Pendant la majeure partie de l'histoire de l'humanité, l'accouchement a représenté un grave danger potentiel pour les mères et les enfants. Tout cela parce que (si l'on en croit la théorie communément admise) l'évolution, d'ordinaire si pragmatique, a mis les femmes dans une position doublement problématique. Nos pelvis doivent être 1) assez étroits pour nous permettre de marcher droit sans avoir à se dandiner et 2) être assez larges pour, le moment venu, faire passer une tête de bébé. Tout bien pesé, le fait de pouvoir marcher a grandement bénéficié à notre espèce - mais n'allez surtout pas répéter ça à une femme sur le point d'accoucher, surtout si elle réclame une péridurale à grand renfort de hurlements. Si on parle de «travail» [«labor»] pour l'accouchement, ce n'est pas par hasard...
La médecine fait de son mieux pour rendre cette épreuve à la fois plus sûre et moins douloureuse — une quête qui ne date pas d'hier. Au fil des siècles, des générations de femmes ont été sondées, cousues, décousues, découpées; on leur a dit d'aller à l'hôpital, on leur a dit d'en sortir, on leur a conseillé de faire de l'exercice, puis de ne plus en faire, on leur a dit de prendre des médicaments, puis de ne plus en prendre... tout cela venant le plus souvent d'autorités médicales motivées par la volonté de bien faire, l'idéologie, et/ou le profit. La science a fait des progrès; elle a fait des erreurs. Et pourtant, dans le monde développé, en dépit de toutes ces horreurs et de ces faux départs, l'accouchement est devenu infiniment plus sûr — si sûr que certaines femmes stériles choisissent aujourd'hui la fécondation in-vitro, et optent parfois pour des approches plus complexe, comme le don d'ovules, parce qu'elles souhaitent vivre la grossesse et l'accouchement. L'évènement tant redouté est devenu désirable.
Des sages femmes aux hommes plus ou moins sages
Dans un livre au style enlevé (Get Me Out : A History of Childbirth from the Garden of Eden to the Sperm Bank - «Faites moi sortir: une histoire de l'accouchement, depuis le jardin d'Eden jusqu'à la banque de sperme»), Randi Hutter Epstein apporte un souffle nouveau à une histoire devenue familière: comment les médecins de sexe masculins ont progressivement réussi à prendre la place des sages-femmes; comment ils en sont aussi parfois arrivés à maltraiter leurs patientes. Son livre retrace l'histoire de l'accouchement à travers le parcours des grands (et moins grands) hommes qui l'ont fait évoluer —en bien, ou en mal.
Epstein (qui est docteure en médecine) montre, entre autres choses, que les hommes ont toujours voulu s'emparer de l'accouchement, et que le fait de ne rien savoir du processus de mise au monde (et, parfois, de l'anatomie féminine) ne les a jamais empêchés de tout faire pour en écarter les sages-femmes: parmi les plus anciens écrits abordant la santé féminine, on trouve ainsi des traités rédigés par des... moines.
Tout a vraiment commencé lorsque les nouveaux «experts» ont élaboré des instruments, «des éléments concrets qu'ils possédaient, et que les sages-femmes ne pouvaient pas proposer.» Parmi ces «mécaniciens», on trouve notamment les membres de la famille Chamberlen, qui, deux siècles durant (à partir des années 1500), ont farouchement protégé les plans de leurs célèbres forceps. Pendant des siècles, ces outils furent utilisés dans les maternités; les médecins passaient souvent d'une femme enceinte à l'autre (ou, bien pire, d'un cadavre à une femme enceinte) sans jamais se laver les mains. Epstein montre à quel point les médecins, convaincus de la pureté de leurs intentions comme de celle de leurs mains, ont eu du mal à accepter ce fait terrible: si les femmes en couches mourraient tant de la fièvre puerpérale, c'était avant tout à cause d'eux. «Pendant des siècles, écrit-elle, on a attribué chaque complication à quelque faiblesse inhérente au corps féminin.»
L'auteure montre également que la double erreur de la médecine d'alors (des accouchements réalisés à l'aide d'instruments métalliques dans des locaux parfois bien peu hygiéniques) concernait en particulier les femmes aisées. Avant l'époque de la césarienne, on avait tendance à penser que les femmes des classes moyennes et supérieures étaient trop délicates pour pousser; trop chics pour supporter le choc. Ce mythe de la femme fragile a créé un véritable marché pour les médecins désireux de faire commerce de leur technique de l'«accouchement facile»...
Femmes pauvres, femmes cobayes
On pensait en revanche que les femmes d'origine modeste étaient parfaitement capables de faire face aux douleurs de l'accouchement. Elles étaient trop pauvres pour avoir recours à un accouchement médicalisé; inutile de créer une demande, puisqu'il n'y avait pas de marché. Et puisqu'on estimait qu'elles étaient douées d'une formidable force morale et d'un seuil de tolérance à la douleur bien supérieur à la moyenne, les médecins pensaient qu'il était éthiquement admissible d'en faire des cobayes. Epstein nous apprend ainsi qu'au XIXe siècle, dans le nord de l'Amérique, les immigrées irlandaises étaient les premières concernées par ce type d'expériences. Dans le Sud, avant la Guerre de Sécession, un ambitieux médecin du nom de J. Marion Sims acheta plusieurs femmes esclaves; il avait pour but d'élaborer un traitement pouvant guérir les fistules obstétricales, communications anormales et très douloureuses pouvant apparaître entre la vessie et le vagin pendant un accouchement prolongé sans césarienne.
Sims pratiqua plusieurs opérations sur (au moins) trois de ses esclaves; il examinait leurs parties intimes à l'aide d'un spéculum de sa propre invention, fabriqué avec «deux grandes cuillères achetées à la quincaillerie du quartier». Le spéculum lui permettait de sonder les vagins - de «tout voir, comme nul homme avant moi», pour le citer —et de les coudre à plusieurs reprises. Sans anesthésie. «Il a cousu le vagin d'Anarcha de bas en haut plus de 30 fois», écrit Epstein a propos d'un des cobayes de ce médecin - à chaque lecture, cette simple phrase me plonge dans un malaise presque physique. Sims a certes fait avancer l'obstétrique, ce qui ne l'a pas empêché de devenir, plus tard - et à juste titre - l'une des «tristes figures emblématiques de la maltraitance médicale».
Les femmes aisées pouvaient elles aussi être victimes de maltraitance, surtout lorsque la pharmacie a rejoint la «mécanique». Au début du XXe siècle, des médecins allemands lancèrent une nouvelle tendance, le «demi-sommeil»: pendant l'accouchement, la femme enceinte ingérait une substance analgésique; le produit n'apaisait pas entièrement la douleur de la parturiente (on l'attachait pour l'empêcher de se débattre), mais lui permettait de l'oublier par la suite. Epstein souligne un fait assez ironique: certaines féministes du début du siècle dernier ont applaudi ce procédé, qui, selon elles, permettait aux femmes de dépasser leur simple rôle de mère-matrice. Malheureusement, le traitement empêchait la femme enceinte de pousser correctement, ce qui entraînait parfois des problèmes respiratoires chez le nouveau-né. Cette nouvelle pratique commença à passer de mode lorsqu'une femme mourut pendant son accouchement.
Fâcheux contre tortionnaires
Le soutien des féministes de l'époque montre que les femmes étaient parfaitement capables de prendre le parti des fâcheux et des tortionnaires; les décennies qui suivirent achevèrent de le prouver. Epstein raconte ainsi la triste histoire du DES, un oestrogène de synthèse. Milieu du XXe siècle; les scientifiques américains vivent l'apogée du courant de pensée selon lequel «la chimie peut améliorer notre vie». Un couple de chercheurs de Harvard, les Smith, assurent avec candeur que le DES peut réduire les risques de fausse-couche. D'autres chercheurs s'élèvent peu après contre cette théorie, témoignent de leur inquiétude (justifiée) quant à son efficacité et aux risques qu'elle fait courir aux patientes — mais le prestige et l'assurance du couple d'Harvard (entretenus par une industrie pharmaceutique des plus zélées) suffît à promouvoir la substance. Des années plus tard, et malgré l'ensemble des études remettant son efficacité en question, le DES était toujours commercialisé et utilisé. Il fit des ravages — pas chez les patientes, mais chez leurs filles, qui furent exposées à cet oestrogène dans le ventre maternel. Certaines moururent jeunes d'un cancer du vagin; d'autres devinrent stériles. Résultat: la sainte autorité des médecins s'en trouva écornée, et ce scepticisme nouveau «changea la nature de la relation patiente-gynécologue».
Naturellement, plusieurs hommes (et femmes) se sont élevés contre les alchimistes et les mécaniciens; les femmes pouvaient et devaient, selon eux, se passer de tout instrument et de tout médicament. Elisabeth Bing étaient de ceux-là; elle a popularisé aux Etats-Unis la méthode d'accouchement naturel de Fernand Lamaze. Lamaze l'avait pourtant complètement ignorée lors de l'unique déjeuner qu'ils ont partagé —pendant tout le repas, il n'avait cessé d'échanger avec un confrère, sans daigner lui adresser la parole. L'énergie de Bing a donné corps et vie à un mouvement qui persiste — et divise — encore de nos jours. Elle a admis, plus tard, avoir demandé «la totale» —péridurale, gaz hilarant— pendant son propre accouchement; apparemment, la difficulté de la chose l'a quelque peu surpris.
Et pourtant («contre toute attente», pourrait-on dire dans certains cas), l'accouchement a fini par devenir plus sûr. Et malgré la clarté de son style et la force de son propos, le livre d'Epstein n'explique jamais pourquoi. J'ai donc posé la question à Jeff Ecker, spécialiste d'obstétrique pour les cas à haut risque au Massachusetts General Hospital et maître de conférences à la Harvard Medical School. Parmi les progrès les plus marquants, il cite la possibilité de pratiquer des césariennes sans risques, avec anesthésie locale (péridurale ou rachianesthésie); il souligne également l'importance capitale des antibiotiques, des banques de sang sécurisées, et des transfusions sanguines. Ainsi donc, les «outils» étaient importants, en fin de compte —la plupart d'entre eux, du moins.
Le goût du risque
Epstein aurait également pu parler de ces femmes (et des diverses branches du monde de la médecine) qui souhaitent réintroduire le risque dans le processus d'accouchement. Les derniers chapitres (qui sont consacrés aux banques de sperme et au marché de la fertilité) parlent plus de la conception que de la grossesse à proprement parler; on pourrait donc penser qu'ils sont quelque peu hors-sujet. Ils ont en fait toute leur place dans le livre, même si l'auteur n'explique jamais pourquoi: après des décennies d'existence, les traitements contre la stérilité ont fait grimper en flèche le taux des naissances multiples (jumeaux, triplés, et au-delà). Cette nouvelle composante a transformé la grossesse en concours d'endurance; l'accouchement, en sport extrême.
Les naissances multiples —qui sont devenues si familière aux Etats-Unis, à l'époque de Jon et Kate, l'«octomaman», et des reportages sur les accouchements à haut risque sur les chaînes câblées— sont bien plus dangereuses que la plupart des gens ne le pensent. Le risque de complications sérieuses est beaucoup plus élevé, parmi lesquelles le diabète gestationnel, l'anémie, les hémorragies, l'hyperemesis gravidarum (désordre métabolique qui provoque des vomissements incoercibles), la prééclampsie, et, disons le tout net, la mort.
La mère est donc en danger; mais bien moins que les enfants, qui ont beaucoup plus de chance d'être prématurés. Selon un rapport du National Center for Health Statistics rendu public en 2009, le taux de naissances prématurées a grimpé de 36% entre le début des années 1980 et 2006. Le rapport signale également que le taux de gémellité a fait un bond de 70% entre 1980 et 2004 ; l'augmentation du taux de naissances multiples (triplés ou plus) est encore plus spectaculaire (400% d'augmentation entre les années 1980 et les années 1990). Le taux de naissances multiples à trois enfants ou plus baisse depuis peu (et le taux de gémellité semble s'être stabilisé), mais ils restent bien supérieurs à ceux observés avant l'explosion des traitements contre la stérilité. Le rapport parle d'un «risque élevé d'issue défavorable pour les naissances multiples»; il signale par ailleurs qu' «un jumeau sur huit, et qu'un triplé sur trois naissent prématurément» (pour seulement deux enfants sur cent pour les naissances uniques), et que «le taux de mortalité infantile» des jumeaux et des triplés est «beaucoup plus élevé» que celui observé chez les enfants uniques. La prématurité peut également être associée à des handicaps lourds (infirmité motrice cérébrale, dégâts pulmonaires, troubles d'apprentissage...).
Nous nous sommes emballés, et ce juste au moment où nous commencions à avancer en terrain connu, avec des techniques médicales fiables, un suivi prénatal de qualité, et des mères mieux informées. Une certaine routine s'est installée; l'absence de risque a peut-être endormi notre méfiance. Après-tout, pensons-nous, les femmes mettent des enfants au monde depuis la nuit des temps. Ca ne doit pas être bien compliqué! Mais cette fois, ce sont les bébés, bien plus que les mères, qui paient le prix de notre ignorance. Peut-être que l'ouvrage d'Epstein nous aidera à reprendre nos esprits; à nous souvenir que donner la vie a toujours représenté un risque —et que ce risque demeure
Liza Mundy
Traduit par Jean-Clément Nau
Image de une: Concours de beauté pour femmes enceintes, mai 2009/Reuters