C'est une question que l'on me pose souvent: Dan, si tu devenais rédacteur en chef de Slate, qu'est-ce que tu changerais dans nos locaux?
Ma proposition est simple. Le personnel de bureau et l'électorat américains se prennent depuis bien trop longtemps le bec sur les toilettes et les genres autorisés ou non à les utiliser de tel ou tel côté. Que ce soit au niveau des États et de leurs législations, des lycées et de leurs règlements intérieurs ou des entreprises et de leurs chartes de bonne conduite, cette histoire de chiottes crispe tout le monde. Slate a d'ores et déjà fait un merveilleux pas dans la bonne direction en annonçant, sur les portes de ses lieux d'aisance, que les employé·es pouvaient les utiliser comme bon leur semblait.
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Aux chiottes, les genres
Mais nous nous focalisons sur la mauvaise question! Le facteur déterminant pour choisir quelle porte pousser ne doit pas venir de votre genre, du fait que vous soyez trans ou cis, ni de n'importe quel autre trait personnel. Non, la seule chose qui devrait dicter votre orientation aux gogues est la réponse à cette simple question: avez-vous envie de faire caca ou pipi?
Oui, telle est la solution. Les toilettes ne devraient pas être divisées en «pour hommes» ou «pour femmes», mais en toilettes à grosse ou à petite commission.
Croyez-moi, beaucoup de problèmes disparaîtront une fois implémenté ce dérisoire changement. La frustration qui vous emplit lorsqu'un urinateur timide campe dans une cabine et que vous avez la taupe qui bourre à l'extérieur? Finito. Disparu, aussi, ce fléau qui, selon mes informations, gangrène les toilettes pour femmes des bureaux de Slate à Brooklyn –et sans doute bien d'autres de leurs homologues dans le pays–, à savoir la règle tacite qui dit que, si vous avez envie de faire caca, il vous faut attendre que les toilettes soient entièrement vides. Autant tirer la chasse sur notre productivité!
Divisions biologiques
En outre, cela remédierait au déséquilibre sexiste intrinsèque à la division genrée des toilettes, en remplaçant les longues files d'attente aux entractes par un système élémentaire et fluide fondé sur une réelle distinction biologique. Quid des espoirs douchés une fois passée la porte de ces toilettes publiques qui coûtent un bras et que l'on trouve quand même puantes et bouchées, incapables de satisfaire une grosse envie? Des toilettes à caca dédiées ne vous feront jamais faux bond avec leurs installations haut de gamme et haute capacité –grâce à tout l'argent économisé par les très rentables toilettes à pipi situées de l'autre côté.
Et franchement, s'il n'y avait qu'une raison pour soutenir ma proposition, c'est que personne ne devrait devoir se farcir des odeurs de pet quand il a seulement envie de soulager fissa sa vessie.
Tout ce qu'il reste à trouver, ce sont des désodorisants de compét'.
Concrètement, comment faire? Disons que votre entreprise a des toilettes pour hommes et pour femmes, avec d'un côté deux cabines et trois urinoirs et, de l'autre, trois cabines. Les toilettes pour hommes deviendraient les toilettes à pipi, avec cinq cabines plus petites dotées de toilettes peu gourmandes en eau. Tout le monde aurait son intimité, l'entreprise gagnerait de l'argent sur ses factures d'eau et de plomberie, et l'environnement aussi serait super content!
Parallèlement, les toilettes pour femmes deviendraient les toilettes à caca, sans rien avoir besoin de changer à leur configuration. Ou bien ce pourrait être l'occasion pour votre entreprise de penser aux intestins constipés en y installant des toilettes à la turque ou ces merveilles japonaises d'ingénierie fessière. Tout ce qu'il reste à trouver, ce sont des désodorisants de compét' ou des bougies que l'on s'engagera à laisser tout le temps allumées. Et voilà, déféquer au bureau deviendra un plaisir!
Égalisation par l'étron
Je sais que pour certaines personnes, cette idée est un appeau à crises de panique. Désormais, non seulement les gens vont savoir quand vous faites caca, mais ils vont savoir que vous faites caca. Mais c'est complètement absurde! La crotte est l'égalisatrice suprême, une fonction contre laquelle ni l'argent ni la célébrité ne peuvent rien. Le Pape fait caca, Nicole Kidman fait caca, Alexandria Ocasio-Cortez fait caca! Il n'y a que Jeff Bezos qui ne fait pas caca: ses déchets corporels, bien trop précieux pour partir dans les égouts, sont prélevés in situ par des nanorobots qui les recyclent et les compostent pour en faire les arbres à carton sur lesquels pousse le glorieux modèle économique d'Amazon!
En outre, reconnaître notre corporéité commune au travail n'est pas embarrassant, c'est émancipateur! Je me rappellerai toujours de ma première semaine ici, à Slate, lorsque je m'étais rendu compte que j'étais en train de faire caca à côté de mon patron, celui-là même qui venait de m'embaucher. Je l'avais reconnu à ses baskets trop classe derrière la paroi de séparation.
Lorsque mon rédac chef a été remplacé par une femme, de stupides normes genrées allaient m'empêcher de faire caca à côté d'elle.
Et il m'avait sans doute reconnu, moi, à mes baskets pas du tout classe. Mais, sur le moment, j'avais compris: nous étions tous les deux à faire notre petite affaire. Nous étions, au sens premier du terme, au même niveau. À quelques centimètres de lui, je ne le voyais plus comme le rédacteur en chef puissant et bourru qu'il était, mais comme un camarade humain, œuvrant avec moi vers un but commun. (Certes, il s'agissait alors de déféquer, mais plus généralement, nous construisions ensemble un magazine.)
Et lorsque mon rédacteur en chef a été remplacé par une femme, de stupides normes genrées allaient m'empêcher de faire caca à côté d'elle. Que d'opportunités manquées!
L'un dans l'autre, le plus gros progrès que permettrait la mise en place de toilettes à caca dédiées serait la déstigmatisation de la défécation. Et je pense que c'est un pas vers le mieux. Car le caca est vraiment stigmatisé! Figurez-vous que même la collègue qui a eu la brillante idée de cet article –et qui pourtant, en bonne slatienne, a vu son nom attaché à des productions pour le moins grotesques– a finalement refusé de l'écrire! «Tu peux le faire», m'a-t-elle dit, en parlant de son incroyable trouvaille. Alors oui, je l'ai fait. Et c'est pour cette raison que je deviendrai rédacteur en chef, et pas elle. Quelqu'un voudrait s'occuper de l'édition des papiers à ma place? J'en ai tout un rouleau sous le coude.