Doucement, un charme opère. Cela tient à l’actrice principale, Barbara Lennie, comme à l’attention aux lieux, aux objets, à l’atmosphère. Entre cette jeune femme venue de la ville et les habitant·es de ce village isolé, écrasé de soleil, tout de suite des flux circulent. Le film vient à peine de comencer.
Ensuite, le drame se noue, comme on dit. Petra s’est inscrite en résidence auprès de Jaume, le grand sculpteur de renommée mondiale qui vit là. Elle fréquente son fils Lucas, sa femme, son assistant et sa femme qui tient la maison, leur fils. Parfois le maître apparaît, lâche un commentaire lapidaire et provocant. Au village, le travail manque.
Se développe, par fragments, tout un réseau de séductions, de manipulations, de défiances et d’attractions. Dans la montagne alentour, les animaux. Et puis le ciel.
Il y a un secret, des non-dits, des tabous. Il y a de la douleur et une sorte de folie. Plusieurs sortes peut-être.
Puis le film saute en avant, le temps a passé, les personnages ont changé de place, de métier, de manière d’être… Ce qui n’a pas changé est la justesse du tempo et la précision tendue des affects qui circulent entre les personnages –et entre l’écran et l'audience.
Secrets de famille
Le sixième film d’un des meilleurs cinéastes européens de sa génération, le trop peu reconnu en France Jaime Rosales, conte une histoire de secrets de famille, d’emprises psychologiques, de désirs refoulés ou dévoyés.
Mais c’est surtout la manifestation très forte, et en apparence très simple, des pouvoirs du cinéma, avec en particulier un sens de l’image qui doit beaucoup à l’exceptionnelle directrice de la photo qu’est Hélène Louvart.
Plus encore que le choix du tournage sur pellicule, qui donne aux êtres et aux choses une présence matérielle et charnelle, sa contribution donne toute sa richesse au parti pris du plan-séquence en caméra portée, qui fait de la mise en scène une sorte d’affut permanent.
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À l'écoute, à l'affût
Les plans aux lents mouvements semblent à l’écoute de ce qui vibre dans l’air de la scène, de ce qui s’y joue au-delà des mots et des gestes de chacun·e.
Parfois, le cadre ne montre pas «l’action» (qui éventuellement se déroule sur la bande-son) mais un peu du monde alentour, son environnement –et cette «action» en devient plus riche de sens, d’être à la fois imaginée et inscrite dans un espace plus vaste.
Parfois, comme lors d’une des scènes les plus brutales, celle-ci se produit tout à fait hors champ et, comme Rosales l’avait déjà expérimenté à propos de la violence politique dans Un tir dans la tête, elle n’en est que plus impressionnante.
Jaume (Joan Botey), figure dominatrice de père et de maître. | Capture d'écran de la bande-annonce
La cruauté des rapports humains, la violence émotionnelle et sociale des relations, les forces obscures qui mobilisent ou qui entravent les protagonistes sont à peine décrites, rarement formulées. Elles sont rendues perceptibles par une façon de filmer tout entière construite sur les vibrations, l’implicite des gestes, des tonalités de voix, des silences.
Petra est un drame, et même, dans ses ressources narratives, un drame assez classique, avec une forte dimension mythologique –et une certaine ironie. Mais si, de bout en bout, le film touche, c’est grâce à une mise en scène qui, tout en accompagnant de manière d’ailleurs très lisible les péripéties (amours, vengeance, trahison, meurtre, révélations…), ne cesse d’ouvrir des espaces pour chaque spectateur, au-delà du cas particulier des protagonistes.
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Au-delà du suspens
Le scénario apparaît dès lors comme autre chose que ce qu’il semble être, l’histoire d’une jeune femme en quête d’un père inconnu, d’un vieil homme puissant et égocentrique, d’un amour bâti sur un mélange de désir et de malentendu. L'histoire, aussi, de plusieurs révoltes vécues de diverses façons par des gens aux personnalités différentes, d’une humiation et d’un mensonge affectant la demi-douzaine de personnages autour desquels le film se construit.
Il s’agit en effet moins d’un récit que de l’activation d’un ensemble de situations, distribuées en chapitres dont chacun recèle ce qui pourraient suffire à tout un film.
Que ces chapitres ne soient pas dans l’ordre chronologique aide à faire comprendre qu’il s’agit moins ici d’imposer une machine narrative que de mobiliser des émotions, des rapports de forces, des flux de relations riches de sens. Ces rapports et ces flux s’incarnent dans ces êtres nommés Petra, Jaume, Lucas, Marisa, Pau..., mais ils sont loin de ne concerner qu’eux. De même les têtes de chapitres, qui énoncent ce qui va se produire durant les scènes à venir. Avec beaucoup de finesse et un certain humour, ces dévoilements assumés en augmentent la force en réduisant le côté anecdotique, la forme la plus superficielle de suspens.
Ainsi Jaime Rosales compose avec toutes les ressources de la mise en scène (écriture, image, son, montage) une proposition de cinéma qui à la fois tient les promesses d’intensité dramatique, et les dépasse.
Mais voilà, ce film sans stars internationales ni effets spéciaux spectaculaires sort moins d’une semaine avant le début du festival de Cannes. Il est à craindre qu’il ne bénéficie pas du dixième de l’attention qu’il mérite pourtant. Hélas pour lui, hélas aussi pour tous ceux qui n’auront pas le bonheur de le rencontrer.
Petra
de Jaime Rosales, avec Barbara Lennie, Alex Brendemühl, Joan Botey, Marisa Paredes, Oriol Pla.
Durée: 1h47. Sortie le 8 mai 2019.