Politique / Culture

Météorites et guerre raciale: voyage dans la science-fiction d'extrême droite

Temps de lecture : 7 min

Depuis le début des années 1970, des auteurs proches de la droite radicale véhiculent leurs idées politiques dans leurs récits de SF. Leur influence est parfois redoutable.

Turner diaries (Les Carnets de Turner) de William Luther Pierce a inspiré Timothy McVeigh, auteur de l'attentat d'Oklahoma en 1995, on a retrouvé un manifeste inspiré du Grand Remplacement de Renaud Camus dans les affaires du terroriste responsable de le tuerie de Christchurch et La Reconquête d'Alcide Gaston est «une succession d'appels au meurtre sur des personnalités publiques», selon Jean-Yves Camus, spécialiste de l'extrême droite.
Turner diaries (Les Carnets de Turner) de William Luther Pierce a inspiré Timothy McVeigh, auteur de l'attentat d'Oklahoma en 1995, on a retrouvé un manifeste inspiré du Grand Remplacement de Renaud Camus dans les affaires du terroriste responsable de le tuerie de Christchurch et La Reconquête d'Alcide Gaston est «une succession d'appels au meurtre sur des personnalités publiques», selon Jean-Yves Camus, spécialiste de l'extrême droite.

«Great Replacement.» En quelques jours, ces deux mots ont fait le tour du monde. Parce que le responsable de la tuerie de Christchurch en Nouvelle-Zélande a laissé derrière lui un manifeste portant ce titre, la théorie du «grand remplacement» de l'intellectuel identitaire Renaud Camus a été décortiquée sous toutes les coutures. Un peu partout dans le monde, des expert·es ont retracé sa genèse, commenté son influence, discuté sa crédibilité.

À y regarder de plus près, les fantasmes de submersion migratoire ne datent pas de Renaud Camus. Ils prennent parfois des chemins de traverse insoupçonnés. Depuis quarante ans, des auteurs situés très à droite de l'échiquier politique préparent les esprits à l'imminence de guerres ethniques et la science-fiction constitue l'un de leurs terrains de jeu. Leurs livres d'anticipation sont hantés par des visions d'apocalypse où des héros blancs en quête de pureté raciale combattent des «envahisseurs» les armes à la main afin de rétablir l'ordre sur Terre. Certains de ces livres se vendent sous le manteau, d'autres cartonnent en plusieurs langues. Très vivace aux États-Unis, ce sous-genre littéraire reste plus marginal en France, où il a pourtant acquis ses premières lettres de noblesse.

Premiers best-sellers

C'est l'écrivain Jean Raspail qui a connu le premier le succès. Son Camp des Saints (1973) annonce déjà le «grand remplacement» cher à Renaud Camus. Il suffit de résumer le livre pour s'en convaincre: tiraillé·es par la faim, des milliers de migrant·es issu·es de la péninsule indienne s'entassent dans des bateaux pour gagner l'Europe. Le livre suit leur périple jusqu'à la Côte d'Azur, où cette population débarque en pleine nuit, puis la manière dont elle envahit peu à peu une France désemparée. Le thème central du livre –la survie de la civilisation occidentale face au choc migratoire– et ses résonnances contemporaines ont suffi à ériger Raspail en prophète de l'extrême droite. Écoulé à 110.000 exemplaires, Le Camp des Saints a été traduit en plusieurs langues.

L'extrême droite américaine possède elle aussi son roman de SF culte, paru quelques années après celui de Raspail: The Turner diaries (Les Carnets de Turner) (1978). Méconnu en France, ce livre écrit sous pseudo par William Luther Pierce, un militant néo-nazi, fait figure de bible pour l'extrême droite suprémaciste. En quarante ans, 500.000 exemplaires des Carnets auraient été vendus dans le monde. Par sa violence et son racisme exacerbés, le livre fait presque passer Le Camp des Saints pour une promenade de santé.

Le récit démarre le 16 septembre 1991 et met en scène les exploits d'Earl Turner, électricien sans histoire. Dans cette Amérique fictive, le gouvernement a fait voter la «Loi Cohen» (une référence clairement antisémite), qui proscrit la détention d'armes à feu. Les Carnets relatent la révolte menée par Turner et son «Organisation» contre le «système», métaphore de ce que sont alors devenus les États-Unis –une tyrannie bureaucratique gangrenée par la corruption, dont les «métèques» occupent tous les leviers de commandement. Après avoir «libéré» les États-Unis dans un bain de sang, l'Organisation part à la conquête de la planète, instaurant à coups de missiles nucléaires un nouvel ordre blanc.

Farfelu? Sans doute. Mais des groupuscules ultra violents ont pris très au sérieux les Carnets de Turner. Un rapport de recherche a établi des liens plus ou moins directs entre le livre et une quarantaine d'attaques terroristes, tuant 200 personnes sur le sol américain en trente ans. On sait par exemple que l'attentat au camion piégé du 19 avril 1995 à Oklahoma City, qui a causé la mort de 168 personnes, a été directement inspiré au terroriste d'extrême droite par la lecture des Carnets.

Conquête spatiale et racisme

Dans la SF américaine, les fantasmes d'invasion étrangère ne se limitent pas aux délires sanguinolents de Pierce. «Dès les années 1950, la science-fiction américaine est perçue par la critique universitaire comme ancrée à droite, souligne Irène Langlet, professeure de littérature contemporaine à l'université Paris Est. En plein maccarthysme, la SF transpose les hantises d'invasion propres aux États-Unis de l'époque: l'extra-terrestre, c'est souvent le communiste, représentant d'une culture collectiviste menaçant l'idéal individualiste américain.»

Dans les années 1970-1980, la frange la plus réac de la SF américaine épouse les thèses militaristes en vogue, mâtinant ses rêves de conquête spatiale de réflexions clairement racistes. Jerry Pournelle, auteur prolifique proche de l'administration de Ronald Reagan, en est l'un des chefs de file. Son roman post-apocalyptique, Lucifer's Hammer (Le marteau de Lucifer) (1977), raconte la lutte pour la survie d'un petit groupe de fermiers après la chute d'une comète sur Terre. Les survivant·es doivent sauver leur peau face à des hordes de cannibales, souvent noir·es. Le livre tient ainsi de la parabole politique, opposant les défenseurs d'une Amérique blanche, autoritaire et nucléarisée (en gros, le camp du bien) aux «gauchistes» pro-environnement et anti-nucléaire.

Incitations à la haine

En France, la science-fiction d'extrême droite affiche des ambitions plus modestes. En général, les auteurs se contentent de réactiver à intervalle régulier le thème des invasions barbares, annonciateur selon eux du choc des civilisations à venir. Sans surprise, le «péril» vient souvent du monde musulman. Les auteurs? Des théoriciens connus de l'ultra-droite; des écrivains chevronnés ou des romanciers occasionnels, parfois proches des milieux militaires.

Petit florilège: Poitiers… demain, de l'éditeur d'extrême droite Philippe Randa, met en scène dès 1987 l'invasion de pillards méditerranéens sur fond de Troisième guerre mondiale. Les Irascibles (2007), de Pierre Cévennes (ex-militaire écrivant sous pseudo), brosse une Europe à feu et à sang, inspirée de Jean Raspail. L'Archéofuturisme V2.0 (2012), du théoricien d'extrême droite Guillaume Faye, transpose en style SF sa vision apocalyptique du futur. Guérilla (2016), de Laurent Obertone, dont la proximité avec l'extrême droite fait l'objet de débats, imagine une France plongée dans la guerre civile avec l'embrasement de ses banlieues.

Reconquête (2018) d'Alcide Gaston (ancien légionnaire) s'inscrit dans cette veine mais franchit un cap supplémentaire. Ce dernier livre a retenu l'attention du spécialiste de l'extrême droite Jean-Yves Camus qui suit de près ce type de littérature. «Ce livre est l'équivalent français des Carnets de Turner, du moins sur le fond», tranche-t-il.

L'intrigue déploie une violence extrême. Dans un futur proche, la France est frappée par des attaques islamistes qui incitent le héros à prendre le maquis. S'ensuit une bataille rangée, ponctuée d'assassinats de cibles bien réelles. L'imam salafiste de Brest, réfugié à Rennes pour les besoins de l'intrigue, subit les foudres du héros. Avec un luxe de détails techniques, Reconquête décrit comment une petite équipe bien entraînée plonge Rennes dans le noir en plastiquant le transformateur électrique de la ville tandis qu'un autre commando liquide froidement l'imam. D'autres personnalités connaissent le même sort, tel le président de la grande mosquée de Strasbourg, dont le nom est mentionné.

Médiatiser ou passer sous silence

Il est difficile d'évaluer l'influence réelle de ces ouvrages, passés le plus souvent sous les radars médiatiques. «Au-delà du millier d'exemplaires vendus, nous considérons cela comme un succès, assure un éditeur en vue dans le milieu de l'extrême droite. Il y a un public pour ces livres d'anticipation, c'est évident.»

Selon nos informations, la suite de Reconquête devrait sortir en décembre prochain.

«Ces livres ont un impact sur le terrorisme, la politique, etc. Ne pas en parler est une erreur.»

Heidi Beirich, spécialiste du suprémacisme

Jean-Yves Camus: «Un millier d'exemplaires vendus pour un livre comme Reconquête, dont la charge émotionnelle est très forte et le contenu tombe clairement sous le coup de la loi, c'est déjà beaucoup! Ces 1.000 personnes ont de la dynamite entre les mains. Le Camp des Saints s'adressait en quelque sorte à des racistes grognons, sujets à de mauvaises pensées. Reconquête, c'est autre chose. C'est une succession d'appels au meurtre sur des personnalités publiques. Cela ne signifie pas que les lecteurs passeront nécessairement à l'acte, mais il ne faut pas le prendre à la légère.» Contacté, l'auteur de l'ouvrage n'a pas souhaité répondre.

Aux États-Unis, où la SF d'extrême droite abonde, des personnalités du monde de la recherche s'interrogent: faut-il évoquer ces romans, quitte à leur faire de la publicité? Heidi Beirich, spécialiste du suprémacisme, réfute l'argument: «Nous aurions dû parler de ces livres depuis des décennies. Ils sont très influents, atteignent les plus hauts niveaux du pouvoir, ils ont un impact sur le terrorisme, la politique et ainsi de suite. Ne pas en parler est une erreur.»

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