«Un soir, je sors d’une répétition assez intense et mon prof de musique me propose de boire un verre. J’ai 25 ans, lui 45. Il m'emmène dans un lieu qu'il aime bien, non loin de chez lui. Puis d’un coup, c’est palpable, je sens que le fond de l’air a changé. Il m'adresse des sourires. Entrecoupés de silences. Ah, là, me dis-je, notre verre s’est transformé en date. Une vague de malaise m’envahit. Je lui annonce que j'ai assez bu en me sentant obligée de préciser que je suis fatiguée, que j’ai faim. “On peut aller chez moi. J'ai de la ratatouille”, propose-t-il immédiatement.
Sourire figé, je le remercie en déclinant la proposition –je suis bien élevée. Il ne semble pas m’entendre et renchérit: “Je sais bien faire la cuisine, tu sais.” Je ris –par politesse encore– et décline une seconde fois, espérant qu’il comprenne mon refus. L’alcool ingéré trop rapidement m’empêche d’être aussi ferme que je le souhaiterais. “Tu sais, si tu es fatiguée et que tu habites loin, tu peux dormir chez moi, il y a aucun soucis. Il y a un canapé.” Nouvelle tentative balbutiante pour décliner la proposition. Il répète encore que je peux dormir sur son canapé. Je finis par me lever en bâillant ostensiblement. Je lui annonce que je vais régler mon verre. Il refuse. L'homme m'accompagne ensuite jusqu'à la bouche de métro où il me demande pour la cinquième fois si je suis sûre de vouloir rentrer chez moi. Je décline et dévale en courant les escaliers.
Dans les souterrains du métro, je tremble. De peur, d’émotion, de soulagement. J’ai échappé de peu à cette emprise, à cette trappe qui tentait de se refermer sur moi.
“Pourquoi en faire une telle histoire, il ne s’est rien passé?” Justement, il ne s’est rien passé. Cette fois. Car je ne connais que trop ce scénario où un homme réussit, après beaucoup d’insistance, à me conduire chez lui en estimant que je lui dois une faveur sexuelle d’autant plus difficile à éviter que je n’ai pas d’autre endroit où dormir que dans son lit. Ces moments font partie des pires instants de ma vie et personne ne m’y a préparée, encore moins à leur récurrence.»
Pourquoi une femme ne parvient pas à dire non
Ce récit d’Inès est à l'origine de cet article. Nous sommes deux jeunes femmes de 27 ans et nous nous posons régulièrement cette question: pourquoi un homme se sent-il légitime quand il réitère plus de cinq fois la même proposition? Pourquoi n'entend-il pas les désirs et les besoins de la personne qu’il a en face de lui? Pourquoi le «non» exprimé par la femme n’a, de toute évidence, pas plus de légitimité que de valeur à ses yeux? Pourquoi nous sourions et prenons soin d’arrondir les angles quand nous leur opposons un refus? Parce qu'on nous a appris à avoir peur des hommes? À ne jamais aller au conflit? Parce que nous avons des difficultés à nous exprimer de façon directe? Parce que nous avons tendance à utiliser des modalisateurs («peut-être», «j’hésite à», «sans doute») en rajoutant des «excuse-moi» et des «s’il te plait» angoissés plutôt que de produire un discours direct et tranché? Parce que nos réactions sont le fruit d’un conditionnement genré?
Notre «non» assertif n’est déjà ni encouragé ni bien vu (une femme se doit d'être douce et conciliante). Mais, quand on parvient à l’exprimer, certains hommes n’en tiennent même pas compte –ce qui leur donne une marge stratégique d’insistance avant que la fille ne se cabre ou s’énerve franchement.
On voudrait d’ailleurs nous faire croire qu’une femme qui dit non veut en fait dire «peut-être». Surtout, on observe une difficulté structurelle à se refuser au désir du mâle, ce fameux «droit de cuissage». «Quoi tu me laisses dans cet état après m’avoir chauffé? Salope!»: quelle femme désirante oserait adresser ce genre de remarque à un homme qui lui plaît?
Au fil de nombreuses conversations et de partages d’expériences, nous avons appelé ce phénomène la culture de l’insistance. La culture de l’insistance est l’antichambre de la culture du viol dont notre société prend progressivement conscience depuis l’affaire Weinstein.
Le mécanisme est le suivant: un homme fait une proposition ou envoie un signal d’ordre sexuel, la femme refuse, l’homme re-propose, la femme refuse à nouveau. Le schéma peut se reproduire pendant un temps assez long. Parfois, elle finit par céder, par lassitude, par peur, par crainte ou bien elle se sent obligée. Dans le meilleur des cas son refus finit par être accepté (parfois avec mauvaise grâce ou culpabilisation) ou bien celle-ci doit tout bonnement prendre les jambes à son cou afin de se préserver. Cette difficulté pour la femme d’opposer son désir à celui d'autrui est très justement analysée dans le livre de Noémie Renard En finir avec la culture du viol. L’autrice y aborde le rôle de «la différence d’assertivité» entre les sexes. Des études montrent en effet que les petites filles ont plus de mal que les garçons à être assertives dès l’enfance. Les filles sont en effet éduquées à plaire, à séduire et donc à arrondir les angles pour ne pas contrarier l’autorité et le désir des hommes.
Pour mieux comprendre ce modèle de l’insistance et d’abdication induit par le viriarcat, il faut faire un tour du côté des grands récits qui ont bercé nos enfances pour voir ce qui se joue du côté masculin et du côté féminin.
Méfaits du modèle prince versus belle endormie
Il était une fois une jolie princesse enfermée dans la plus haute tour d’un donjon / endormie pour cent ans au cœur d’une forêt hostile / gardée par un dragon ou une belle-mère acariâtre (rayer la mention inutile). Cette princesse n’attend qu’une chose, être délivrée de son mortel ennui, de l’insipide vacuité de son existence par l’amour d’un homme conquérant. Plongée dans une attente rêveuse, n’osant rien par elle-même, elle se pare, se mire et soigne son intérieur en observant timidement, du haut sa fenêtre, le dehors inconnu dont elle doit à tout prix être protégée.
Il était une fois un jeune et beau prince, fin bretteur, rompu aux exercices du corps et de l’esprit, doté d’un cheval puissant et fougueux lui permettant de parcourir sans peine d’incroyables distances. On lui indique la présence de cette jeune fille séquestrée et son sang ne fait qu’un tour: la sauver! Sans plus attendre il se lance à l’assaut des épreuves disséminées sur son chemin et, une fois la forêt pleine de lianes traversée, le dragon vaincu, il dépose sur les lèvres de la belle endormie un baiser qui l’éveille de sa léthargie.
Le fait que les enfants occidentaux soient bercés par une mythologie encourageant l’homme à persévérer dans la séduction et la femme à se sentir sauvée de sa fade et passive présence au monde quand un homme s’intéresse enfin à elle n’a rien d’anodin quand il s’agit d’observer à la loupe les relations sexo-affectives contemporaines. «Les représentations du genre n’ont pas changé, souligne Valérie Rey-Robert autrice de Une culture du viol à la française. Les femmes sont éduquées à la passivité, à ne surtout pas se présenter en tant que sujet sexuel animées par des désirs, sinon elles sont qualifiées de pute ou de salope.»
De plus, la question du consentement ou de la coercition n’est jamais abordée dans les contes de fées à la Disney dont notre génération de presque trentenaires chante encore par cœur les mélodies sirupeuses. L’amour du prince pour la belle est immédiat et cette dernière tombe amoureuse littéralement «les yeux fermés» d’une figure mâle qui la touche, l’embrasse –la viole symboliquement, donc– dans son sommeil.
«Il est évident que le langage, les représentations culturelles, absolument tout autour de nous fait qu’on perdure dans ces représentations de séduction où la femme reste passive. C’est pour cela qu’il faut en changer et poser la femme comme un sujet sexuel et non plus comme un objet», ajoute Valérie Rey-Robert qui préfère quant à elle parler de «culture de la coercition» plutôt que de l’insistance.
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Insistance et «sexual compliance»: la zone grise
«Un ancien amant me propose, cinq ans après, de boire un café. J’accepte tout en me disant que je ne souhaite pas qu’il se passe quelque chose. Tout au long de la soirée, je manifeste mon peu d'intérêt à son égard mais je ne parviens pas à décliner de façon directe ses propositions péremptoires –un verre, un second verre, un diner– jusqu’à ce qu’il s’invite littéralement chez moi, me prenant au dépourvu. Il est tard, un sourire absurde de politesse est vissé sur mes lèvres et je n’ose plus lui dire de s’en aller. Je me dis que je vais devoir passer à la casserole. Il m’embrasse et nous finissons par avoir un rapport sexuel dont je n’ai aucune envie. À sa demande, j’accepte de prendre une position qu’il m’indique comme sa préférée pour jouir. Je me retrouve les fesses en l’air –le visage contre l’oreiller, tandis qu’il se frotte contre moi– en me demandant comment j’ai fait pour en arriver là. Au désespoir, je cambre encore mes fesses pour l’exciter davantage, je n’ai qu’un seul souhait: qu’il en finisse le plus vite possible. Le lendemain, je me lave longuement, écœurée par ces images que j’enfouis au fond de moi.» Astrid*, 27 ans.
Au cours du processus qui conduit au rapport sexuel, l’insistance et la mise sous pression peuvent avoir lieu à toutes les étapes et a lieu d’affaiblir la victime: insistance au moment du rendez-vous, lors du premier baiser, lors de la proposition de venir dormir chez l’un·e ou l’autre, lors d’un rapprochement physique, sexuel. On entre alors dans la fameuse «zone grise» où le consentement appartient au non-dit.
«Le “non” féminin est ressenti comme une extrême violence par les hommes.»
Les femmes qui subissent l’insistance d’un homme peuvent finir par céder, et pour cause. Parce qu’il n’est déjà pas agréable de dire non, mais quand en plus il faut se répéter deux, quatre ou dix fois c’est encore plus pénible. Si l’on ajoute les problèmes d’assertivité, la stratégie de l’insistance est offensive et elle a toutes les chances de réussir pour un homme. Une étude américaine démontre l'asymétrie réelle qiu régit les rapports hétérosexuels. Les femmes ont tendance à se plier au désir et aux injonctions de leur partenaire (d’un soir ou de toujours) et ont des rapports sexuels sans désir quitte à ressentir de la douleur: bienvenue en «sexual compliance», un terme issu d’une étude américaine repris par Noémie Renard dans son ouvrage et qu’on pourrait traduire par «obéissance sexuelle». Les femmes se soumettent à un rapport pour préserver une relation, par peur d’être violentée, rejetée, etc.
«Il ne faut pas oublier que les femmes sont élevées dans la peur des hommes –et pour cause, une femme qui dit non à un homme peut être victime de violence comme on le constate régulièrement dans l’actualité, précise Valérie Rey-Robert. De plus, comme le montre une étude que je cite dans mon ouvrage, les hommes ne sont pas prêts à entendre le «non» féminin. C’est d’une extrême violence pour eux. Quand on les interroge sur les effets qu'a sur eux le refus féminin en matière de sexualité, ils répondent: “De la colère.” Il n’y a pas longtemps, un homme m’a indiqué par mail qu’il avait des envies de suicide quand une femme lui dit non. Il faut avoir conscience de tout ça et comprendre ce qu’est réellement le viol. Un homme qui viole une femme qui s'est ravisée après avoir dit oui, cela constitue un viol et beaucoup de gens n’en n’ont pas conscience ou ne veulent pas en avoir conscience.»
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Apprendre à verbaliser
«Comment savoir si ma partenaire d’un soir est consentante? J’ai pourtant l’impression d’être à l’écoute de son corps et des signes qu’elle m’envoie, nous demandait un ami hétéro et féministe. Est-ce que je dois carrément lui demander? Mais ce n’est pas très sexy, j’aurais peur de casser le truc…»
Réponse de Valérie Rey-Robert: «Il faut faire évoluer nos représentations en la matière et formuler les choses de façon explicite. Un “Oui, j’ai envie” peut d’ailleurs devenir très excitant.»
Quelques pistes pour venir à bout de ces habitudes bien ancrées? Pour les hommes, s'assurer que leur partenaire est d’accord pour prendre un dernier verre, poser la main sur leur cuisse, la mettre dans leur culotte, susciter un rapport comprenant une pénétration, respecter le refus, ne pas culpabiliser. Ce n’est pas parce que vous vous êtes embrassés et caressés le dos que votre partenaire a commandé le menu entier. Small is beautiful.
Apprendre à dire non n’est pas la fin du monde. Ce qui l'est, en revanche, c'est le traumatisme sexuel qui peut hanter durablement.
Être à l’écoute des signes corporels peut ne pas être suffisant. Il ne faut pas hésiter à demander et redemander si un doute subsiste. Laissez l’espace aux femmes pour manifester leur désir. Nous sommes si peu habituées à l’exprimer que nous avons rarement l’occasion d’inverser la tendance. Écouter aussi les expressions détournées d’une femme qui pourrait se sentir oppressée par une manœuvre insistante est fondamental. Un silence, un hochement de tête n’est pas une réponse claire. Il faut prendre son temps pour saisir l’envie et les limites de l’autre. Les bénéfices à long terme seront décuplés et les dommages collatéraux évités.
Du côté des femmes, apprendre à verbaliser, à exprimer leurs désirs. Apprendre à dire non. À partir. À vexer. Ce n’est pas la fin du monde. Ce qui l'est, en revanche, c'est le traumatisme sexuel qui peut hanter durablement. Apprendre à être claire et tranchante, à faire face au conflit. Encourager leur partenaire à explorer une seuxalité qui passe par un véritable plaisir.
Demander, écouter, partager, verbaliser. Et ne jamais réitérer une demande si elle refusée.
Certes, il n’est pas forcément sexy de lutter contre l’insistance, certains souligneront la «contractualisation des rapports», que cela rend Baisers Volés de Truffaut moins énivrant ou Les Liaisons dangereuses moins palpitantes. Mais une agression sexuelle, un rapport non-consenti ou un viol n’est jamais glamour.
Car rien ne nous empêche, évidemment, de continuer à dire oui. Oui aux nuits passées à s’embrasser jusqu’à plus soif, aux soirées à faire l’amour avec l’oreille si ça nous chante. Oui au plaisir partagé et au respect mutuel, aux orgasmes intenses et multiples, aux jeux de rôles qui s’inversent, à la diversité des corps et des plaisirs. Oui aux hommes qui acceptent d’être pénétrés pour découvrir des plaisirs nouveaux, aux couples qui jouissent l’un après l’autre sans différenciation, oui à l’extension de la carte du territoire des plaisirs au-delà des organes reproducteurs et de la sexualité phallocentrée.
*Le prénom a été changé.