Une passion amoureuse déjà culte entre deux lesbiennes, des femmes possédées qui réclament justice pour leurs amants disparus, des jeunes filles qui prennent en main leur désir ou se battent pour leur liberté, une femme qui questionne sa maternité, une autre tellement complexe qu'il est impossible de la résumer en quelques mots... Cette année au Festival de Cannes, elles étaient plus nombreuses que jamais à se réapproprier leurs histoires, devant comme derrière la caméra.
Certes, les femmes étaient encore en minorité dans toutes les sélections et elles n'étaient que quatre sur vingt-et-un films en lice pour la Palme d'or (encore une fois attribuée à un homme, Bong Joon-ho, pour sa satire sociale Parasite). Un record bien triste pour le plus grand festival de cinéma au monde, égalé une fois seulement, en 2011.
Pourtant, les choses changent, progressivement. Un an après le lancement du collectif 50/50, qui milite pour une plus grande parité entre les femmes et les hommes dans le cinéma, son influence dans cette nouvelle édition est indiscutable. Chaque sélection a notamment dû faire des statistiques sur le nombre de films réalisés par des femmes présentés aux comités. Fabienne Hanclot, déléguée générale de l'ACID, une des sélections parallèles du festival, le remarque: «Il y a une prise de conscience générale. Ceux qui ne faisaient pas attention à ça se sentent observés, surtout des hommes, donc je pense que ça va bouger peu à peu.»
«Ce qui a changé, c'est qu'on ne peut plus traiter cela comme une sempiternelle question de fin de conférence de presse, dit la réalisatrice Céline Sciamma. Il y a une volonté d'adresser sérieusement et politiquement cette question, et ça c'est très important.»
Preuve que les temps changent, le 17 mai au soir, de nombreux festivaliers se pressaient à la soirée 50/50, organisée sur une des plages de la Croisette. Nadège Beausson-Diagne y a lu des extraits de Nous sommes tous des féministes de Chimamanda Ngozi Adichie sous un tonnerre d'applaudissements et Yaël Naïm est venue jouer quelques morceaux devant une foule attentive. On a également pu y croiser Marina Foïs, Virginie Ledoyen, Romane Bohringer, Isabelle Giordano ou encore Thierry Frémaux. Et les badges 50/50, nécessaires pour rentrer à la soirée, étaient partout sur la Croisette lors de ces quinze jours de festival. Ils étaient notamment arborés par Céline Sciamma et Adèle Haenel lors de la montée des marches de leur film, Portrait de la jeune fille en feu.
De gauche à droite: Céline Sciamma, Adèle Haenel (portant les pins du collectif 50/50) et Luana Bajrami lors de leur arrivée à la diffusion de Portrait de la jeune fille en feu au Festival de Cannes, le 19 mai 2019. | Valery Hache / AFP
Un film sur l'égalité
C'était certainement le plus beau film de cette édition 2019 et il faisait partie des favoris pour remporter la Palme d'or –mais il a seulement remporté le prix du scénario. Avec Adèle Haenel et Noémie Merlant au casting, Portrait de la jeune fille en feu raconte une histoire d'amour entre deux femmes au XVIIIe siècle. Le film, qui fait sciemment écho à la seule Palme d'or féminine de l'histoire La Leçon de piano, est tout aussi intense que celui de Jane Campion. Sauf qu'il présente ici une histoire d'amour lesbien et qu'il réinvente le genre romantique en complexifiant sa trame narrative. Comme l'explique Céline Sciamma, «le film parle d'amour, mais il parle aussi de la part amicale qu'il y a dans l'amour». Elle revient sur une des scènes les plus fortes, où un groupe de femmes se retrouvent sur la plage autour d'un feu, la nuit et se mettent à chanter ensemble. «J'avais envie d'un chœur féminin, où la hiérarchie sociale disparaît. J'avais envie de faire un film sur l'égalité.»
Si l'on peut constater un changement certain à Cannes, c'est bien celui des histoires racontées. Il y a deux ans, Jessica Chastain, avait déclaré après avoir été membre du jury être choquée par les rôles réservés aux personnages féminins de la compétition: «C'est la première fois que je regarde vingt films en dix jours [...]. Et la plus grosse conclusion que je tire de cette expérience, c'est la façon dont le monde voit les femmes, à travers les personnages féminins que j'ai vu représentés. Honnêtement, c'était assez perturbant.»
En effet, plus de trois Palmes d'or sur quatre ont une tête d'affiche masculine. Quand on trouve des femmes dans les films, elles sont souvent peu développées, maltraitées, victimes de violences physiques et sexuelles –un des pires exemples étant The House That Jack Built, film de Lars Von Trier présenté en 2018 hors compétition. Cette année, en comparaison, on a vu des personnages féminins passionnants vivre autre chose que des drames sordides.
Il y a eu Sibyl, l'héroïne multidimensionnelle du film de Justine Triet. Ou Alice dans Little Joe de Jessica Hausner, qui s'interroge sur son rôle de mère et finit par accepter que sa passion pour son travail est peut-être plus grande que son amour pour son fils –Emily Beecham a d'ailleurs remporté le prix d'interprétation féminine pour son rôle. Il y avait aussi Nedjma, Wassila et Samira, les Algériennes enragées et pleines de vie de Papicha, qui décident d'organiser un défilé de mode en pleine guerre civile. Ou les récits initiatiques de Kris dans Bull, Alma dans Take me somewhere nice ou Mickey dans Mickey and the bear. Même les récits d'agression, comme Share de Pippa Bianco, étaient résolument différents de ceux qu'on a l'habitude de voir au cinéma; moins manipulateurs et sensationnalistes. Dans ce film, Mandy, une ado américaine, découvre qu'elle a été agressée et filmée alors qu'elle était inconsciente dans une soirée. Le récit se focalise sur la reconstruction difficile de l'adolescente et son système de soutien, notamment ses parents qui la supportent inconditionnellement dans cette épreuve.
Puis il y avait Ada, l'héroïne qui affirme son existence de la plus belle et la plus simple des manières dans le dernier plan inoubliable d'Atlantique. Proposition aussi esthétique que politique, le film de Mati Diop a remporté le Grand prix du Festival de Cannes, soit la deuxième récompense la plus prestigieuse de la compétition. Dans Atlantique, la réalisatrice, qui était la première femme noire en lice pour la Palme en soixante-douze ans de compétition, raconte l'histoire d'un groupe de jeunes sénégalais qui disparaissent en mer… du point de vue des femmes qu'ils ont laissées derrière eux, et qui finissent par être possédées par leurs esprits. Avec une photographie sublime, Mati Diop crée un des films les plus envoûtants du festival et place les femmes au premier plan de son récit.
Un contrepoint salvateur au male gaze
Ensemble, ces personnages féminins reconstituent tout un pan de l'expérience féminine. Ils appartiennent à des films de tous les genres et de toutes les nationalités, ils racontent une multitude d'histoires qui ne se ressemblent pas mais se répondent. Comme ces scènes qui ont montré l'avortement comme on l'a rarement vu au cinéma; de manière décomplexée dans La Femme de mon frère, ou poétique dans Portrait de la jeune fille en feu. Ces histoires et la manière dont elles sont filmées offrent un contrepoint salvateur au male gaze étouffant d'Abdellatif Kechiche et ses 3h30 de culs filmés en gros plan. Ou au personnage féminin particulièrement navrant et caricatural de The Dead Don't Die de Jim Jarmusch: Chloë Sévigny incarne dans ce film de zombies une jeune policière qui passe son temps à hurler de peur, prendre des mauvaises décisions ou être choquée par tout ce qu'elle voit, tandis que ses collègues masculins la toisent et lui disent de se calmer.
Quant à Quentin Tarantino, il a réussi à faire un film sur la mort de Sharon Tate, actrice assassinée par la Manson family en 1969, où Sharon Tate n'a pas plus d'une vingtaine de répliques, les trois quarts du film étant en fait consacrés à deux personnages masculins fictifs. Quand la remarque a été faite au réalisateur lors de la conférence de presse du film, il l'a balayée en répondant sèchement, en substance, qu'il ne voyait pas le problème.
«J'aurais bien aimé voir des œuvres qui me disent que le seul amour qu'une femme a vraiment besoin de trouver est l'amour de soi, et que tout le reste est un bonus»
Devant les films de Sciamma, Diop, Hausner et toutes les autres, c'est presque une rééducation cinématographique qui s'opère. Les héroïnes de ces films, dont certains comme celui de Céline Sciamma parlent littéralement de regard féminin, occupent toute la place dans leur récit, ne sont pas sexualisées à outrance et s'interrogent parfois sur leur propre féminité. Annabelle Attanasio, qui était venue présenter son premier long-métrage, Mickey and the bear, évoque ainsi la tenue de son personnage féminin: «La façon dont nous nous présentons en tant que femmes est extrêmement politique. Je choisis de ne pas porter certaines choses parce que je ne veux pas qu'on pense que je “l'ai cherché”. L'uniforme de Mickey, avec son gros blouson, son jogging, ses baskets et ses cheveux attachés, est comme un dispositif de sécurité. Ça l'aide à se sentir humaine, et pas comme un morceau de viande à reluquer et à contrôler.»
La réalisatrice de 26 ans se définit comme une cinéaste féministe, «tout simplement parce que je veux raconter des histoires inclusives et je veux raconter et amplifier des histoires de femmes». Son film montre une jeune femme enfermée dans une relation malsaine avec son père, dans une petite ville des États-Unis. Alors que Mickey gravite pendant tout le récit autour de plusieurs figures masculines (son père, son petit ami et son crush), elle finit par fuir vers une autre vie, seule. «Elle s'émancipe enfin de l'idée qu'elle a besoin de trouver un sens à sa vie grâce à un homme, que ce soit son père ou un partenaire romantique. Je pense que c'est un message important pour les jeunes femmes», affirme Annabelle Attanasio. «J'ai grandi pendant l'âge d'or des comédies romantiques, avec l'idée que j'avais besoin de m'épiler et de porter un push-up pour trouver un homme. J'aurais bien aimé voir des œuvres qui me disent que le seul amour qu'une femme a vraiment besoin de trouver est l'amour de soi, et que tout le reste est un bonus.»
«On ne sépare jamais la femme de l'artiste»
Delphyne Besse, cofondatrice du collectif 50/50, se félicite des progrès effectués en un an seulement. «Un de nos engagements était celui de la transparence, et le Festival de Cannes a pour la première fois de son histoire rendu publique la composition de son comité de sélection (paritaire).» Mais elle note que d'autres améliorations sont nécessaires: «Le CA de Cannes est encore aujourd'hui très majoritairement composé d'hommes et doit être renouvelé progressivement vers plus de parité. Il y a aussi une vraie formation à faire sur les préjugés inconscients qui sont encore fortement ancrés, à Cannes comme ailleurs.»
Une des plus grosses attentes, forcément, réside dans le nombre de femmes sélectionnées par le festival. Car tant qu'elles seront aussi minoritaires en sélection, cela continuera de placer une pression énorme sur celles qui sont là, les réduisant à l'exception, comme le confirme Céline Sciamma. «Évidemment qu'on ressent [cette pression]. [...] Vous savez, on parle de séparer l'homme de l'artiste, mais on ne sépare jamais la femme de l'artiste. On est tout le temps ramenées à notre statut de femmes cinéastes, alors qu'on est des cinéastes femmes par ailleurs. On aimerait aussi être des cinéastes, et on n'a pas tout à fait le droit.» Selon Melissa Silverstein, fondatrice de Women and Hollywood et de l'Athena Film Festival, la seule façon d'obtenir une sélection plus paritaire, «c'est la volonté. C'est la volonté de voir ce changement arriver, et de mener la charge. Il faut être proactif, pas réactif. S'ils disent qu'ils veulent plus de femmes, ils doivent trouver plus de femmes. Et ce n'est pas si difficile que ça».
Malgré tout le chemin qui reste à parcourir, les cinéastes se montrent optimiste. Céline Sciamma voit la sélection de cette année «plus politique, extrêmement excitante» comme une bonne nouvelle et le signe d'une amélioration. Annabelle Attanasio, elle, est prête à assurer la relève: «Nos histoires sont importantes, elles ont été sous-représentées depuis la nuit des temps au cinéma, et en tant que cinéastes, notre heure est venue. C'est pour cette raison que je suis pleine d'espoir pour l'avenir.»