C'était un 29 avril, il y a vingt-sept ans. Après qu'un jury a acquitté quatre policiers blancs accusés d'avoir passé à tabac Rodney King, un automobiliste noir, éclataient à South Central les émeutes les plus sanglantes et violentes que Los Angeles avait jamais connu. La rue explosait comme le bouchon d'une Cocotte-Minute, à bout d'un système corrompu, injuste et raciste.
Parce que la parole était refusée à la population afro-américaine, elle avait été prise physiquement en ce printemps 1992, avec toute la violence enragée et insensée que cela supposait: cinquante-cinq morts et 2.300 personnes blessées.
Le cinéma plutôt que la violence
Le 29 avril est également le jour où le corps de John Singleton a décidé de s'éteindre. Emporté par un AVC à 51 ans, le scénariste et réalisateur avait lui aussi voulu prendre cette parole, celle que l'on refusait aux gens de sa couleur de peau.
Lui aussi avait voulu éduquer, dire, expliquer les injustices. Mais lui, plutôt que la violence des rues, avait choisi le cinéma. «Comme François Truffaut qui disait que les films l'avaient empêché de devenir un délinquant, les films m'avaient empêché de devenir un délinquant», confiait-il.
«Quand j'étais petit, au début des années 1970, ma mère m'a emmené voir Cooley High, racontait-il à Vanity Fair. À la fin du film, Cochise se fait tuer par deux types. Et ma mère a commencé à pleurer. J'ai sept ans. J'ai regardé ma mère et je lui ai demandé pourquoi elle pleurait. Elle m'a répondu que c'était juste un bon film. Alors je me suis dit que lorsque je ferai un film, je voulais aussi faire pleurer les gens. Je voulais qu'ils ressentent quelque chose.»
Quand on est un jeune homme noir, que l'on a grandi dans ce même quartier où serait plus tard allumée l'étincelle des émeutes, un quartier rongé par la drogue et la violence des gangs depuis que le crack avait fait son apparition au milieu des années 1980, faire ressentir, cela voulait dire montrer le quotidien, les frustrations, créer de l'empathie pour une communauté victime aux États-Unis de toutes les formes d'injustice possibles –en particulier dans le type d'endroits où il avait grandi.
Il fallait probablement être un peu fou pour se lancer si tôt dans la réalisation de Boyz N The Hood, son premier film, qui retrace l'histoire de Tre, Ricky et Dough, trois adolescents vivant dans le quartier de South Central à Los Angeles.
À seulement 23 ans, Singleton n'avait réalisé que deux courts-métrages muets en 8 mm. Même des metteurs en scène très précoces comme Orson Welles (26 ans quand il réalisait Citizen Kane), Steven Soderbergh (26 ans également au moment de tourner Sexe, mensonges et vidéo) ou François Truffaut (27 ans au moment de réaliser Les Quatre cents coups) n'étaient pas aussi peu préparés. Lui-même le reconnaissait, avec le recul: «Je ne savais rien. J'étais un étudiant en cinéma qui se croyait plus intelligent que tout le monde et pensait tout savoir sur le cinéma.»
La rue pour expérience
Mais le jeune metteur en scène savait aussi, peut-être inconsciemment, qu'il avait déjà l'expérience: elle lui avait été fournie par la rue.
C'était elle qui lui donnait ce sens de l'urgence, ce besoin de faire maintenant et pas plus tard. «J'ai entendu les hélicos toute ma vie, confiait-il au Los Angeles Times en 1991, en roulant sur Crenshaw Boulevard. C'est d'une violence psychologique incroyable. Ça ne te fait pas penser au futur, parce que tu ne sais pas si tu seras encore là. Du coup, tu te dis: “Pas l'année prochaine, pas la semaine prochaine, je vais prendre ce qui est à moi maintenant.”»
C'était la rue qui lui fournissait l'ambition, l'envie de se dépasser, d'être meilleur que tous les autres, dans un contexte où un jeune homme noir n'avait pas accès à Hollywood –hormis pour jouer les gangsters dans des séries B ou les faire-valoir dans des films dits «à Oscars».
«Dans mon quartier, quand on se posait pour parler de ce qu'on voulait faire quand on serait plus grand, tout le monde disait qu'il voulait devenir joueur de basket ou de football, se souvenait-il. Quand je disais vouloir devenir réalisateur de film, ils me disaient: “Réalisateur de films? C'est quoi ça?” Et quand je leur expliquais, ils me disaient: “Aucun Blanc ne laissera jamais aucun Noir faire aucun film”.»
C'était également la rue qui faisait grandir en lui une colère, une rage, celle de ne rien céder et de ne pas se compromettre, à l'image de cette anecdote à propos d'un producteur du film Colors, l'histoire de deux policiers blancs incarnés par Sean Penn et Robert Duvall patrouillant dans les quartiers noirs de Los Angeles, venu présenter son film sur le campus de l'université de Californie du Sud: Singleton s'était levé et l'avait attaqué frontalement en l'accusant de vendre un film sur les gangs, alors qu'il s'agissait d'un film sur deux flics blancs. «Mais Ice-T a écrit la musique», lui avait répondu le producteur, avant de se voir rétorquer par Singleton: «Mais Ice-T n'a pas écrit le putain de scénario!».
C'est cette colère qui lui avait permis de refuser 100.000 dollars pour son scénario, afin d'avoir la possibilité de le réaliser lui-même. «Je n'allais pas laisser un mec de l'Idaho ou d'Encino réaliser ce film», lâchait-il en 2016.
Surtout, c'est de la rue que venait une grande partie de son inspiration. Boyz N The Hood était après tout son histoire –ou plutôt une partie de son histoire. Ce qu'il voulait raconter à l'écran, lui ou ses amis l'avait en grande partie vécu. «Je pense que je vivais ce film avant même d'avoir pensé à le faire. Au début de l'adolescence, je traînais avec trois amis, Jimmy et Michael et un autre ami qui s'appelait aussi Michael. Son surnom était Fatback –il était du genre costaud–, et dans le film, on l'a appelé Doughboy», expliquait-il à Vice.
Comme Tre, incarné par Cuba Gooding Jr., il était allé vivre à onze ans chez son père, un homme «très engagé politiquement dans les mouvements noirs et qui était le seul père célibataire du quartier». Et comme Tre, il avait entendu un policier noir dire à son père qu'il aurait «dû tuer» un intrus entré chez lui par effraction, car «ça aurait fait un nègre de moins» –une réplique glaciale qui ne pouvait pas s'inventer.
«Mon père a dit qu'il ne pouvait pas se permettre de payer la pension alimentaire, mais qu'il pouvait payer la pension morale, relatait-il à propos de l'homme à l'origine de sa conscience politique. Il m'a appris, avec les mots que vous entendez dans le film, à ne jamais respecter quelqu'un qui ne me respecte pas et à toujours regarder les gens dans les yeux en leur parlant.»
Un marqueur culturel indélébile
Évidemment, Singleton savait qu'il avait beaucoup de chance. Son scénario n'avait attiré les nababs d'Hollywood qu'à la grâce du succès inespéré, deux ans plus tôt, de Do The Right Thing de Spike Lee. «Le studio pensait qu'ils devaient produire leur propre star. On a donc fait de moi un réalisateur comme un contrepoint à ce que Spike Lee faisait», notait-il auprès de Vice.
Pour autant, il ne devait à personne d'autre qu'à lui-même la standing ovation reçue en 1991 au Festival de Cannes, ses deux nominations aux Oscars 1992 et son colossal succès commercial. De fait, il est encore, près de trente ans plus tard, la personne la plus jeune à avoir été nommée en tant que réalisateur et est resté pendant dix-huit ans le seul Noir nommé dans cette catégorie.
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Boyz N The Hood était un marqueur culturel indélébile. Quelques mois avant les émeutes, le film capturait cette fureur, cette exaspération qui infusait dans des rues que le reste du pays voyait encore comme idylliques, avec ce soleil permanent et ces rangées de palmiers.
Le film capturait la jeunesse noire comme aucun autre avant lui. Inspiré par Stand By Me mais aussi par les teen movies de John Hughes –à qui il a fait lire son scénario, parce que «ce film est d'abord et avant tout un film sur l'adolescence»– et par Les Quatre cents coups de François Truffaut et Pixote de Héctor Babenco, John Singleton trouvait une forme d'universalité qui touchait au-delà des rues de South Central.
«Je n'ai pas commencé à faire des films pour l'argent. Je voulais juste faire des films intemporels sur les gens que je connais, comme personne d'autre ne l'avait fait auparavant», assurait-il.
«Quand nous avons commencé à travailler sur le film, nous nous disions qu'on était là pour éduquer l'Amérique sur une partie d'elle-même qu'elle ne voyait pas, expliquait Ice Cube, qui incarnait Doughboy et faisait alors ses débuts au cinéma, à MTV en 2011. Nous vous faisions la leçon sur des gens comme Doughboy, sur les raisons pour lesquelles il était comme il était.»
Cela a d'ailleurs été beaucoup reproché au long-métrage à sa sortie, en particulier par le rappeur Eazy-E, membre de N.W.A (à qui le film emprunte le titre d'une chanson), qui avait traité le film de «programme pour enfants avec des insultes». Mais Boyz N The Hood était un conte moral et humaniste, avec en son cœur un héros incarné par Tre, alter ego de Singleton.
Un message toujours d'actualité
Tre était celui qui avait été capable de ne pas céder aux sirènes de la violence et de la vengeance qui empoisonnait son quartier. «Il y a toujours cette attitude masculine, héroïque que des acteurs comme Spencer Tracy, Clint Eastwood ou Denzel Washington prennent. C'est pourquoi Tre se tient toujours d'une certaine façon. J'ai toujours vu Tre comme présidentiel», analysait Cuba Gooding Jr pour Vanity Fair.
Cela pouvait paraître simpliste, irréaliste voire paternaliste, mais en 1991, ce genre de personnage était une anomalie. Jeune héros noir dans un monde qui ne voulait pas de lui, Tre était un modèle. Il suffit de voir l'accueil réservé à Black Panther trente ans plus tard pour comprendre que l'Amérique en avait plus besoin que jamais.
Il était alors question de représentation et d'éducation: montrer un jeune homme noir qui était récompensé pour les choix raisonnables qu'il prenait, montrer que naître dans un ghetto n'était pas une fatalité et que malgré le harcèlement de la police ou les hélicoptères qui tournaient sans arrêt au-dessus des têtes, malgré le crack et la violence des gangs, il y avait un futur possible –un message qui n'a malheureusement guère besoin d'être réactualisé.
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«On aurait pu faire Boyz N The Hood hier, admettait l'actrice Nia Long, qui incarnait Brandi, à Vanity Fair. J'ai grandi à dix pâtés de maison de là où nous tournions le film: c'est comme si John Singleton avait percé un trou dans le mur et filmé ma propre vie. Ça fait pourtant quarante ans qu'on a la même conversation sur le racisme. Ça me fait mal d'avoir encore cette conversation aujourd'hui.»
Entre le récent assassinat du rappeur Nipsey Hussle, qui avait dédié une grande partie de sa vie à faire cesser la violence des gangs dans son quartier natal –le même où a été tourné le film de John Singleton– et les incessants meurtres injustifiés de jeunes hommes et femmes noires aux mains de la police, Boyz N The Hood semble n'avoir pris aucune ride.
Ce 29 avril, alors que John Singleton disparaissait, rien n'avait finalement beaucoup changé sous le soleil et les palmiers de South Central. Cela rendait sa perte encore plus triste.