La culture électro est indissociable des lieux dans lesquels elle se déploie. Warehouses, friches, clubs, caves: autant de motifs qui imprègnent l'imaginaire de la fête techno et sédimentent styles, représentations et rituels dans la pratique collective du dancefloor.
Mais ces lieux sont autant de configurations sociales qui informent le rapport des fêtards à la communauté. Boîte noire à l'abri du monde, espace de possible ou au contraire temple du consumérisme moderne, le club cristallise à lui seul les contradictions de la fête électro et les différents registres politiques qu'elle intègre. Le dancefloor comme micro-société permet alors une relecture de l'histoire des musiques électroniques comme laboratoires de formes sociales et politiques alternatives. La friche, le club, le Berghain, la rave, la free, l'espace public… la culture électro se donne à voir par des lieux, qui sont devenus les lieux communs de son imaginaire.
La friche, nostalgie anachronique
La techno est née dans les warehouses de la Rust Belt américaine, entre Chicago (house) et Détroit (techno): tout un imaginaire industriel que l'on retrouve dans les raves anglaises puis françaises jusqu'à aujourd'hui dans les moindres «soirées warehouses» (format de fêtes techno semi-tolérées dans des entrepôts de petite ou grande couronne parisienne, désormais devenu un presque-label, du moins un type identifié et marketé des fêtes électro). Des soirées Drøm qui faisaient résonner en 2015 les vastes volumes des usines Babcock à la Courneuve aux choix graphiques du collectif Swarm Factory, la friche est une figure phare de la fête techno et agrège une ribambelle de connotations.
Comme les abattoirs (La Villette, où l'on tuait à l'époque 23.000 moutons et 5.000 boeufs tous les jours, devenu plus tard place forte de la free) et les stations d'épurations, la fête dérange par son faisceau de nuisances potentielles (bruit bien sûr, mais aussi mœurs, vandalismes, violences, drogues) et est ainsi rejetée à la frange des villes, dans un périurbain sans qualité. Peut se déployer alors, dans l'imaginaire collectif, l'idée d'une convergence de ces majestés déclinantes (usines, manufactures, entrepôts), symboles d'une ère révolue.
Hier centre de gravité d'une culture marginale venant célébrer un nouveau son dans les vestiges d'un ancien monde et demeurer sous le radar de la dépression, la friche a toujours le vent en poupe, à ceci près que ce que l'on vient y chercher ressort davantage de l'esthétique que du politique: elle est devenue un décor, un système de connotations et d'évocations, volontiers repris comme arguments marketing pour nombre de promoteurs et collectifs.
«L'univers techno consiste en ce jeu de balancier entre mort jouissive et capacité à régénérer quelque chose.»
À travers la pratique de l'urbex, ou encore des photographies de Marchand & Meffre, on dénote tout un courant esthétique qui rend sensible la fascination d'une génération pour une époque qui se donne dans la majesté de grands volumes dépris de leur fonction initiale. Une nostalgie anachronique, selon l'écrivain Philippe Vasset, qui voit dans ce paradoxal rapport au patrimoine industriel une résurgence du vintage.
La friche du moins synthétise l'ambivalence du mouvement techno à ses premières heures, comme le souligne le sociologue Lionel Pourtau, familier des frees des années 1990: «C'est un sentiment toujours très fort dans des mouvements que je qualifierai de dépressifs, qui ont l'impression qu'ils sont venus après, au crépuscule d'une époque. La dimension hédoniste, négative mais jouissive, du monde de la techno c'était l'impression que l'on venait en fin de règne, que tout était fichu, que tout était fini. Et qu'il ne restait plus que cinq minutes avant la mort. C'étaient nos aînés qui avaient profité de ce règne, nous nous dansions parmi les ruines. C'est cet élément-là qui peut expliquer la fascination pour ces lieux en friche: un lieu finissant pour une génération perdue. [...] L'autre niveau de discours est celui de la régénération à partir de l'existant: la friche c'est l'idée que quelque chose qui n'est plus capable d'assumer sa fonction principale et d'origine peut être recyclé dans autre chose qui lui donne une nouvelle vie. Tout l'univers techno consiste en ce jeu de balancier entre mort jouissive et la capacité à régénérer quelque chose. Les symboles sont toujours bifaces: fin du monde et recyclage d'un monde.»
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À la conquête des grands espaces
Le troisième motif de cette géographie techno est à trouver dans le dehors, celui des grands espaces, des champs et de la boue, celui dont les documentaires des médias mainstream nous ont imprimé la rétine, le dehors de la free qui s'exprime comme dynamique de reconquête d'une spatialité hors du système. Sur le modèle des zones artistiques temporaires (ZAT) théorisées par l'activiste Hakim Bey, la free actionne le régime de l'apparition-disparition et amorce des parenthèses spatiales possibles, d'abord sous le radar puis, menacée par les pouvoirs publics, enfin se déplaçant ailleurs dans un éternel jeu de chat et de souris.
La free exprime un ferment politique dans sa relation au territoire, mais sur le mode défensif: c'est parce qu'on la chasse qu'elle se radicalise, c'est parce qu'on la scrute qu'elle se fait clandestine. Le dehors de la free c'est surtout la poésie des grands espaces, le primitivisme d'un retour à la nature qui se lit dans le caractère autogéré de ces manifestations: autant d'utopies déviantes qui dérangent le système, comme si dans la fête se trouvait le sous-texte d'une force potentiellement insurrectionnelle.
C'est une intuition que l'on retrouve comme un omniprésent motif dans nombre de slogans, documentaires (au travers des mots du collectif Pas Sages dans le film Quand tout le monde dort de Jérôme Clément-Witz) et qui se confirme par analogie formelle à la moindre techno parade: la fête sortant des murs des clubs ou des warehouses réunit les mêmes caractéristiques qu'une manifestation, si ce n'est une émeute.
L'épisode géorgien de l'automne 2018 (une manifestation pacifique de milliers de personnes devant le Parlement sous le slogan «We dance together, we fight together» après une descente musclée de la police au club fanion de l'underground local, le Bassiani) montre bien cette force contenue qu'est la fête, l'hypothèse d'un déferlement en puissance.
Au-dehors, le dancefloor se perçoit comme révolution potentielle, signe que les sociabilités qui s'y tissent peuvent se projeter au-delà: indice premier d'un ferment politique et engagé de la fête.
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Le club, boîte noire paradoxale
Bien sûr: il y a le club. Encore faut-il différencier les facettes de la boîte à ambiances: discothèque dans les seventies, lieu de melting-pot, de l'affirmation de minorités sur le mode communautaire, boîte de nuit (qui dit la force centripète d'un espace clos qui ouvre sur un ailleurs) ou le club (dont la sémantique élective appelle là encore une dimension communautaire). Ces trois figures du club mêlées en font le motif le plus répandu des lieux communs des musiques électroniques (du Palace au Rex, en passant par la Concrete à Paris).
Au niveau de l'imaginaire et des représentations qu'il génère, l'un des motifs central du club est celui d'une boîte noire, fermée sur elle-même, marquée par une esthétique propre, volontiers kitsch ou règnent les ambiances. C'est ce que synthétisent les pièces, installations et scénographies du plasticien Tony Regazzoni (La Boîte de Nuit, 2017) dans lequel il se saisit d'une imagerie singulière: ésotérisme bizarre, célébration anachronique d'une antiquité fantasmée, chromie fluo et artifices confessés.
Le club c'est aussi un certain nombre de motifs sociaux. L'on pense sans mal aux parades nuptiales dépeintes par Houellebecq dans Extension du domaine de la lutte, rituels sociaux et stratégies séductives qui trouvent leurs transcriptions corporelles sous le pinceau du peintre figuratif Thomas Lévy-Lasne et ses aquarelles de la série «Fête», recompositions en PAO de snapchots photographiques volés en soirées parisiennes de quadras classe moyenne, auquel l'artiste appose ensuite la patience et la minutie des applats de couleur. Botty shake, collé serré, rondes de bellâtres, la comédie nuptiale du club se donne à voir dans toute la variété de son body langage.
Le club, c'est une territorialité faite de seuils et d'imaginaires, c'est une file d'attente, une porte, des escaliers et bien souvent un parcours en descente, le long d'un escalier, vers le fond souterrain de la fête, caverne postmoderne dont les émissions Paris Dernière ont consacré la dimension initiatique: l'entrée au club comme un rite, la succession symboliques d'étapes successives.
Entrer au club relève d'une scansion de l'espace. La figure du physio est un lieu commun de la nuit techno –que Sven Marquardt du Berghain symbolise sans doute plus que quiconque; il désigne une nuit élective, sur un certain nombre de critères correspondant à la «politique de la maison».
L'objet club cristallise les paradoxes du dancefloor au niveau social et politique. Le club tel qu'on le connaît et le pratique aujourd'hui est un objet d'avant-gardes comme configuration architecturale héritée de l'architecture radicale italienne des années 1960. Le Piper Club, qui ouvre ses portes à Rome en 1965 pose les bases du club contemporain: des environnements mouvants, tissus d'ambiances et d'atmosphères, jouant de l'intangible et de l'éphémère pour inventer de nouvelles expériences sensibles. Boules à facettes, spots, douches lumineuses, lasers réinventent le design, rompent avec une conception figée et concrète de l'architecture et confèrent une place nouvelle à l'usager, désormais coordonnée centrale du travail de l'espace. Deux récentes expositions explorent comment l'objet club a joué un rôle de premier plan dans l'évolution de la pensée de l'architecture et du design: «La Boîte de Nuit» à la Villa Noailles (2017) et «Night Fever. Designing Club Culture» à l'ADAM (Bruxelles, 2018).
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Le club, la promesse d'un autre monde
Le club –boîte à nuit– consacre un ailleurs: la promesse d'un autre monde. C'est tout l'effet de «l'esthétique garage» que décèle Audrey Teichmann, co-curatrice de l'exposition «La Boîte de Nuit», dans les clubs des périphéries urbaines –zones industrielles et commerciales– et que l'on retrouve dans les photographies de François Prost (After Party): le club est une boîte de taule à l'extérieur minimaliste et assez peu différencié, animé d'une force centripète: le voyage est au cœur du club parmi des motifs finalement assez conformistes, issus d'un panel restreint de ressorts formels.
«Le livre Afterparty est distribué aujourd'hui dans toutes les bonnes librairies et sur @club75official.»
C'est ce que montre le plasticien chinois Chen Wei dans ses recompositions d'intérieurs de clubs désertés: boules à facettes, dancefloors détrempés, spots fatigués, colonnes et miroirs, tels sont les invariants de l'esthétique club. On se projette à l'intérieur, par le jeu des décors et des ambiances, vers un ailleurs fantasmé, cocktail d'exotisme et de vies potentielles.
Dans le club on est autre, les référentiels (spatiaux, temporels, normatifs) évoluent dans un régime alternatif au réel et aux normes du dehors. Le club réalise un autre monde (l'Altro Mondo est d'ailleurs un club pionnier des abords de Rimini), de sorte que l'on accède, ainsi que le formule l'architecte et chercheur catalan Pol Estève dans son texte «Du mur au stroboscope» publié dans le catalogue de l'exposition «La Boîte de Nuit»: «L'application de ces technologies électroniques et chimiques produit un régime spatial alternatif. [...] Il ne s'agit pas d'un espace cartésien appréhendé par la vue et mesurable géométriquement mais d'un espace fluide et atemporel du fait de l'altération des mécanismes cognitifs.» D'ailleurs, parce que le club est un monde autre, ce qui se passe au club reste au club…
C'est du moins toute la promesse du Berghain et des clubs qui, à la suite de l'ancienne centrale electrique, ont prohibé les images de ces nuits libertaires (confinant la récit de son expérience au fantasme). Le club est une parenthèse qui permet, au régime du carnaval, un renversement momentanée des valeurs du dehors dans l'espace temps de la fête.
Au philosophe Michaël Foessel d'écrire dans La Nuit. Vivre sans témoin: «L'interdit des images peut être interprété comme un instrument au service de la rétification du lieu. Mais il suffit de faire quelques pas à l'intérieur pour comprendre que cette interdiction résulte du lien entre une expérience authentique et sa non-reproductibilité. La confiance dans les apparitions nocturnes est inséparable de la probabilité de leur oubli.»
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Totalitarisme du club
C'est ainsi qu'on s'achemine peu à peu vers que ce nous pourrions désigner comme le totalitarisme du club, infrastructure de services qui orchestre la dilution de la responsabilité dans le ludique. La fête au club est un grand jeu avec ses règles et ses arbitres, dont le pire rappel à l'ordre est bien souvent la simple éviction. Le clubbeur s'en remet alors à un système d'approbation-punition qui le confine à une consommation passive de son expérience (quand la free, privée de l'infrastructure de contrôle, ventilait sur chacun la responsabilité nécessaire à l'équilibre de la fête).
«Régime spatial alternatif» (Pol Estève) gouverné par les ambiances et les effets, le club est ainsi un lieu soumis au totalitarisme des ambiances, il suggère une perte de liberté dans l'appropriation des usages possibles du dancefloor à force d'en travailler l'expérience utilisateur (UX).
La fête au club, dont Ibiza est le symbole de cette industrialisation des loisirs, est le lieu de la perte de liberté par l'hégémonie du tout design, comme le suggérait Yves Michaud dans Ibiza mon amour: «Nous baignons ou nageons dans le bien-être, le plaisir ou le bonheur. C'est vrai au sens propre: nous recherchons le plaisir et le bonheur non pas au fil de listes de biens à acquérir et à consommer [...] mais au sein d'expériences à l'intérieur desquelles nous vivons comme dans des bulles ou, mieux, baignons dans un liquide. De là l'importance des sons, des odeurs, des atmosphères lumineuses et sonores, des “ambiances” et des environnements –et de toutes les techniques pour les mettre en forme, pour les “designer” (design sonore, design olfactif, design d'ambiance, design environnemental)».
Le club contemporain devient un espace de l'aliénation du fêtard comme entité spectatrice au sens que lui confère Guy Debord.
Dans la continuité d'Yves Michaud, le groupe de recherche Post Piper qui travaille sur les imaginaires de la fête nous invite avec l'un de ses représentants Paul Marchesseau à ne pas tout designer, à savoir laisser des marges et en appelle à une éthique du design, dans le club comme en dehors: «Plus on design un lieu, plus on restreint les manières de s'approprier ce lieu- là. Pour se donner les moyens de s'approprier un lieu, il faut laisser des zones de liberté et donc designer en marge, designer au minimum. Laisser une marge, ne pas tout projeter, c'est ainsi avoir une éthique du design.»
Le club échoue ainsi sur le goût amer d'une fête triste en achoppant sur le syndrome Big Brother d'un dancefloor dystopique: une fête expérimentée sous le régime de l'injonction (dans son roman Toni, Line Papin donne naissance à un club fictionnel –Le Palais du Rire et de la Joie– où il est interdit de ne pas sourir) et de la surveillance.
Autant de motifs qui se retrouvent dans la production de nombreux artistes émergents: Gwendoline Perrigueux et ses scènes apocalyptiques de lendemain de fête d'où s'est évaporé le bonheur malgré la permanence des paillettes et de l'imagerie kitsch qu'elle convoque;
Flavien Berger dans la bien nommée «Fête Noire» et le décor anxiogène d'une fête foraine aliénante;
Les détournements d'instruments de pouvoirs et de contrôle que donne à voir le plasticien Guillaume Lo Monaco.
Guillaume Lo Monaco, Throught The Looking Glass, bouclier anti-émeute, film sans tain, 2017. | Guillaume Lo Monaco
Ainsi le club contemporain se fait-il l'espace de l'aliénation du fêtard comme entité spectatrice au sens que lui confère Guy Debord dans La Société du Spectacle: «L'aliénation du spectateur au profit de l'objet contemplé s'exprime ainsi: plus il contemple, moins il vit; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir… C'est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout.»
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Fascisme festif?
Le club suit ainsi les contradictions de la fête: un espace alternatif permettant le renversement momentanée du dehors, un sas de décompression voire d'évasion, un rôle de soupape social, un espace de rêve mais retourné pour servir le retour à la norme et la soumission au système, un rouage de l'aliénation.
Une dialectique à l'œuvre que l'on retrouve translatée dans de nombreux environnements, mais c'est peut-être dans la pratique du indoor cycling que ce paradoxe est le plus sensible. Venu des États-Unis, la discipline consiste à pédaler (entre autres mouvements de pompes, d'haltères) en groupe, plongé dans l'obscurité, au son de musique électronique: niveau sonore élevé, boucles samplées, jeux de lumière et coach magnétique, l'indoor cycling entraîne un collectif dans l'effort par l'agrégation d'une communauté spatiale fondée sur le mimétisme et le dépassement de soi.
«Montez le volume mesdames et messieurs attachez vos ceintures. Aujourd'hui on s'envole à Monterrey au Mexico. On rejoint la célèbre Ana Lucía Valderrama @analuvn_, maître instructrice au @zpinfortyfive [...]»
Impossible d'abdiquer face à cette machine collective portée par la fête, au risque d'être le maillon faible du groupe: aucune zone de marge dans ce que l'on peut désigner comme une déclinaison radicale d'un fascisme festif.
Cet article est issu d'une intervention de son auteur, Arnaud Idelon, au colloque «Existe-t-il une culture électro?» dans le cadre de l'exposition «Electro. De Kraftwerk à Daft Punk» à la Philharmonie de Paris - Commissariat Jean-Yves Leloup.