Tout semblait si simple d’abord. Si aisément reconnaissable. On connaît Catherine Deneuve. On connaît ces paysages, cerisiers d’une ruralité gracieuse, chevaux et grands espaces aux fragrances mythologiques. On connaît ce jeune homme, Alex, en rupture d’attaches affectives et de perspectives.
On connaît l’horizon noir d’une rupture radicale, du côté du djihad, et la tentation qu’il peut exercer sur des esprits déboussolés. On devine ce que sera le ressort dramatique du film, le combat de cette grand-mère active et déterminée pour empêcher son Alex de rejoindre Daech en Syrie avec deux autres jeunes gens.
Ce sont comme les cases préremplies d’un formulaire. Et c’est de ce caractère prévisible qu’André Téchiné fait le matériau même de ce film audacieux et dérangeant. Dérangeant parce qu’il ne cessera de faire trembler tous ces repères. Pas les détruire ni en nier l’existence ou la possibilité, mais se rendre attentif à ce qui s’y joue de plus complexe, de plus trouble.
Comme une réponse à la navrante bêtise démagogique de ces pseudo-politiques qui disent que vouloir comprendre c’est déjà accepter. Dans la dernière partie du film, un nouveau protagooniste, Fouad, viendra incarner exactement le contraire.
L'enquête et l'abîme
Accompagnant en parallèle le cheminement intérieur d’Alex, et ses préparatifs, et les efforts de Muriel pour tenter de l’en empêcher, L’Adieu à la nuit est une véritable enquête. Pas une enquête journalistique, même si beaucoup d’informations la nourrissent et qu’il est clair que le récit repose sur une documentation précise –les recruteurs du djihad, les méthodes de la police, le recours aux repenti·es… Plutôt une enquête mentale.
Mentale et pas «psychologique», au sens où il s’agirait de dérouler un fil d’explications à partir d’une histoire individuelle. Il n’y aura pas d’explication au bout de cette nuit, il y aura la cartographie, lacunaire mais déjà étonnamment riche d’affects, d’angoisses et de pulsions qui travaillent les humains et qui trouvent, aujourd’hui, certaines traductions parmi les plus terrifiantes qu’on ait connues.
Au grand soleil du Sud-Ouest, André Téchiné s’approche pas à pas de gouffres obscurs. Il fait… ce que fait tout bon cinéaste: il rapproche des éléments qui ne se ressemblent pas et dont il n’affirme rien. Il observe ainsi, de manière exemplaire, l’importance des codes qui déterminent des liens dont les individus ont besoin.
La grand-mère adore son petit-fils, elle est prête à fermer les yeux sur des frasques et des erreurs. Son attachement, viscéral, impensé, a dans ce cas sans doute été renforcé par l'absence des parents d’Alex. L’essentiel est dans la puissance opaque de cet investissement. Le jeune homme n’y est pas du tout insensible, il aime beaucoup Muriel, mais là n’est pas du tout la question. Ce dont il manque n’est pas, ne peut pas être trouvé dans cette exploitation rurale à la fois traditionnelle et d’un charme comme d’un confort très modernes.
Lila (Oulaya Amamra) et Alex, l'amour au temps de la peste intégriste. | Ad Vitam
Et l’amour, incontestable, entre lui et Lila, la jeune fille avec qui il veut partir, attend plus que l'avenir d’un jeune couple conventionnel. Qu'est-ce que c'est, un désir d'absolu, dans la réalité d'aujourd'hui?
Une géométrie complexe
Il faudrait pouvoir dessiner la complexe géométrie des attachements et des ruptures qui donnent au film sa forme compliquée et hérissée de pointes, selon les verticales et les horizontales de la famille, du groupe générationnel, du rapport à la terre, au passé, de l’usage des mots et des idées.
Ça marche comment, un monde où coexistent l’amour pour les siens, le besoin de se dépasser pour exister, l’exigence démocratique et du respect des différences? Ça ne marche pas très bien, voilà. Mais c’est là que nous habitons, tous. Viendra le moment où, incapable de concilier cela, c'est Muriel qui aura l'air folle et Alex qui paraîtra logique.
Sortir de notre zone de confort
Selon une formule très singulière, le film associe des figures fermement dessinées (Muriel, Alex, Lila) et des situations plus nuancées. Il suggère des mises en regard (pas en équivalence) par exemple entre les rituels religieux qu’observent les jeunes intégristes et les rituels mondains qui regroupent la famille et les amis de Muriel, les repas arrosés, les blagues et les préjugés.
Au «corps de doctrine» convenu d’une société qui aux yeux de beaucoup ne propose rien de désirable, il présente en miroir (déformant sans doute, illusoire autant qu’on veut, mais miroir) à la fois un dogme religieux et un élan que formule ce mantra héroïque mais sans volonté de puissance que répètent les jeunes gens, l'éloge des personnages héroïques, pas des ceux qui vainquent.
Durant ce parcours, ce sont surtout nos certitudes, à nous qui assistons au spectacle, qui sont remises en jeu. Non pour minimiser le refus de cet endoctrinement meurtrier qui entraîne des jeunes gens vers le crime et leur propre destruction. Mais pour inciter à sortir de notre zone de confort face à ce phénomène, plus profond et plus ample que le délire mortifère de quelques centaines ou milliers de jeunes gens.
Un élan vital sous l'influence de forces obscures. | Capture d'écran de la bande-annonce
Le film fait d’ailleurs place, en particulier avec la présence des animaux, chevaux solaires et sangliers nocturnes, à des forces qui dépassent les mots et les constructions explicatives, puissances opaques qui sont bien plus que des métaphores.
L’éclipse en plein jour au début du film a d’emblée suggéré cette présence de l’ombre, à rebours du titre lui-même ambigu. La nuit n’est pas la même pour tout le monde. Muriel, Alex et ses deux jeunes compagnons, Lila et Bilal, Youssef l’associé de Muriel et Fouad le repenti ne sont pas des personnes. Ce sont des personnages, des êtres de fiction. Ils ne représentent pas des personnes existantes, ils activent des émotions et des comportements qui font écho, de manière composée, à la réalité.
La question n’est donc pas du tout celle du réalisme mais celle de la justesse. Grâce, aussi, au travail admirable des interprètes –et on poursuit ici à dessein le parallèle avec la musique– elle est aussi impressionnante que troublante.