Égalités / Culture

«Que Sea Ley», quand l'Argentine se révolte pour accéder à l'IVG

Temps de lecture : 7 min

Présenté à Cannes, le documentaire argentin explique en quoi interdire l'interruption volontaire de grossesse revient à piétiner la dignité des femmes. Et à les mettre en danger.

Que Sea Ley, de Juan Solanas. | Capture d'écran via YouTube
Que Sea Ley, de Juan Solanas. | Capture d'écran via YouTube

Présenté ce week-end en séance spéciale dans le cadre du 72e Festival de Cannes, Que Sea Ley (qu'on peut traduire par «Que la loi soit!») s'ouvre sur deux statistiques qui font froid dans le dos. Premier chiffre avancé: sur les 320 millions de femmes[1] qui vivent en Amérique Latine, seules 8% peuvent faire interrompre légalement leur grossesse. D'après d'autres sources, ce pourcentage serait même un peu optimiste. RFI cite l'Uruguay, le Guyana et Cuba comme les seuls pays autorisant l'IVG sans restriction. Dans d'autres pays, l'avortement est autorisé dans certaines situations, c'est-à-dire en cas de viol, d'anomalie du fœtus ou de mise en danger de la santé de la mère.

Le documentaire réalisé par Juan Solanas enchaîne vite sur un deuxième chiffre, comme une seconde gifle: en Argentine, chaque semaine, une femme meurt des suites d'un avortement clandestin. Un chiffre confirmé par de nombreuses sources, dont Libération, qui rappelait en août dernier que le nombre d'IVG pratiquées clandestinement chaque année en Argentine était d'environ 400.000. L'article signé Aurore Coulaud précisait également qu'en 2013, «49.000 femmes ont été admises dans les hôpitaux publics argentins pour des complications à la suite d’un avortement clandestin».

L'espoir en juin, l'impasse en août

Que Sea Ley s'articule autour de deux dates importantes. Le 13 juin 2018, les député·es approuvaient le projet de loi visant à permettre un accès «libre, sûr et gratuit» à l'interruption volontaire de grossesse. Durant les échanges, un million de personnes faisaient du bruit dans la rue pour exprimer leur désir de progressisme et de sécurité. Quelques semaines plus tard, le 8 août, c'était au tour du Sénat argentin d'examiner le projet. Ce jour-là, un deuxième million d'Argentin·es avaient rejoint le premier pour manifester, sentant que les choses pouvaient enfin changer.

Peine perdue. Avec trente-et-une voix pour et trente-huit contre, la légalisation de l'IVG a finalement été rejetée par le Sénat, au grand dam de la foule présente dans les rues, tandis que les personnes qu'on continue à appeler «pro-vie» célébraient la nouvelle avec bruit.

Solanas a filmé ces deux moments cruciaux. Il en a retenu la détermination de la population, gorgée d'histoires personnelles tragiques et mue par le «plus jamais ça», et le saisissant contraste avec la froideur d'une partie de la classe politique, toujours persuadée qu'un avortement est un assassinat et que chaque grossesse est une bonne nouvelle.

Entre les deux, le réalisateur argentin est parti à la rencontre de femmes et de familles ayant particulièrement souffert de l'interdiction d'avorter. Le film regorge d'histoires sordides, révoltantes, racontées par les personnes concernées. Avec cette idée motrice: refuser l'accès à l'IVG, c'est à la fois piétiner la liberté des femmes mais aussi leur dignité et leur sécurité.

Juan Solanas n'est certes pas le cinéaste le plus génial de son pays. Il s'est fait connaître grâce au faiblard L'Homme sans tête, un court-métrage récompensé aux César, avant de diriger Carole Bouquet puis Kirsten Dunst dans deux longs aussi différents que dispensables. Loin de la patte de son père, le grand documentariste Fernando Solanas, Que Sea Ley reste un film relativement sage, imperméable au génie. Ce qui n'en fait pas une œuvre inutile, loin de là. C'est un ensemble de témoignages si édifiants qu'il devrait être montré de force aux membres du Sénat ayant voté contre le projet de loi sur l'IVG.

Une martyre parmi trop d'autres

L'histoire la plus écœurante de toutes est sans doute celle d'Ana María Acevedo, jeune femme mère de trois enfants. Apprenant coup sur coup qu'elle était de nouveau enceinte et qu'elle était atteinte d'un cancer de la mâchoire, elle s'est vu refuser tout accès aux traitements qui auraient pu la sauver, afin de ne pas endommager son fœtus.

La mère d'Ana María Acevedo raconte qu'un simulacre de conseil éthique s'est réuni en l'absence de tout membre de la famille, afin de statuer sur son cas et se positionner sur un éventuel accès à l'IVG. Sous l'influence des prêtres présents, l'avortement a finalement été refusé. Quelques temps avant le terme, les médecins ont pratiqué une césarienne sur Ana María Acevedo «parce qu'ils ne voulaient pas qu'elle meure avec le bébé à l'intérieur», explique la mère.

«Ma fille a été assassinée.»

Norma Acevedo, dont la fille est morte en couches

Le bébé n'a pas survécu à cette césarienne effectuée dans de mauvaises conditions, et Ana María Acevedo est morte quelques temps plus tard, après avoir subi une chimiothérapie trop tardive et reçu des traitements intensifs dans des conditions déplorables.

«Ma fille a été assassinée», affirme Norma Acevedo, aujourd'hui à la tête d'un comité réclamant que justice soit faite. Tout au long de Que Sea Ley, l'indignité des institutions fait grincer les dents. Victimes, docteur·es et gynécologues décrivent des scènes atroces dans lesquelles les femmes enceintes sont méprisées, humiliées, déshumanisées. Il y a celles qu'on a laissées souffrir pendant des heures sans leur prêter la moindre attention, pour les punir d'avoir voulu avorter en dépit de la loi. Et celles qui ont vécu leurs derniers instants en étant interrogées sans relâche par la police, moins soucieuse de leur survie que de l'identité des personnes ayant pratiqué l'avortement clandestin.

Pas étonnant que des militantes pro-IVG finissent par défiler habillées comme les héroïnes de The Handmaid's Tale, l'adaptation sérielle du roman La Servante écarlate de Margaret Atwood: à travers le film, on comprend mieux que jamais que les femmes ne sont vues que comme des réceptacles à bébé, dont l'intégrité physique et mentale importe bien peu aux personnes qui continuent à dire non à l'avortement.

Deux vies ou rien

«Salvemos las dos vidas» («Sauvons les deux vies»): tel est le slogan des anti-IVG, qui continuent malgré les statistiques à affirmer haut et fort que toute femme enceinte doit mener sa grossesse à bien, quelles que soient les conditions de la conception, la situation personnelle de la femme et son envie de maternité. Une propagande révoltante, décrite de façon bouleversante par la gynécologue Cecilia Ousset. Fervente catholique et mère de quatre enfants, elle affirme avoir assisté à tant d'événements horribles (dont des interrogatoires menés sur des femmes mourantes) qu'elle a fini par prendre ses distances vis-à-vis de l'Église.

Cecilia Ousset rappelle aussi que l'avortement n'est pas qu'une affaire de femmes pauvres, comme aimeraient à le faire croire les parangons du mépris de classe. «Les femmes riches avortent aussi, mais dans de bonnes conditions», rappelle-t-elle. Les autres font juste comme elles peuvent.

Le film fait le choix de donner majoritairement la parole aux femmes, de celles qui ont avorté jusqu'aux grands-mères qui s’occupent aujourd'hui des enfants orphelins. Les hommes, eux, restent à l'arrière-plan. Les fils, les frères, les grands-pères: tous apparaissent à l'écran mais semblent murés dans le silence. En revanche, pas un mot sur les hommes responsables de ces grossesses lourdes de conséquences. Ils ont disparu du tableau, purement et simplement. Leur engagement est inexistant. Le droit à l’avortement en Argentine est un combat que les femmes semblent mener seules. Désespérément seules. Et le beau discours final de Fernando Solanas, sénateur depuis 2013 et farouche défenseur de l'IVG, ne changera pas grand-chose à cette idée.

Le film s'arrête sur l'échec d'août 2018, avec en filigrane l'idée que le combat est loin d'être fini et que l'IVG finira par être accessible légalement dans tout le pays. Vague frisson d'espoir: les lois ne sont pas gravées dans le marbre. C'est hélas le cas dans les deux sens. Rien n'est acquis, comme le prouve le cas tout récent de l'Alabama. Pour rappel, mercredi 15 mai, le Sénat de l’État américain a adopté le projet de loi reconnu comme le plus restrictif des États-Unis: pas d’exception en cas de viol ou d’inceste et une peine de prison allant de dix ans à quatre-vingt dix ans pour les professionel·les de santé pratiquant l’avortement.

Utérus et montagnes russes

Depuis le début de l’année 2019, vingt-huit États américains ont introduit de nouvelles règles à leur législation concernant l’avortement. Parmi eux, le Kentucky et le Mississippi, qui ont interdit l’IVG dès les premiers battements de cœur du fœtus, soit environ à la sixième semaine de grossesse. À ce stade, de nombreuses femmes ne se sont même pas encore rendu compte qu'elles sont enceintes. Même celles qui auront pris rapidement leur décision seront confrontées au bon vouloir des disponibilités médicales.

En France, l’avortement est légal depuis la loi Veil, qui date de 1975. On y pratique entre 215.000 et 230.000 avortements chaque année, un nombre qui reste stable. Reste qu'une étude rendue publique en septembre dernier par le ministère français de la Santé révèle de grandes disparités d’accès à l’avortement selon les régions. Et la clause de conscience, qui, selon le Code de la santé publique donne la possibilité au médecin de refuser un soin, serait également un frein à l’accès à l’IVG.

L’avortement semble, plus que jamais, un droit qu’il faut constamment défendre, y compris des décennies après la promulgation de la loi. Non seulement le combat de l'Argentine est loin d'être terminé, mais toute bataille remportée pourra être suivie par les plus fourbes des ripostes.

1 — Dans tout l'article, le mot «femme» est employé pour désigner une femme cisgenre. Rappelons que les hommes transgenres, s'ils ne sont pas abordés dans le film de Juan Solanas, possèdent également un utérus, et sont donc susceptibles d'être enceints. Retourner à l'article

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