Économie

Total: les éléments d'un conflit à haut risque

Temps de lecture : 4 min

Le bras de fer entre les salariés et la direction est hautement stratégique, sur fond d'élections régionales.

Les salariés de la raffinerie des Flandres, à Dunkerque, ne veulent pas être les victimes d'une politique de réorganisation de Total qui, en deux ans, a affiché quelque 22 milliards d'euros de bénéfices. Alors que les salariés réclament le maintien des activités de raffinage, la direction du groupe pétrolier parle de non fermeture du site industriel, de créer un site de stockage sur le site, et de proposer à tous les salariés un autre emploi dans le groupe. Malgré les réunions dimanche 21 février entre les syndicats et la direction du groupe d'une part et le PDG de Total avec le ministre de l'Industrie Christian Estrosi d'autre part, la situation est bloquée et menace de devenir un conflit social à haut risque politique et économique.

Quelles conséquences dans les urnes

Les élections régionales composent la toile de fond évidente de ce bras de fer qui se durcit entre les salariés des raffineries de Total et la direction. La direction du groupe elle-même les ont prises en compte en décidant, le 1er février, de reporter sa décision à la fin du premier semestre - après les régionales et juste avant les premiers départs en vacance d'été - rendant plus difficile une grève de grande ampleur qui deviendrait vite très impopulaire.

Les salariés des raffineries de Total n'ont pas voulu entrer dans ce calendrier qui, politiquement, leur ôte des marges de manœuvre. En se radicalisant, et éventuellement en asséchant les pompes à essence du pays, les grévistes comptent que le gouvernement accentuera sa pression sur la direction du pétrolier pour maintenir l'outil de raffinage en France- notamment à Dunkerque - et prendra des engagements clairs.

Certes, Total est un groupe privé. Mais dans un secteur aussi stratégique que l'énergie, l'Etat ne peut se désintéresser des conditions d'approvisionnement du marché, et l'entreprise ne peut ignorer les contraintes d'un gouvernement pour fluidifier le fonctionnement de l'économie. Les grévistes misent sur le fait que, en période électorale, le gouvernement ne peut se permettre de laisser pourrir la situation. Au risque, s'il ne le faisait pas, de voir une partie du corps électoral le sanctionner pour sa passivité - voire son impuissance, faisant ainsi le jeu de l'opposition.

Mais le scénario est à double tranchant pour l'opposition, dans la mesure où une autre partie du corps électoral ne manquera pas de reprocher aux syndicats leur radicalisation du mouvement, et une éventuelle paralysie de l'économie qui annihilerait les efforts réalisés par la collectivité pour sortir de la crise. Tout cela alors que la direction de Total insiste sur le reclassement des 360 salariés concernés - pas ceux des sous-traitants, toutefois, au nombre de 400 environs. La gêne occasionnée par l'arrêt des raffineries pourrait ainsi finir de braquer des électeurs automobilistes contre le mouvement, incités en cela à se radicaliser eux-mêmes contre l'action syndicale, et contre la gauche qui la soutient.

Une demande plutôt en baisse

Le marché français des produits pétroliers a tendance à se stabiliser, voire à diminuer. Depuis 1994, suite à la croissance du transport routier et à la proportion croissance des voitures diesel (trois voitures neuves sur quatre aujourd'hui), la demande française en diesel ne cesse de progresser, alors que celle de supercarburants connaît une forte diminution. Conséquence, la France est obligée d'importer massivement du gazole pour répondre à la demande nationale. A l'inverse, la production de supercarburants étant excédentaire, la France exporte son essence. Toutefois, on assiste à une inflexion générale de la consommation. De 13,8 millions de tonnes en 2000, la consommation de supercarburants en France est tombée à 9,1 millions de tonnes en 2008. Le gazole, dont la consommation a progressé de 27,4 millions de tonnes en 2000 à 33 millions de tonnes en 2007, a ensuite reculé 500.000 tonnes en 2008 et la tendance s'est poursuivie en 2009.

Cette baisse des consommations est à l'ordre du jour: dispositions pour freiner la progression du transport routier (suite au Grenelle de l'environnement; introduction d'une fiscalité «verte» pour inciter à l'utilisation de voitures moins polluantes, et donc moins consommatrices de carburant; promotion des technologies moins consommatrices d'énergie (voitures électriques, qui pourront représenter 10% du parc dans quelques années). En plus, sur un marché aussi mature que la France, le parc automobile (37,2 millions de voitures en 2009) n'enregistre plus que 0,5% de croissance annuelle, contre plus de 2% à la fin du XXe siècle. Enfin, en matière de chauffage individuel, les systèmes concurrents du fuel domestique sont de plus en plus nombreux et efficaces. La lutte contre les émissions de CO2 a forcément des conséquences sur la consommation de produits pétroliers; Total en tire les conclusions alors que d'autres pays - en Europe centrale et orientale, au Moyen Orient et en Asie - offrent des opportunités de croissance plus importantes.

Les pays producteurs veulent le raffinage «à la source»

L'économie du pétrole est bouleversée, et les pays producteurs de pétroliers imposent de nouvelles relations aux compagnies étrangères qui opèrent sur leur territoire. Le prix du baril s'est durablement envolé: même s'il a baissé par rapport au pic de 146 dollars en juillet 2008 pour passer sous les 40 dollars à la fin de la même année, il est revenu aujourd'hui à 80 dollars, soit environ deux fois plus qu'à la fin 2004.

Les pays producteurs étant soucieux de ne pas tarir leurs ressources, ils régulent l'offre en fonction de la demande pour maintenir des prix élevés. Cette évolution ne sera pas réversible. Et ils demandent aux pétroliers de ne plus se limiter à siphonner leur sous-sol, mais également de produire sur place des services à valeur ajoutée pour contribuer au développement des économies locales.

Le «raffinage à la source», c'est-à-dire dans les pays où s'opère l'extraction, fait partie de ces activités. Concrètement, l'avenir n'est pas au transport de pétrole brut pour qu'il soit raffiné sur les lieux de consommation, mais au transport de produits raffinés à partir des lieux de production sur les marchés de consommation en fonction de la demande. Certes, ne serait-ce que pour des questions stratégiques, il ne saurait être question de fermer l'ensemble du raffinage en France, ou en Europe. Total, en voulant fermer la raffinerie des Flandres, vise surtout à une adaptation de ses capacités. Ainsi s'opère, dans la nouvelle donne mondiale qui caractérise l'économie du pétrole, une concurrence entre raffineries, quelles soient françaises ou européennes.

Gilles Bridier

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Image de une: Manifestation de salariés Total devant le siège social de l'entreprise à la Défense, 1er février 2010, REUTERS/Benoit Tessier

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