En Europe, le journaliste Glenn Greenwald est connu pour son enquête sur les révélations d'Edward Snowden concernant la surveillance de masse mise en place par le gouvernement américain. C’est à lui que Snowden, actuellement réfugié en Russie, avait fait confiance pour écrire sur les documents top secret qu’il avait fait fuiter. Ses articles publiés dans le Guardian lui ont valu un prix Pulitzer en 2014 et ont forgé sa réputation de héros du journalisme d’investigation.
Mais depuis plus de deux ans, sa critique radicale des médias et des institutions américaines –de CNN au FBI en passant par le Parti démocrate– le place dans une position étrange: celle d’un commentateur de gauche, voire d’extrême gauche, dont le discours se rapproche parfois de celui des alliés de Donald Trump. Comme le président américain, Greenwald, qui vit au Brésil et est cofondateur du site The Intercept, affirme que les médias américains mainstream ont perdu toute crédibilité.
Contre l'establishment
Depuis le début de l’enquête russe, il s’est positionné comme sceptique des accusations de collusion avec la Russie. Pour lui, l’opposition anti-Trump à Washington et dans les médias a promu des théories du complot sur les connexions de Trump avec Poutine, ainsi qu’un climat de paranoïa antirusse digne de la Guerre froide.
Après la publication, fin mars, d’un résumé du rapport de Robert Mueller expliquant qu’il n’y avait pas de preuve suffisante que l’équipe de campagne de Trump avait travaillé en partenariat avec la Russie pendant les élections, Greenwald est allé critiquer les médias chez Fox News: «Ils ont perdu toute crédibilité, ainsi que la confiance de leurs téléspectateurs.»
Il a aussi déclaré que les journalistes de MSNBC, la principale chaîne de gauche aux États-Unis, devraient «avoir honte et s’excuser d’avoir menti aux gens pendant trois ans, d’avoir exploité leurs peurs pour faire des profits».
Étant donné qu’il parlait sur une chaîne dont le fonds de commerce consiste à diaboliser les personnes immigrées, les sans-papiers et la gauche américaine, l’accusation peut sembler étrange. D’autant plus que le site de Greenwald, The Intercept, est extrêmement critique de la politique migratoire de Trump.
Mais comme le note le journaliste Ian Parker dans un portrait dans le New Yorker, Greenwald choisit de soutenir celles et ceux qui remettent en question les normes de la vie politique américaine. De son point de vue, le Parti démocrate, les services de renseignement et les médias correspondent plus au maintien de l’ordre établi que Donald Trump et les proches du Kremlin, qui sont en quelque sorte anti-système. Puisque s'opposer à Trump revient parfois à être d’accord avec le FBI, Hillary Clinton et CNN, Greenwald préfère éviter cette forme de «résistance». Son discours plaît donc autant à des personnalités d'extrême gauche (comme l'actrice Susan Sarandon) qu'au fils de Donald Trump lorsqu’il cherche des alliés pour discréditer les médias.
Sa trajectoire ressemble un peu à celle de Julian Assange, un ancien héros de la transparence devenu allié de Trump pendant les élections de 2016.
Sur Twitter, où Greenwald est suivi par plus d’un million de personnes, il a qualifié la couverture médiatique de l’enquête russe de «mensonge» et de «conte de fées incroyablement stupide et partial».
Cette rhétorique ressemble tellement à celle de Trump et de ses porte-parole que Greenwald est fréquemment cité par des sites de droite comme TownHall ou le Daily Caller, dont les lignes éditoriales sont à l’opposé de celle de son site, The Intercept, proche d'élu·es très à gauche, comme Alexandria Ocasio-Cortez et Bernie Sanders.
Poutine, l'ennemi extérieur utile aux médias
Quand la version expurgée du rapport Mueller est sortie le 18 avril, elle a révélé que l'enquête allait dans le sens des reportages publiés dans la presse. Le rapport a confirmé les tentatives d’interférence russe, l’intérêt de l’équipe de Trump pour cette aide électorale potentielle, ses contacts avec des ressortissants russes plus ou moins proches du Kremlin, ainsi que les tentatives effrénées de la part de Trump pour faire cesser l’enquête. Cela ne permettait pas, selon Mueller, d’en conclure à des activités criminelles illégales, mais ne prouvait pas non plus que la presse s'était trompée, contrairement aux accusations de fake news du président américain.
Avant cette publication, Greenwald avait établi une liste des «pires erreurs» commises par la presse américaine sur l'affaire russe, mais qui avaient été pour la plupart corrigées rapidement. Difficile, dans ces circonstances, d'accuser les médias d'avoir été à l'origine d’une campagne de désinformation à grande échelle. C’est pourtant ce qu’a continué à faire Greenwald, notamment sur la chaîne Fox News: «Je crois que d’une certaine façon, Donald Trump a détruit les cerveaux de nombreuses personnes, particulièrement des gens dans les médias qui pensent que mentir et inventer des théories du complot et être irresponsable est justifié afin de mettre fin à cette menace inédite.»
Contrairement à Trump, Greenwald ne pense pas que les médias «mentent» juste pour attaquer un président dont ils ne partagent pas les idées. Il estime que les médias et les Démocrates se sont focalisés sur l’affaire russe parce qu’ils avaient besoin de trouver un ennemi extérieur qui justifierait la victoire de Trump, parce qu'ils étaient incapables d’examiner les véritables problèmes du pays.
Les médias ont une tendance à la dramatisation, mais cela ne suffit pas à conclure qu'ils ont désinformé et menti.
Jusqu'à un certain point, l’analyse de Greenwald est raisonnable et intéressante, mais il va ensuite tellement loin qu’il finit par tomber dans l'erreur. Depuis le début de l’enquête russe, il est vrai que certains médias, surtout les chaînes d’information comme CNN ou MSNBC, ont joué sur une menace sensationnaliste de collaboration avec le Kremlin pour attirer l'audience.
Certains commentaires, souvent isuss d'anciens agents des renseignements américains, ont pu insinuer que Trump était peut-être aux ordres de Vladimir Poutine, qui possédait probablement des informations compromettantes sur lui. Certains suggéraient que la Russie avait tellement influencé les élections que la présidence de Trump n’était pas légitime. Une tendance à la dramatisation, mais cela ne suffit pas à conclure que les médias ont désinformé et menti.
Dans The Atlantic, le journaliste McKay Coppins fait bien la distinction entre des figures de la résistance anti-Trump qui ont eu un discours paranoïaque sur la Russie à la télé et les reportages précis et mesurés qui ont été publiés dans les journaux. Le problème est que Greenwald et les pro-Trump utilisent le discours excessif de certains pour discréditer tous les médias.
Erreur stratégique des anti-Trump
L’autre point sur lequel Greenwald fait mouche est que l'obsession de l'interférence russe était une mauvaise stratégie politique anti-Trump, car les pires rumeurs sur les connexions avec le Kremlin se sont révélées impossibles à établir. Si on peut certes admettre que la presse en a trop fait sur l'affaire russe, les journaux ont aussi publié de nombreuses enquêtes sur d’autres sujets, que ce soit les paiements faits à la star du porno Stormy Daniels, les montages fiscaux douteux de Trump, la corruption dans les rangs de ses ministres, la politique de séparation des enfants migrants de leurs parents, etc.
Aux côtés de Greenwald, d’autres journalistes et intellectuel·les ont porté une parole similaire: Matt Taibbi de Rolling Stone (qui pense que le Russiagate a détruit la réputation de la presse américaine), Aaron Maté de The Nation et le linguiste Noam Chomsky.
Tous accusent le Parti démocrate (et les médias) d’avoir préféré être obsédé par la Russie plutôt que de parler des problèmes socio-économiques du pays, ce qui est une exagération. L'ensemble des candidat·es démocrates actuel·les ont très peu parlé du rapport Mueller. Leurs thèmes de prédilection sont l’assurance santé, les armes à feu, la dette étudiante, l’environnement, les crèches, ou encore le salaire minimum.
En France, ce discours de critique radicale des médias a été relayé dans les pages du Monde Diplomatique qui a publié un éditorial parlant de «Tchernobyl médiatique», de «gifle spectaculaire pour la quasi-totalité des grands médias américains», avant de poser la question: «Avec quelle autorité le New York Times, le Washington Post, the Atlantic, Time etc., espèrent-ils encore faire la leçon aux sites paranoïaques d’ultradroite?»
Discréditer tous les médias confondus
Pour les journalistes, comme Greenwald, qui se décrivent comme des alternatives aux «médias mainstream», il est essentiel de discréditer les autres médias, de dire qu’un site de l’alt-right comme Breitbart n’est finalement pas bien différent du Washington Post.
Cette position est particulièrement dangereuse dans le contexte de l’administration Trump, qui a pris l’habitude de mentir à un niveau inédit dans l’histoire américaine. Promu par certain·es journalistes d'extrême gauche par ailleurs farouchement anti-Trump, le discours sur le discrédit des médias est constamment utilisé par Trump et ses proches pour défendre leurs propres mensonges. À chaque fois qu'ils sont accusés de mentir, ils accusent les médias en retour.
Une stratégie qui a été mise en œuvre juste après la publication du rapport Mueller, dans lequel on apprend, entre autres, que la porte-parole de la Maison-Blanche a admis avoir menti à la presse. Un officiel de l'administration Trump a alors répondu à une question du New York Times sur ce mensonge: «L'équipe de la Maison-Blanche n'a aucune leçon d'honnêteté à recevoir de la part de médias qui ont promu un gros mensonge sur Donald Trump pendant deux ans.»