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«Quand votre enfant disparaît, évidemment que vous voulez explorer toutes les pistes possibles», lance d'une voix claire Jo Ann Lowitzer. Il y a neuf ans, dans une banlieue tranquille de Houston (Texas), sa fille Ali, une ado de 16 ans à la fibre arty, est partie bosser au fast-food du coin, après sa journée de lycée. Elle n'est jamais revenue. Fugue, accident, enlèvement? Dès les premiers jours de l'enquête, de drôles de détectives commencent à démarcher les Lowitzer. «Il s'agissait de voyant·es qui racontaient tous·tes la même chose, explique Jo Ann. Qui disaient avoir fait un rêve ou eu une vision, et promettaient de retrouver Ali en cinq jours.»
Merci @MissingKids Ali a été choisie pour être mise en avant 5 minutes au show A&E en direct vendredi #HopeForAli
Désespérée, la famille fait venir l'un·e de ces médiums de Floride, puis part en Louisiane vérifier un de ses tuyaux. Peine perdue. «À chaque fois, leurs flashs se révélaient très vagues. De “l'eau” ou “un arbre”. Vous parlez d'une info! Nous avons vite compris que nous perdions notre temps.» Aujourd'hui, la mère de famille est convaincue que sa fille est vivante, retenue contre son gré quelque part aux États-Unis. Mais elle a abandonné les pistes surnaturelles. «Si ces personnes savent où se trouve ma fille, qu'elles aillent la chercher, elles empocheront la récompense de 25.000 dollars...», soupire-t-elle.
I want to believe
Vues de la France, les enquêtes qui font appel aux pouvoirs surnaturels (psychic detectives en VO) ont longtemps eu le goût des soirées passées devant M6. Dans la série Medium (2005-2011), la comédienne Patricia Arquette y interprétait Allison DuBois, une (véritable) voyante d'Arizona qui, avec son mari pataud et ses enfants moches, aurait pu noyer son ennui dans le Chardonnay si des cauchemars ne lui avaient pas révélé toutes les nuits les responsables des crimes les plus atroces.
Un «don» qui, de l'autre côté de l'Atlantique, dépasse largement les studios hollywoodiens: de la Californie new-age à New York, en passant par les grandes plaines rurales de l'Oklahoma, on ne compte plus les voyant·es qui prétendent pouvoir réellement résoudre meurtres et disparitions. «Les Américain·es sont un peuple de croyant·es, explique Ben Radford, redacteur en chef adjoint de Skeptical Inquirer, un magazine critique qui promeut la science face aux phénomènes inexpliqués. Qui est plus ouvert au paranormal, à la communication avec “l'autre monde”. Et qui nourrit aussi une fascination ambiguë pour les crimes les plus violents que commet leur société. Ces deux penchants génèrent ce type de personnages.»
Avec un chiffre d'affaires dépassant les 2 milliards de dollars (étude IbisWorld), le marché américain de la voyance dépasse la simple vente de jeux de tarot. Consultations privées, livres, conférences… les psychic detectives exploitent leur filon avec soin, surfant sur une statistique un poil inquiétante: au 31 décembre 2018, le FBI dénombrait 85.000 personnes disparues à travers le pays. Installé en Californie, Troy Griffin revendique avoir travaillé sur une centaine de ces cas. Dans l'Indiana, cet enquêteur, dont les médias raffolent, dit avoir orienté la police vers un lac où se trouvait le corps d'une fille portée disparue. Dans une autre affaire, située dans le Bronx, il prétend avoir visualisé la planque où le cadavre d'une femme avait été disposé.
Sa méthode? Aussi simple qu'un bon stalking sur Instagram. «J'ai besoin du nom de la personne recherchée, de sa photo et de connaître le dernier endroit où on l'a vue, explique-t-il d'une voix traînante. J'ouvre Google Maps et je laisse mon intuition me guider. Des images me viennent, je vois parfois à travers les yeux de la victime. Quand je tombe sur le bon endroit, je le sens.» Prix de la prestation: 180 dollars de l'heure (près de 162 euros). Impossible, hélas, de vérifier le taux de réussite, qu'il estime à 97% (il impute les 3% restants à «l'erreur humaine»). La police refuse toujours de confirmer ses collaborations. «C'est juste une question d'ego!, justifie-t-il sans ciller. Vous imaginez ce qu'on va dire, dans une petite ville, si le shérif se fait doubler par un voyant?»
Attention non-voyant·es
Quand on lui raconte cette conversation, Steven Shaw soupire. Connu sous le nom de Banachek, ce mentaliste attaché à une approche «éthique» de la magie dirige la James Randi Educational Foundation. Son but: dénoncer les brebis galeuses du monde de l'illusion. «Les psychic detectives ne travaillent pas vraiment avec la police, affirme-t-il. Ces individus les contactent, c'est vrai, en affirmant détenir des infos. Les flics sont obligés de leur poser quelques questions, au cas où. Mais, en général, ça s'arrête là.»
Steven Shaw alias Banachek. | D.R.
Il y a quelques années, la fondation a lancé le One Million Dollar Paranormal Challenge, un concours ouvert aux médiums pour tester scientifiquement leurs pouvoirs. Si le jury échouait à trouver une explication rationnelle sur la manière dont était réalisé leur tour, les candidat·es empochaient le pactole d'un million de dollars. «La totalité a lamentablement échoué. Mais toujours avec une bonne excuse! En réalité, ces voyant·es ont souvent l'intime conviction d'avoir hérité d'un don surnaturel, alors que leur talent se résume à savoir soutirer des informations aux personnes concernées et à décrypter le langage non verbal.» N'empêche, les plus hautes autorités américaines ont parfois elles-mêmes boosté la légitimité des extralucides.
Il y a deux ans, la CIA a rendu publiques les archives du projet Stargate, un programme confidentiel lancé dans les années 1970 pour tenter d'espionner les Russes grâce aux seuls pouvoirs de la voyance. Ce fut un gros fail (#rendezlargent). «J'ai moi-même été contacté par des gens proches du contre-terrorisme», se vante Todd Segal, un psychic detective de Virginie qui, pour l'heure, est surtout spécialisé dans la recherche des chiens perdus. «Je les retrouve dans neuf cas sur dix!, s'exclame-t-il. Mais je m'occupe de plus en plus d'affaires de meurtres ou de disparitions. Les familles ont souvent l'impression que la police ne leur dit pas tout.»
Une semaine occupée mais réussie. J'ai assisté les autorités pour retrouver un jeune homme disparu dans le Maryland. Le nom que j'ai donné était une rue avant celle où elles l'ont trouvé. Il va bien.
Cet ancien charpentier au regard bleu flippant, qui dit voir des esprits depuis son plus jeune âge, affirme avoir récemment identifié les meurtriers d'une jeune femme de sa région. Mais, glisse-t-il avant qu'on puisse l'interroger, «les suspects sont encore en liberté, je ne peux pas en parler»…
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Troubles de la vision
Le freak show cessera-t-il un jour? Dans un livre paru en 2015, Hope: A Memoir of Survival in Cleveland (Espoir: souvenir d'une survie à Cleveland), Amanda Berry, une ado kidnappée et retenue prisonnière pendant dix ans dans une maison de Cleveland, a raconté comment, pendant sa captivité, elle a vu à la télé –sa seule fenêtre sur le monde– une célèbre voyante annoncer à sa mère qu'elle était morte. Mais les procès restent rares. «Se retourner contre votre psychic, quand un.e de vos proches a disparu, c'est un peu tuer vos derniers espoirs», explique Bob Nygaard. Avec ses costumes XXL et son chapeau à la Dick Tracy, cet ex-flic de New York, devenu détective privé en Floride, semble tout droit sorti d'un film noir.
Depuis dix ans, il est devenu la terreur des diseuses de bonne aventure. À son actif, une trentaine de procès, «et pas un seul de perdu». Sa plus grosse affaire, une arnaque de 1,9 million de dollars (environ 1,7 million d'euros), est actuellement jugée en Floride. «Pour moi, l'aspect surnaturel n'est qu'une diversion, affirme-t-il. Il s'agit d'escroqueries, consenties certes, mais qui touchent des personnes vulnérables et entraînent des conséquences désastreuses. Le système judiciaire doit en prendre conscience.»
En attendant, le détective privé pointe du doigt un complice multirécidiviste: le petit écran. À la télé américaine, les psychic detectives squattent depuis des années les fauteuils des talk-shows et détaillent leurs exploits devant un public éberlué. La papesse Oprah Winfrey en était une grande fan, mais elle n'est pas la seule. Sur la chaîne judiciaire Court TV, un show à leur gloire a longtemps reconstitué leurs enquêtes, sans jamais émettre le moindre doute (il a été exporté en Australie, au Japon, au Royaume-Uni, en Italie...). La télé-réalité a fini d'enfoncer le clou, avec des programmes où les médiums consolent des familles éplorées qui veulent communiquer avec mamie Ginette, petit ange parti trop vite. «Qui n'a jamais eu aucune angoisse sur la mort?, demande le producteur hollywoodien Darryl Silver. Ces émissions permettent de les apaiser.»
Cette année, il a lancé sur TLC «Mama Medium», un show adoré par Kim Kardashian (elle l'a tweeté), et qui suit une ancienne coiffeuse chaleureuse, devenue voyante.
En train de regarder «Mama Medium». Qui l'a vue? Je l'aime!
«Je n'ai jamais vérifié ses compétences, reconnaît-il sans détour. J'ai même vendu l'émission à la chaîne avant de la rencontrer en personne! En réalité, ce qui compte avec ces shows, c'est avant tout la personnalité du médium, que le public le trouve sympa et puisse s'identifier.»
Irresponsable? Le quinqua de Los Angeles n'en est pas à son coup d'essai. Au début des années 2000, il fut l'un des producteurs de «The Apprentice», l'émission qui popularisa dans les foyers américains les méthodes d'un certain Donald Trump.