Conrad Gessner, un scientifique suisse de renom, a sans doute été le premier à s'inquiéter des répercussions négatives d'un trop-plein d'informations. Dans un ouvrage de référence, Gessner décrivait un monde moderne submergé de données, une situation à la fois «déroutante et néfaste». Aujourd'hui, les médias s'en font l'écho à coups de rapports sur les risques sans précédent d'un environnement virtuel continuellement «branché». Il est cependant intéressant de préciser que Gessner n'a jamais envoyé un e-mail de sa vie, et n'y connaissait absolument rien en informatique. Non pas qu'il fut technophobe, simplement, il mourut en 1565. Les inquiétudes qu'il formulait alors concernaient le déluge d'informations qu'avait déclenché à l'époque l'invention de l'imprimerie.
L'homme craint le trop-plein d'informations depuis toujours, et chaque génération essaie d'imaginer les conséquences que pourrait avoir la technologie sur nos esprits et nos cerveaux. D'un point de vue historique, ce qui est frappant, ce n'est pas l'évolution de ces préoccupations sociales, mais au contraire leurs similitudes d'un siècle à l'autre, au point où lorsque ce discours refait inéluctablement surface, seule sa forme a changé, mais le fond est resté le même.
Tout cela remonte aux débuts de l'alphabétisation. Tout comme on s'inquiète aujourd'hui pour nos enfants qui passent trop de temps devant leur ordinateur, Socrate mettait ses contemporains en garde contre les dangers de l'écriture, qui ne «produira que l'oubli dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire». Et comme les enfants étaient, selon lui, incapables de distinguer le rêve de la réalité, il recommandait aux parents de leur enseigner uniquement de saines allégories plutôt que des fables mensongères — leur développement mental était en jeu. Depuis, l'écho de cet avertissement socratique revient régulièrement à nos oreilles: l'ancienne génération nous met en garde contre les nouvelles technologies et déplore une société qui abandonne petit à petit ces médias «sains» avec lesquels eux ont grandi, ignorant vraisemblablement qu'à l'époque, on les considérait comme dangereux.
L'école, c'est trop dangereux
Les premières craintes de Gessner sont apparues peu après qu'il s'est mis en tête de dresser la liste de tous les ouvrages disponibles au 16e siècle — une liste publiée ensuite sous le nom de Bibliotheca Universalis. Au 18e siècle, la multiplication des journaux souleva le même genre d'inquiétudes, et en France, Malesherbes s'insurgeait contre cette nouvelle mode de s'informer en lisant les nouvelles, soutenant que cette pratique menait à l'isolement social et mettait en péril les bienfaits spirituels que permettait l'instruction à l'église. Cent ans plus tard, alors que l'alphabétisation était devenue indispensable et que l'on construisait des écoles un peu partout, ce fût au tour de l'éducation, soi-disant contre nature et dangereuse pour la santé mentale, d'être répudiée. Un article de 1883 paru dans le journal médical le Sanitarian, affirmait que les écoles «épuisent le cerveau ainsi que le système nerveux des enfants avec des études trop complexes, et ruinent leur corps en les gardant enfermés trop longtemps.» A la même époque, les médecins pensaient que des études trop longues et trop compliquées étaient une des causes principales de la folie.
L'arrivée des premières radios a vu naître une nouvelle crainte: on accusait la technologie sans-fil de détourner les enfants de la lecture et de diminuer leurs performances scolaires, des activités qui étaient alors considérées à nouveau comme saines et convenables. En 1936, le magazine musical Gramophone signalait que les enfants avaient maintenant «pris l'habitude de partager leur attention entre la routine quotidienne de leurs devoirs et l'irrésistible émoi provoqué par le haut-parleur», et que les programmes radiophoniques déréglaient l'équilibre de leurs esprits facilement excités. La télévision non plus n'a pas échappé à la chasse aux sorcières: Elle Wartella, historienne des médias, note que «ses détracteurs étaient inquiets de la façon dont la télévision pourrait mettre en péril la radio, la conversation, la lecture, et le modèle familial de l'époque, et aboutir à une vulgarisation accrue de la culture américaine».
A la fin du XXe siècle, nous avons assisté à la démocratisation de l'ordinateur personnel, Internet était devenu un phénomène mondial, et la presse diffusait largement des inquiétudes similaires: CNN signalait que «L'e-mail ''est plus dangereux pour le Q.I. que le cannabis''», le Telegraph que «Twitter et Facebook nuiraient aux valeurs morales», que «La génération Facebook et Myspace est ''incapable de tisser un lien social''», et le Daily Mail publiait un papier intitulé «Facebook augmenterait les risques de cancer». Bien sûr, ces articles n'ont pas la moindre preuve pour étayer ce qu'ils avancent, mais ils font le tour du monde parce qu'ils sont l'écho de nos angoisses récurrentes vis-à-vis des nouvelles technologies.
Aucune preuve à ce jour
Mais toutes ces inquiétudes ont aussi fait l'objet d'articles de fond pour des publications plus sérieuses: dans un article de The Atlantic intitulé «Google rend-il stupide?», Nicolas Carr affirme qu'Internet diminue notre attention et dégrade notre capacité à raisonner; selon l'article «Attention: surcharge cérébrale» publié dans le Times londonien, la technologie détériore notre empathie; et dans le New York Times, «L'appât de l'information: une véritable dépendance?» s'interroge sur une possible relation entre les nouvelles technologies et le trouble déficitaire de l'attention. Tous ces articles ont un point commun: aucun ne fait référence à de vraies recherches sur la façon dont les nouvelles technologies affectent notre esprit et notre cerveau. Ils donnent la parole à des gens qui croient n'être plus capables de se concentrer, interrogent des scientifiques qui mènent des travaux dans des domaines parallèles, et c'est tout. Imaginez qu'on parle de la situation en Afghanistan de la même manière. On écrirait 4,000 mots qu'on publierait dans un journal important, mais sans jamais mentionner aucun fait pertinent à propos de la guerre. A la place, on fonderait notre thèse sur les opinions recueillies auprès de nos amis ou de ce type qui fait des kebabs en bas de la rue. Il est turc, donc c'est presque pareil, non?
Pourtant, de nombreuses recherches abordent directement ces questions. Et à ce jour, il n'existe aucune preuve suggérant qu'Internet entraîne des troubles mentaux. La seule chose que toutes ces études ont réussi à prouver, c'est que les gens qui utilisent les services de réseaux sociaux ont tendance à mener une vie sociale hors-ligne plus satisfaisante, et que ceux qui passent du temps à jouer sur leur ordinateur sont meilleurs que les non-joueurs lorsqu'il s'agit d'absorber et de réagir à des informations avec précision et sans montrer plus d'impulsivité. En revanche, les résultats de plusieurs années de recherches suggèrent que la surconsommation de télévision semble avoir un effet négatif sur notre santé et notre capacité de concentration. On n'entend presque jamais parler de ces études-là parce que la télé c'est un peu ringard, que nos peurs ont besoin de se fixer sur des technologies bien plus récentes, et que de toute façon, même si on a la preuve que quelque chose est sans danger, ça ne sera jamais aussi vendeur que les gros titres racoleurs des médias
L'écrivain Douglas Adams s'est intéressé à la façon dont nous percevons la technologie: ce qui existait déjà quand nous sommes nés nous semble normal, on se jette sur tout ce qui apparaît avant nos 35 ans, et on se méfie de tout ce qui est inventé après. Je ne dis pas que les nouveaux médias sont complètement inoffensifs, et je crois qu'il devrait y avoir un vrai débat sur la façon dont l'évolution technologique affecte à la fois nos corps et nos esprits. Mais ces effets-là, de toute façon, on ne les prendra jamais au sérieux, parce qu'on a toujours laissé nos peurs biaiser notre jugement. Tous ces débats d'il y a quelques siècles, l'école engourdit-elle le cerveau, les journaux dégradent-ils le tissu social, nous semblent un peu bizarres maintenant, mais nos enfants ressentiront sans doute la même chose à propos des peurs que l'on manifeste aujourd'hui. Et il ne faudra pas bien longtemps avant que le cycle ne recommence.
Vaughan Bell. Traduit par Nora Bouazzouni
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