Le glas a sonné: les jeunes adultes d'aujourd'hui ne font plus l'amour. En tout cas, moins que leurs parents au même âge. C'est le constat d'une étude publiée en 2016 par le journal Archives of Sexual Behavior, selon laquelle les personnes nées après les années 1980 auraient moins de rapports sexuels que la génération X et celle du baby boom. Les générations Y et Z seraient alors les grandes victimes de ce que l'on nomme «la récession sexuelle», un phénomène qui provoque l'émoi et l'interrogation parmi les plus grands titres de la presse internationale.
En décembre 2018, le magazine américain The Atlantic a publié une vaste enquête en cinq volets pour tenter de comprendre ce qui aurait entraîné ce revival de l'abstinence. Parmi les nombreuses raisons invoquées par les journalistes, l'une des plus récurrentes est la pornographie. Cette dernière, lorsqu'elle est libre d'accès en ligne, est accusée à la fois d'«émousser le désir», de générer des complexes et d'inciter à des comportements sexuels consternants.
Un jeune homme interrogé dans le cadre de l'enquête de confesse volontiers qu'«avec internet, il est si facile de satisfaire nos besoins fondamentaux sociaux et sexuels qu'on n'est beaucoup moins encouragés à sortir dans le “monde réel” pour les combler». Une jeune femme explique, vécu à l'appui, que la pornographie a tendance à faire croire aux hommes qu'il est possible «de procurer un orgasme à n'importe quelle femme en la pilonnant non-stop».
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Culte de la performance
Bien qu'il s'agisse de fiction, les personnes qui consomment du porno reproduiraient souvent les actes montrés à l'écran, faute d'éducation sexuelle adaptée dans le cadre scolaire ou familial. L'exemple donné par le porno étant celui d'une sexualité souvent exagérée. Le culte de la performance deviendrait la norme. Cela pourrait conduire à un phénomène décrit par Masters et Johnson, couple pionnier de la sexologie humaine dans la seconde partie du XXe siècle, comme le «spectatorisme». Une personne qui y est sujette aura tendance, lors d'un rapport sexuel, à s'observer de façon critique en se concentrant sur son apparence et son comportement, notamment ses bruits et les expressions de son visage, au détriment des sensations et du plaisir physique.
Les premières victimes de ce mimétisme seraient les personnes qui entrent dans la sexualité. Pour les adolescent·es du monde connecté, la pornographie se présente comme le moyen le plus facile de comprendre le sexe et rares sont les adultes à leur expliquer que ce n'est que de la fiction. En France, la secrétaire d'État Marlène Schiappa et la ministre de la Santé Agnès Buzyn ont récemment pointé du doigt la pornographie en libre accès sur internet et ont incité à renforcer l'éducation sexuelle au lycée. Dans son livre Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque), la sexologue belge Thérèse Hargot –qualifiée de «féministe différentialiste» ou «néo-réac» selon les points de vue– est allée jusqu'à qualifier la pornographie de «viol de l'imaginaire». À l'instar de sites tels que PornHub qui proposent des mosaïques clignotantes d'images explicites, l'image pornographique est omniprésente sur internet, parfois contre notre volonté comme dans le cas des fenêtres pop-up. C'est l'imaginaire, pourtant nécessaire à une vie sexuelle épanouie, qui en pâtirait le plus.
Libérer le porno de l'image
Le problème de la pornographie serait-il donc l'image, imposée, imposante et exagérée? La sexualité des jeunes adultes et des adolescent·es serait-elle bridée et endommagée par ces modèles ultra-performants? Si tel est bien le cas, libérer le porno de cette image pour n'en garder que le son permettrait-il de renouer avec son propre imaginaire? C'est du moins ce que tente de faire le porno sonore, en proposant une excitation qui ne passerait plus que par l'ouïe.
Descendant du téléphone rose et frère de l'ASMR, le porno sonore, audio porn ou pornophonie n'est encore qu'une niche dans l'océan pornographique disponible sur le net. Aux États-Unis, des Tumblr tels que Audible Porn ou des flux Reddit comme Pillowtalk ou Gonewild proposent une grande diversité de podcasts, souvent soumis par l'auditoire. En France, le Tumblr Super Sexouïe reprend le même principe tout en y intégrant la création sonore.
La plateforme Voxxx s'appuie sur des prises de son en studio. Tous se basent sur le même principe: faire en sorte que l'image en moins soit en fait quelque chose en plus.
Pour Olympe de G, créatrice de Voxxx, «en s'affranchissant de l'image, on laisse aux auditeurs la possibilité d'imaginer les corps et les pratiques qu'ils souhaitent. Quand on consomme du porno visuel, on est passif, il y a des trucs qui vont nous plaire et d'autres moins. Mais si je n'ai aucun support visuel, je vais être obligée de me représenter quelque chose. C'est une consommation active. C'est ce qui est intéressant: en remusclant son imagination érotique, en se créant cette pornographie intérieure, on peut se reconnecter avec ce qui nous fait fantasmer».
En soustrayant au porno la dimension hypnotique générée par l'image, le porno sonore ferait travailler l'auditoire et l'inviterait à chercher en lui ses propres ressorts excitatoires. «Dans le porno sonore, on échappe à l'image qui s'impose à l'imaginaire», explique Elisa Monteil, créatrice de Super Sexouïe. «On y échappe mais, de la même manière qu'en lisant un livre, on va construire un réel fictionnel avec ses propres références. Dans le son, cela va donner une diversité d'écoute très singulière et subjective.»
Connais-toi toi-même
Apprendre à se connaître et savoir ce qui nous plaît, deux conditions indispensables pour une vie sexuelle satisfaisante. Mais le porno sonore permettrait également d'en finir avec le mimétisme et les complexes physiques. «Le fait qu'il n'y ait pas d'images implique moins d'injonctions sur ce à quoi on doit ressembler et ce qu'on doit pratiquer», constate Olympe de G. Outil d'émancipation, le porno sonore? «C'est moins écrasant, tout simplement, explique Elisa Monteil. Ce sont des tentatives pour raconter la sexualité du mieux qu'on peut et de façon subjective à des personnes qui aimeraient bien qu'on leur parle de sexe ailleurs que sur PornHub.»
Les personnes déjà conquises par le porno sonore sont dithyrambiques. Sur les stories de sa page Instagram, l'équipe de Voxxx partage régulièrement les témoignages d'une audience ravie. De «merci, enfin un porno qui me plaît!» à «c'est la première fois de ma vie que je me donne un orgasme», les messages encensent le pouvoir érotique du sens auditif.
La page Instagram de Voxxx poste régulièrement des contenus à caractère érotique
Un sens qui a pourtant longtemps été mis de côté, le porno visuel ayant rarement les moyens de faire des prises de son de qualité. Pourtant les soupirs, les gémissements, les frottements des corps ou les bruits de bouche peuvent tout autant, voire exciter plus que n'importe quel stimulus visuel.
«Ces applications peuvent avoir un sens pour les femmes qui n'arrivent pas à découvrir leurs corps.»
«Oui, il y a un potentiel érotique, confirme Elisa Monteil, et les tentatives en ASMR le montrent bien: des choses très profondes s'agitent avec le son avec lequel on entretient un rapport très physique.» «C'est comme quand, dans un hôtel, tu entends des voisins que tu ne connais pas en train de baiser», renchérit Olympe de G. «C'est souvent assez excitant, alors que tomber sur deux personnes en train de baiser pourrait sûrement être une surprise désagréable.»
L'ouïe serait donc un sens à développer dans la pornographie. Pour Bénédicte de Soultrait, sexologue et conseillère conjugale, le porno sonore s'adresserait surtout aux femmes: «Le canal kinésique qui participe à l'excitation féminine est l'ouïe, alors que le canal sensitif excitatoire chez l'homme est la vue. Ces applications peuvent avoir un sens pour les femmes qui n'arrivent pas à découvrir leurs corps, cela peut participer à leur apprentissage ou à la re-découverte du désir sexuel.» Si elles ne s'adressent pas exclusivement aux femmes, les plateformes Voxxx comme Super Sexouïe font de la sexualité féminine l'un de leurs combats. Elles se mettent au diapason de la vague de pornographie féministe – incarnée entre autres par Erika Lust– qui cherche à mettre en valeur le regard et le plaisir féminins dans les représentations sexuelles.
Dans son «Manifeste», Elisa Monteil considère volontiers le porno sonore comme un porno féministe et éthique.
Sur Voxxx, Olympe de G travaille avec l'artiste sonore Antoine Bertin et la performeuse Lélé O sur la pleine conscience afin d'«inviter les femmes à se toucher»: «Pour moi, apprendre à connaître son corps par la masturbation, c'est vraiment une arme pour la sexualité des femmes, pour mieux se comprendre, mieux communiquer ce qu'elles aiment avec leurs partenaires. On s'inspire de la méditation qui incite à se concentrer sur certaines parties du corps comme les oreilles, les mollets, la bouche...» Mais, si les femmes sont les premières destinataires de ces plateformes, les hommes aussi écoutent et aiment le porno sonore.
Le porno sonore est-il l'avenir de la pornographie? Peut-il épanouir une sexualité restée en berne? Si ces diverses initiatives proposent un modèle innovant, ne nous leurrons pas pour autant. La pornographie visuelle a encore de belles nuits devant elle. «On aime les choses efficaces, on vit dans un monde où le rapport de consommation est très puissant», admet Elisa Monteil.
Selon Bénédicte de Soultrait, le porno sonore n'est pas nécessairement la solution aux problèmes liés à la sexualité: «Il faudrait pouvoir se passer de tous ces modèles et agir par soi-même. Le but de la sexualité n'est pas non plus de se passer de son côté altruiste. Les couples ont besoin de réapprendre à se parler, à échanger, à créer et à se désirer sans tous ces artifices.»