Qui a perdu, on le sait. Mais qui a gagné? Depuis le 26 mai, des querelles byzantines agitent les écrans et les salles de rédaction. Or il y a bien deux vainqueurs dans cette élection. Ce sont l'Union européenne (UE) et –en France comme en Europe– Emmanuel Macron.
Une victoire de l'Europe
Les élections de 2019 resteront sans doute comme les premières véritables élections européennes. L'Union européenne elle-même en est en effet la grande gagnante. La poussée très nette de la participation dans la grande majorité des pays membres, notamment en Allemagne, en Espagne ou en France, signifie que pour un nombre croissant de citoyen·nes les élections européennes ont un sens. Au total, plus de la moitié (51%) a voté, alors que depuis 1979 le taux de participation ne cessait de baisser, s'inscrivant en 2014 à 42,6%. Dans les pays de l'Europe de l'Est devenus plus récemment membres de l'UE et où les taux de participation étaient dramatiquement bas, l'augmentation de la participation a été forte, notamment en Pologne, en Roumanie, en Slovaquie et en République tchèque.
On disait la population européenne peu intéressée par le fonctionnement politique de l'UE. En réalité, elle ne se reconnaissait pas dans un Parlement figé dans le duopole socialistes-modérés incapable de se saisir des nouveaux enjeux capables de mobiliser les opinions publiques alors que dans un nombre croissant de pays le clivage gauche-droite perdait de sa capacité à organiser le fonctionnement des systèmes politiques. Le dimanche 26 mai, l'électorat a voulu projeter au niveau européen les nouveaux clivages et enjeux qui sont ceux de nombreux pays aujourd'hui: l'affirmation ou le rejet de l'Europe et l'écologique, notamment.
Les trois tendances politiques qui ont progressé au niveau européen sont les libéraux d'Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe (ALDE) clairement pro-européens, les partis eurosceptiques et les écologistes. L'électorat va pouvoir mieux se repérer dans la vie politique européenne et s'y intéresser davantage. Le Parlement, qui a perdu sa majorité socialistes-modérés, va pouvoir bâtir de nouvelles majorités sur ces enjeux et ouvrir ainsi des débats qui pourront avoir une certaine résonnance chez les populations des différents pays. Les formations qui n'ont pas voulu se situer sur ces nouveaux enjeux de manière claire en ont payé le prix fort, au Royaume-Uni et en France notamment, où les deux anciens partis de gouvernement ont été marginalisés.
Une victoire de Macron
Il était étonnant au soir du scrutin d'entendre la plupart des commentaires expliquer qu'il s'agissait d'une victoire pour le Rassemblement national et d'une défaite pour Macron qui, lui, aurait au mieux «limité la casse». C'est tout le contraire. Le président a remporté une victoire stratégique d'une grande portée.
En 2017 il avait deux objectifs: remplacer le clivage gauche-droite pour empêcher l'alternance au pouvoir de la gauche modérée et de la droite modérée et constituer un électorat nouveau qui soit à la fois «de gauche et de droite». Aux élections de 2017, il donna un premier coup décisif au système partisan avec l'effondrement du Parti socialiste (PS) et la victoire de La République en marche (LREM) à l'Assemblée nationale. Beaucoup alors estimaient que ce nouvel électorat était un accident et qu'un tel succès ne se renouvellerait pas. Le mouvement des «gilets jaunes» faisait dire à certain·es qu'un effondrement du macronisme était proche. Or que s'est-il passé le 26 mai?
LREM avec 22,4% a tenu pour l'essentiel par rapport à 2017, ce qui donne raison aux personnes qui pensaient que l'électorat de ce parti avait une réelle consistance politique et idéologique. Après les épreuves qu'il a traversées depuis au moins une année, ne perdre qu'un point et demi est un résultat remarquable. Quant au Rassemblement national (RN), on cherche en vain sa victoire. Alors que la participation a sensiblement augmenté par rapport aux précédentes élections européennes, il passe de 24,9% à 23,3%, à moins d'un point de LREM et ne gagne finalement que deux points par rapport à la présidentielle.
En outre, l'effondrement de Les Républicains, passant de 20,8% à 8,5%, brise les espoirs des personnes qui gardaient l'espoir de constituer un jour une coalition majoritaire entre la droite et l'extrême droite. La déroute de Laurent Wauquiez laisse penser qu'un rapprochement avec le RN n'est pas pour demain. Ainsi Marine le Pen se retrouve cornérisée avec ses 23%, sans perspective de pouvoir.
Effondrement de Les Républicains
En revanche, Macron a poursuivi avec succès la destruction de l'ordre ancien. Après celle du PS –ou plutôt son autodestruction– en 2017, confirmée en 2019, c'est aujourd'hui au tour de Les Républicains de s'effondrer. Ils ont cessé de pouvoir constituer une alternative au pouvoir en place. Le clivage gauche-droite est balayé.
Seuls les écologistes ont remporté un succès électoral incontestable, mais, en Europe comme en France, voudront-ils toujours se situer uniquement à gauche? Lorsque Raphaël Glucksmann, qui a obtenu 6,3%, appelle pour la énième fois au rassemblement de la gauche, quelle peut être la signification réelle d'une telle demande? Jean-Luc Mélenchon, qui a voulu écraser tous les partis de gauche, se trouve lui-même écrasé et isolé dans son refus de se situer à gauche.
Restent le Parti communiste français (PCF) et Génération.s qui à eux deux ont rassemblé 5% des suffrages, soit avec les socialistes 12%! En réalité, Macron, résolument et fermement situé au centre de l'échiquier politique et n'ayant en face de lui comme force réelle que le RN, est le maître de l'heure. Il a réussi en outre à faire de la question européenne un enjeu politique capable de déplacer les lignes.
Le président de la République française l'a emporté pour une autre raison qui, elle, se situe au niveau européen. Son objectif était double: faire de l'ALDE, libéral et européen, un groupe suffisamment important pour peser sur le fonctionnement politique du Parlement européen, en mettant fin, ici aussi, à la domination de la gauche socialiste et de la droite conservatrice ou chrétienne-démocrate; obtenir que la délégation française soit assez nombreuse au sein de ce groupe pour donner de la force à sa parole et à son projet européen. Victoire sur les deux tableaux: le groupe ALDE est celui qui a connu la plus forte progression, passant de 67 à 106 membres, en troisième position derrière les sociaux-démocrates et le Parti populaire européen, tous deux en recul. Au sein de ce groupe, la délégation française sera la plus nombreuse. Cette formation, en se situant au centre de l'échiquier politique européen, aura une influence réelle sur la composition des majorités.