Politique / Société

Comment l'Unef en est-elle arrivée là?

Temps de lecture : 10 min

Interroger les ex-dirigeant·es et membres du bureau national du syndicat sur sa situation actuelle et son discours hétérodoxe, c'est à coup sûr tourner le fer du déshonneur dans la plaie.

Captures d'écran via Twitter - Montage Slate.fr
Captures d'écran via Twitter - Montage Slate.fr

«La coupe est pleine!» Ces quatre mots claquent comme un coup de fouet. Ils expriment très clairement un ras-le-bol insupportable. Interroger les ex dirigeant·es de l'Unef (Union nationale des étudiants de France), membres du bureau national ou président·es des différentes branches de l'histoire du syndicat, sur sa situation actuelle et son discours, disons, hétérodoxe, c'est à coup sûr tourner le fer du déshonneur dans la plaie. Ces ex oscillent entre la tristesse impuissante due à la distance des années et la grogne politique qui confine, parfois, à la colère impatiente.

Celles et ceux qui se recrutent dans la catégorie des courroucés piaffent devant le silence d'une gauche qu'ils ont connue plus cortiquée et plus batailleuse. Un mutisme dont elle fait preuve face à l'orientation identitaire et racialiste de cette organisation qui semble avoir mis de côté la traditionnelle lutte syndicale au profit d'un combat idéologique obscur pour beaucoup d'étudiant·es, qui marginalise l'Unef pour quelques ex-dirigeant·es. De fait, le syndicat, qui a longtemps dominé la représentation étudiante, a cédé la première place à la Fage (Fédération des associations générales étudiantes, centre gauche) depuis les élections de 2016, leadership qui s'est confirmé lors du scrutin de 2018 –précisons que la participation électorale est inférieure à 10%.

Mépris pour l'histoire de France

L'incendie dramatique de Notre-Dame de Paris a été suivie de tweets polémiques de la part de responsables de l'Unef. La vice-présidente de l'Unef-Lille, Hafsa Askar, a posté un tweet, lundi 15 avril, une heure après le début du sinistre, pour faire part de ses pensées.

«Je m'en fiche de Notre-Dame de Paris car je m'en fiche de l'histoire de France je sais pas quoi, allez-y mentionnez-moi», écrit-elle, avant de poursuivre: «jusqu'à [quand] les gens ils vont pleurer pour des bouts de bois. Wallah vous aimez trop l'identité française alors qu'on s'en balek objectivement c'est votre délire de petits blancs.» Des propos inattendus de la part d'une vice-présidente du second syndicat étudiant français dans la ville de Lille.

En dehors de l'élégance du propos –pour celles et ceux qui n'auraient pas compris, «on s'en balek» signifie «on s'en bat les couilles»–, on reste sans voix devant ce mépris pour l'histoire de France et la mention de «petits blancs», dont on se demande bien ce qu'elle vient faire dans cette triste histoire.

Et comme si ces deux tweets ne suffisaient pas, un autre dirigeant de l'Unef, Edouard Le Bert, membre du bureau national à Rennes, qui se qualifie lui-même de «communiste anti-révisionniste», est venu ajouter sa délicate petite touche, une demi-heure après: «Ça y est drame national, une charpente de cathédrale brûle».

S'il est moins grossier que le message politique de sa consœur lilloise, ce tweet n'en est pas moins aussi atterrant, surtout venant d'un étudiant en histoire qui semble ignorer qu'au-delà du lieu sacré que représente Notre-Dame pour les catholiques, cet édifice, qui recèle les trésors d'un savoir-faire ouvrier presque millénaire, est un monument historique symbolisant la France, qu'elle soit religieuse ou laïque, et l'universalisme de la culture.

Devant l'émoi provoqué par leurs interventions, la jeune responsable du syndicat de Lille a purement et simplement fermé son compte Twitter, son confrère rennais l'a rendu accessible à ses abonné·es uniquement, avant de publier des explications quelques jours plus tard, dans l'espace blog de Mediapart pour la première, et sur son compte Twitter, redevenu accessible, pour le second. L'existence de tweets du même tabac, émanant d'autres responsables de l'Unef, comme par exemple ceux d'Amélie Bastien, présidente en Haute-Vienne, montre qu'il ne s'agit pas d'actions et de prises de position isolées. Elle aussi moque des «bouts de bois qui crament», reconnaît qu'en disant cela elle ne «respecte pas les symboles et valeurs de la France» pour finalement asséner que «franchement les blancs font pitié».

Les tweets officiels de l'Unef prenant de la distance, sans entrer dans le détail, avec les propos de leurs dirigeant·es qui déraillent ne sont pas très convaincants. Ils donnent vraiment l'impression d'être rédigés pour la forme, sans aucune allusion aux messages contestables véhiculés, et n'interrogent même pas leur teneur qui n'a pas grand-chose à voir avec un engagement syndical. Au passage, un ancien responsable national du syndicat étudiant glisse, malicieusement, que «tous ces gens ont dû prendre orthographe et grammaire française en enseignement optionnel... sans jamais aller aux cours». Il est vrai que la syntaxe, les accords et la bientraitance des mots ne sont pas des domaines où ils excellent.

Mais excellent-ils vraiment dans le syndicalisme étudiant? Laurence Rossignol, ancienne ministre socialiste sous François Hollande et ancienne dirigeante de l'Unef au début des années 1980 aux côtés de Julien Dray –ils étaient tous les deux issus de Ligue communiste révolutionnaire (LCR, trotskiste)–, se pose la question et y apporte une réponse sur Twitter. Celle-ci est franchement négative. «Après les tweets honteux de certains de ses dirigeants, écrit-elle, il serait temps que l'Unef cesse sa dérive et se remette au syndicalisme étudiant», en lui conseillant de se pencher sur les «conditions d'études» et les «droits d'inscription exorbitants des étudiants étrangers».

La «dérive» dont parle Rossignol est celle qui a conduit l'Unef à passer, en un demi-siècle, de l'anticolonialisme de la guerre d'Algérie à l'idéologie portée par les «décoloniaux». Il est vrai que ladite gauche était dans un autre état qu'aujourd'hui. Fondée en 1907, l'Unef, qui se voulait apolitique à l'origine, a eu une vie riche et mouvementée. Ses premiers combats se sont tournés vers la médecine préventive et le développement de la restauration universitaire, le fameux restau U. Quelques-uns de ses éléments se sont égarés dans le soutien au pétainisme sous l'Occupation mais la majorité a évité cette dérive.

Dans la période d'après-guerre et jusque dans les années 1960, la volonté anticolonialiste d'une partie de la gauche et de l'extrême gauche s'est emparée du monde étudiant. Il est vrai que le service militaire était obligatoire –sa durée, de dix-huit mois en 1950, est portée jusqu'à trente mois pendant le conflit algérien– et que la jeunesse ne se sentait pas vraiment concernée par un baroud colonial qui lui était étranger. L'Unef allait devenir, et pour plusieurs décennies encore, le théâtre de bagarres épiques entre groupuscules trotskistes d'extrême gauche, gauche communiste et non-communiste, non seulement pour le pouvoir politique interne mais aussi pour le pouvoir financier, le nerf de la guerre, à travers le contrôle de la MNEF (Mutuelle nationale des étudiants de France).

Victoire de Hollande en 2012, la fin d'un cycle

Pendant un moment, l'Unef vit s'affronter les défenseurs d'un syndicalisme authentique et les tenants de la création souterraine d'un mouvement politique de masse qui ne disait pas son nom. Il y eut des scissions, des manœuvres d'appareils, des majorités et des minorités, appelées «majo» et «mino» avec des «sous-majo» et des «sous-mino», des Unef concurrentes et des retrouvailles. Finalement, la branche syndicaliste prit le dessus avant l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, ce qui n'empêcha pas le syndicat de fournir un personnel politique abondant aux cabinets ministériels. Ces jeunes gens déjà rompus à la dialectique, souvent issus de l'extrême gauche ou du PSU (Parti socialiste unifié, non-communiste) notamment, qui avaient reçu une formation politique solide et articulée, allaient faire une longue carrière au Parti socialiste (PS).

C'est probablement là que se trouve l'un des nœuds de la dérive actuelle de l'Unef. «C'est une question de génération», confient plusieurs anciens responsables justement sortis de ce moule politique. Paradoxalement, l'arrivée de François Hollande à l'Élysée marque la fin d'un cycle plutôt que le début d'un nouveau. En 2012, le PS dispose de tous les leviers: la présidence de la République, Matignon, l'Assemblée nationale où il détient seul la majorité absolue, le Sénat, la majorité écrasante des régions, celle des départements et la plupart des grandes villes. Mais cette domination sans partage est un trompe-l'œil. Les socialistes n'ont pas préparé leur arrivée au pouvoir, ils n'ont mené aucune réflexion idéologique sérieuse sur la social-démocratie et la génération mitterrandienne arrive en bout de course. Le déclin était contenu dans la victoire.

De fait, le Parti socialiste va tout perdre sous le quinquennat Hollande –les législatives partielles, les grandes municipalités sauf Paris et Lyon, les départements, les régions et jusqu'à l'Élysée puisque le président sortant est empêché de se représenter en raison de son impopularité. Une génération s'en va et elle a laissé un trou béant se creuser. L'extrême gauche trotskiste a quasiment disparu de la scène et la gauche de la gauche représentée par le mélenchonisme de La France insoumise (LFI) s'est engouffrée dans la brèche.

De la candidate voilée du NPA à la censure d'Eschyle

Le recul idéologique de la gauche a fait la part belle, involontairement, à une montée identitaire qui ne laissait pas indifférente une partie de l'extrême gauche au sens large.

Une des prémices de ce jeu de chaises musicales est la présentation, en 2010, d'une candidate voilée par le NPA (Nouveau parti anticapitaliste, trotskiste) aux élections régionales dans le Vaucluse. «Dès cette époque, assure une ancienne dirigeante de l'Unef, l'infiltration a commencé» car, selon un bon principe, la nature a horreur du vide.

Le résultat d'une décennie de travail a commencé à éclore ces dernières années. Et s'il touche l'Unef, il frappe aussi le syndicalisme enseignant. En novembre 2017, on découvrait que le syndicat SUD Éducation de Seine-Saint-Denis avait décidé d'organiser, le mois suivant, un stage pour les enseignant·es non ouvert aux Blanc·hes. Cette formation était subtilement baptisée «Où en est-on de l'antiracisme à l'école?». Tollé sur les réseaux sociaux, réprobation du ministre de l'Éducation nationale –une plainte de Jean-Michel Blanquer sera classée sans suite–, condamnation des personnes qui militent pour une défense intransigeante de la laïcité et des valeurs de la République.

Une manifestation plus récente a été la censure opérée, en avril 2019, par des membres de l'Unef-Sorbonne, université parisienne, des Suppliantes, pièce du tragédien grec Eschyle (525-456 avant J.-C.) qui se jouait, selon la tradition, avec des masques noirs portés par certains comédiens. Ces étudiant·es avaient empêché le bon déroulement de la pièce au prétexte, expliquait en défense la présidente du syndicat, Mélanie Luce, que ce «blackface» choisi par le metteur en scène caricaturait les «personnes racisées». L'existence même de ce dernier terme utilisé politiquement par les militant·es du communautarisme à l'anglo-saxonne met en évidence la percée qu'ils ont réalisée sur le terrain de la sémantique.

Le silence «inquiétant» des responsables des gauches

La ligne directrice du combat de l'Unef est la dénonciation d'un «racisme institutionnel». Ce thème est défendu à l'extrême gauche par le NPA, c'est aussi le cas pour le PIR, Parti des indigènes de la République, mouvement qui se définit «anti-impérialiste» et «antisioniste» dont la porte-parole, Houria Bouteldja, avait été accusée par le politologue Thomas Guénolé, en 2016, avant qu'il ne rejoigne La France insoumise dont il vient de se séparer, d'être «raciste, misogyne et homophobe». Un an plus tard, la députée LFI Danièle Obono, sensible au ciblage de ce prétendu racisme étatique, avait pris la défense de sa «camarade» Bouteldja, autrice de cette sentence quelques années auparavant: «Les juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe».

Si les ex-dirigeant·es de l'Unef avaient un discours structuré et si celui dit identitaire du courant majoritaire d'aujourd'hui a un aspect organisé, on ne peut pas en dire autant des différent·es responsables qu'il semble inspirer sur Twitter. «Ces militants et ces militantes n'ont pas de colonne vertébrale politique», remarque un ancien président du syndicat, alors qu'une ancienne élue au bureau national (BN) constate que «ces gens-là n'ont aucun savoir, qu'il soit syndical, politique, historique, culturel». Et elle ajoute: «De mon temps, on se battait pour entrer au BN. Là, ils ratissent large, ils font avec ce qu'ils ont sous la main et c'est assez atterrant».

«À l'époque, nous avions des troupes, souligne un autre ancien président de l'Unef d'obédience communiste. On existait dans toutes les villes universitaires avec des variations régionales en fonction de l'influence du parti. Aujourd'hui, le syndicat réunifié n'a plus de présence significative dans tout un tas d'universités.» Pour un autre, «le discours dominant à l'Unef est calqué sur celui de Jean-Luc Mélenchon qui rejette les repères classiques dans le but d'agréger des troupes pour faire des voix aux élections mais le résultat n'est pas très probant». Un troisième ex-dirigeant socialiste pointe «la responsabilité du MJS [Mouvement des jeunes socialistes, ndlr] qui était dirigé par des hamonistes [partisans de Benoît Hamon] et qui se sont radicalisés». Tous et toutes s'accordent pour souligner l'absence «inquiétante» de réactions de responsables des gauches face à cette mutation de leur principale force syndicale étudiante. «Ils ont la trouille d'être assimilés à l'extrême droite», conclut l'un d'eux.

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