, l'Européen·ne devient un produit rare, donc cher, logiquement accaparé par les pays les plus riches au détriment des plus pauvres.

Anxiété démographique

Cette crise nourrit une forme d'anxiété démographique, pour reprendre l'expression du politologue bulgare Ivan Krastev. «La démographie est en passe de devenir une question cruciale, expliquait-il au Monde en mai 2019. Quand on interroge les gens pour savoir s'ils sont plus préoccupés par l'arrivée des migrants (d'Afrique ou du Moyen-Orient) ou par le départ de leurs propres nationaux vers l'Ouest, une écrasante majorité, sauf en République tchèque, s'inquiète d'abord de cette hémorragie des jeunes et des diplômés vers les pays riches de l'ouest et du nord de l'Europe.»

Le constat vaut également au Sud, estime Ivan Krastev. En Espagne, la récente campagne des élections législatives a été dominée par les reportages sur La España vacía, ouvrage de Sergio del Molino décrivant le dépeuplement accéléré de la majeure partie du territoire du pays.

La question des migrations domine le débat européen depuis 2015 et la brusque montée des flux venus du Moyen-Orient puis d'Afrique. Elle a contribué à redessiner le paysage politique européen, creusant et dramatisant les clivages sur les questions de frontières et d'identité. Il est urgent de réaliser qu'une autre migration existe: elle est interne à l'Europe, pour beaucoup moins synonyme de liberté que de contrainte, et donc pas moins lourde de conflits.

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