Ce sont trois classeurs reliés de cuir qui façonnent la face du monde –enfin celle du monde de Vladimir Poutine. Tous les matins, après avoir nagé et fait ses exercices, le président russe commence sa journée de travail en compulsant trois briefings: le Service fédéral de la sécurité (FSB) lui fournit une analyse de l'état du pays; le Service des renseignements extérieurs (SVR) lui donne un aperçu de la situation mondiale et le Service fédéral de protection (FSO), sa garde personnelle, y ajoute un résumé des activités de l'élite russe.
Le fait qu'un chef d'État reçoive des briefings matinaux n'a rien d'inhabituel. Aux États-Unis, par exemple, le daily brief du président permet la transmission continue de renseignements cruciaux dans le bureau Ovale.
Mais le processus russe comporte plusieurs aspects qui lui sont propres et qui, pris dans leur ensemble, laissent penser que le gouvernement de Poutine est en train de passer d'une autocratie à ce que l'on pourrait qualifier de mouchardocratie, c'est-à-dire une forme de gouvernement dirigé par les agents des services de renseignement. Et ce que cela implique est préoccupant tant pour la Russie que pour le reste du monde.
Fan plutôt que vétéran chevronné
On fait grand cas de la carrière de Poutine au KGB, l'agence de sécurité de l'époque soviétique, puis de son passage pendant treize mois à la direction du FSB, en 1998 et 1999. Pourtant, tout indique que Poutine a été un officier supérieur médiocre et un directeur loin d'être inoubliable.
Au cours de ses seize ans au KGB, sa principale affectation a été en Allemagne de l'Est, où il a passé son temps à compiler des rapports et à rassembler des coupures de presse que d'autres examinaient; il ne s'est engagé dans aucune mission à l'Ouest, n'a pas été récompensé et n'a eu aucune responsabilité de commandement.
Poutine a passé l'essentiel des années qui ont suivi l'effondrement de l'Union soviétique à travailler au conseil municipal de Saint-Pétersbourg, où il devint adjoint au maire. Après sept années éloigné du monde du renseignement, où il avait échoué à grimper les échelons, il a été nommé à la tête du FSB pour des raisons principalement politiques.
Le président Boris Eltsine voulait quelqu'un qu'il pensait loyal, fiable et qui ne rechignerait pas à couvrir les méfaits et autres peccadilles de ses patrons –qualités dont Poutine était apparemment pourvu. Selon un ancien haut fonctionnaire du service, il «ne connaissait pas les gens autour de lui, ni ne savait comment fonctionnait le service à ce niveau».
Poutine reste un amateur en matière de renseignement. Plutôt qu'un vétéran chevronné de ce que les Russes appellent les services spéciaux, il est en réalité leur plus grand fan.
Le président russe a recruté dans son cercle rapproché des vieux de la vieille du monde de l'espionnage: son ancien ministre de la Défense Sergueï Ivanov (ex-KGB), son vice-premier ministre Dmitri Kozak (ancien du GRU, la direction des renseignements de l'armée) et des oligarques comme le président de la société d'État Rosneft Igor Setchine (qui a la réputation d'être également un ancien du GRU) et Nikolaï Patrouchev, actuel secrétaire du Conseil de sécurité de Poutine, soit ce qui se rapproche le plus d'un conseiller à la sécurité nationale dans le système russe. À côté de Patrouchev, ancien directeur du FSB lui aussi, Poutine passerait presque pour un pacifiste: il a indiqué être convaincu que les États-Unis voulaient démembrer la Russie.
Nikolaï Patrouchev et Vladimir Poutine au Kremlin, le 26 mai 2015. | AFP Photo / Pool / Sergei Karpukhin
Poutine fait ami-ami avec des membres des renseignements de haute volée parce qu'ils le renseignent sur un monde qu'il a lui-même été incapable de maîtriser; il dissimule ses failles en s'entourant d'experts.
Préoccupante compétition interne
Quant à ces derniers, ils rivalisent pour gagner ses faveurs. Ils ont compris que rien n'était plus efficace pour être respecté par Poutine que de lui dire ce qu'il avait envie d'entendre –plutôt que ce qu'il devrait savoir. Comme me l'a confié un ancien agent des renseignements russes, ils ont appris «que l'on n'apporte pas de mauvaises nouvelles à la table du tsar».
Les services spéciaux russes exercent une influence démesurée sur la vision du monde de Poutine. Selon certaines sources de l'administration présidentielle, lorsque l'Ukraine était plongée en pleine révolution d'Euromaïdan en 2013 et 2014, le SVR a prévenu que la position du président en place, Viktor Ianoukovitch, était sérieusement compromise. Le FSB a en revanche rassuré Poutine: tout était sous contrôle.
Lorsque Ianoukovitch a été obligé de s'enfuir en Russie, le SVR n'a pas été félicité pour sa clairvoyance. Il a même été sanctionné et plusieurs responsables limogés, tandis que le FSB, plus malin politiquement, esquivait ses responsabilités.
La rivalité entre les agences de renseignement pour s'attirer les bonnes grâces du patron prend souvent un tournant cannibale.
Poutine semble avoir accepté l'explication du FSB selon laquelle les renseignements occidentaux étaient derrière la révolution ukrainienne et que la faute en revenait au SVR, qui ne l'en avait pas averti.
Sans surprise, la rivalité entre les agences de renseignement russes pour s'attirer les bonnes grâces du patron prend souvent un tournant cannibale.
Contrairement au briefing quotidien du président américain, document unique compilé par le directeur des renseignements nationaux, chaque service russe briefe le président individuellement, en personne et sous forme papier.
Il n'existe pas non plus en Russie de formation telle que la Joint Intelligence Organisation du Bureau du Cabinet britannique pour synthétiser les perspectives des différentes agences et tenter de résoudre les contradictions avant qu'elles n'arrivent sous les yeux des responsables politiques.
La conséquence, c'est une spirale de renseignements politisés qui ne cesse de gagner en intensité à mesure que les agences rivalisent pour présenter les perspectives les plus attrayantes idéologiquement –et se planter des couteaux dans le dos.
La flagornerie de la communauté des renseignements russes n'a fait que s'aggraver ces dernières années. Comme tant d'autres leaders autoritaires, Poutine devient au fil du temps de moins en moins tolérant vis-à-vis des points de vue qui ne sont pas les siens et il limite son cercle à des béni-oui-oui et à des bellicistes à son image.
Ce contexte peut expliquer pourquoi le président russe n'a pas percé à jour le jeu des agents qui jouent un rôle disproportionné dans ses décisions politiques. Non qu'ils ne dominent en un quelconque domaine; Poutine reste le tsar incontestable et il est parfaitement capable de faire jouer les agences les unes contre les autres. Non, c'est plutôt qu'il les gâte et qu'il n'hésite pas à leur accorder davantage de crédit qu'à d'autres institutions destinées à l'informer et à le conseiller.
Chapelet de mauvais calculs
Autrefois, Poutine parlait personnellement à tout un éventail de hauts responsables russes et il sillonnait le pays pour éprouver lui-même les problèmes du public. Aujourd'hui, c'est à peine s'il quitte son palais pour ses bureaux du Kremlin. Et en général, il faut au moins une catastrophe, un exercice militaire ou un événement sportif pour le faire sortir de Moscou.
Cette détermination de Poutine à croire ses mouchards a conduit à tout un chapelet de mauvais calculs. Après l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, le FSB et le GRU ont prôné une guerre par procuration dans le sud-est de l'Ukraine. Ils ont assuré à Poutine que Kiev capitulerait et accepterait rapidement l'hégémonie de Moscou. Cinq ans plus tard, la Russie est toujours embourbée dans une guerre non-déclarée qui a unifié l'Ukraine et apporté de douloureuses sanctions économiques.
En 2018, quand le GRU a essayé d'empoisonner Sergueï Skripal, un ancien agent devenu espion britannique, les services de renseignement militaire et le SVR ont prédit que l'assassinat n'entraînerait que quelques tensions temporaires avec le Royaume-Uni. En réalité, cette initiative a déclenché une réaction mondiale sans précédent: vingt-neuf pays ont expulsé 153 diplomates et espions russes.
Même les réformes ratées des retraites russes à l'automne 2018, qui ont débouché sur des manifestations dans tout le pays et sur une marche arrière gênante du gouvernement, avaient fini par passer, parce que selon des sources parlementaires, le FSB était confiant: le public finirait par les accepter sans broncher.
Un ancien employé désabusé du ministère des Affaires étrangères, plutôt explicite sur l'influence des mouchards russes, explique que lorsque Poutine lit les briefings du ministère, «il s'est déjà fait une opinion basée sur ce que lui ont dit Patrouchev et les services spéciaux. Lorsque notre briefing est mis en concurrence avec une débilité paranoïaque qu'ils veulent faire avaler, il ne demande pas pourquoi ils lui donnent de fausses informations: il nous dit que c'est nous qui sommes naïfs».
À quel moment l'autocratie devient-elle mouchardocratie? Nul besoin d'usurper le pouvoir formel; il suffit que celui qui est à la tête de l'exécutif devienne dépendant d'une seule et unique communauté politiquement agissante en matière de renseignement, de conseil et de présentation des options possibles.
On peut en voir les résultats dans la Russie actuelle sous la forme des briefings des renseignements, qui sont systématiquement et délibérément formulés pour flatter les préjugés et les hypothèses paranos du président.
La Russie est dans une situation dangereuse. Sa mouchardocratie signifie que la lutte pour obtenir l'oreille, et donc l'ordre du jour du président, prévaut sur la nécessité de donner des conseils avisés. Cela empêche tout accès à des recommandations alternatives –et souvent meilleures. Mais surtout, cela conduit des acteurs politiques rationnels à prendre de mauvaises décisions.
Si le risque de conflit ouvert avec l'Occident reste mince, il vaut la peine de garder présent à l'esprit que ce n'est pas le manque de renseignements qui déclenche la plupart des guerres, mais leur mauvaise qualité.
Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.